Brecht Evens: « La dépression vous met le nez sur votre propre vulnérabilité »

© RENAUD CALLEBAUT

Primé à l’échelon international, le Belge Brecht Evens (33 ans) vit à Paris depuis 2013. Après quatre albums pour adultes, il a collaboré en tant que consultant graphique et dessinateur des personnages principaux au film d’animation L’extraordinaire voyage de Marona, en salle ce 26 février.

Le grand luxe du dessinateur de BD, c’est qu’il travaille en solitaire. Il me faut juste du papier, des marqueurs, des pinceaux et du temps pour exprimer ce que j’ai dans la tête, et je suis libre de continuer à fignoler mon travail autant que je veux. Le revers de la médaille est que je suis parfois face à moi-même des journées entières, mais cela ne me pèse pas vraiment. Et puis il y a les festivals, les séances de dédicaces et des projets comme Marona pour rompre la solitude. Ce n’est pas comme si j’étais gardien de phare (rires).

C’est toujours passionnant de s’installer devant une feuille vierge. J’ai des piles de carnets de croquis bourrés d’idées et de trucs un peu décalés sans utilité immédiate, mais qui pourraient un jour exploser et donner naissance à quelque chose de plus grand. Je n’ai jamais besoin de me forcer pour me mettre à écrire et à dessiner: je n’aime rien tant que d’utiliser ma tête et mes mains pour créer des univers alternatifs. Quand je ne le fais pas, cela affecte mon bien-être!

Je n’aime rien tant que d’utiliser ma tête et mes mains pour créer des univers alternatifs. Quand je ne le fais pas, cela affecte mon bien-être!

La dépression vous met le nez sur votre propre vulnérabilité. Cela a été d’autant plus vrai dans mon cas parce qu’au cours de cette période, j’ai consommé beaucoup de drogues récréatives. J’ai sombré dans une phase de manie qui, fin 2013, a débouché sur une psychose et sur une hospitalisation de trois mois dans une institution psychiatrique. Je ne le souhaite à personne, mais en un sens, je suis aussi heureux de l’avoir vécu. Les gens autour de moi ont pris pas mal de claques émotionnelles en cours de route, mais j’ai aussi eu à cette époque des aventures que je n’aurais jamais vécues dans d’autres circonstances, et qui continuent à alimenter mon oeuvre.

Le titre d’artiste ne dit rien de la qualité de ce qu’on produit. À la documenta de Kassel, on voit autant d’horreurs que de perles. La reconnaissance de la BD artistique en tant que forme d’art à part entière nous simplifie un peu les choses dans un domaine où toucher le public ne va pas toujours de soi, et la notoriété contribue à faire vendre les dessins originaux de mes albums. Cela dit, mon but est de faire des livres, pas d’être accroché dans des galeries.

Marona est le fruit d’un travail de groupe. Sur mes conseils, la réalisatrice Anca Damian a par exemple accepté de confier les décors et les figurants aux illustrateurs Gina Thorstensen et Sarah Mazzetti, ce qui a permis de faire du film un mélange de techniques, de styles graphiques et de personnalités. Pour moi, travailler pour quelqu’un d’autre a été libérateur: le fait de ne pas porter tout le poids du film sur mes épaules m’a permis de développer une approche plus ludique de mes idées, tout en apprenant une foule de choses. Si je décide un jour de faire mon propre film d’animation, ce projet aura vraiment été le stage payé idéal!

Les années précédentes, il y avait aussi eu des articles élogieux, des récompenses… mais seulement en Flandre, heureusement. Du coup, mes déclarations un peu stupides de l’époque ne sont jamais allées au-delà de la zone linguistique flamande.

Un succès de niche est facile à relativiser. Mes BD se vendent à quelques milliers d’exemplaires par édition. Aux yeux du public et aux miens, cela reste peu important, ce qui est très confortable. J’ai aussi eu la chance de n’accéder à la notoriété internationale qu’en 2009 avec Les Noceurs, le premier album que j’ai vraiment fait à ma manière, sans cadres clairement délimités, phylactères ou autres éléments de la BD conventionnelle. Les années précédentes, il y avait aussi eu des articles élogieux, des récompenses… mais seulement en Flandre, heureusement. Du coup, mes déclarations un peu stupides de l’époque ne sont jamais allées au-delà de la zone linguistique flamande.

Il n’y a pas de formule idéale pour se lancer dans une BD. Avec Les Amateurs, j’ai voulu consacrer plus de temps à l’intrigue et à la structure du récit et j’ai rédigé un storyboard détaillé. Pour Les Rigoles, il m’a suffi d’avoir les grandes lignes pour me mettre à dessiner. Avant, j’avais peur de me retrouver en pilote automatique et je chambardais tout à chaque nouveau projet. Aujourd’hui, je fais plutôt ce que demande chaque album spécifique.

Paris a quelque chose de rassurant. Dans un village, je me demanderais sans cesse ce que je suis en train de rater; ici, il se passe tant de choses que je peux lâcher cette angoisse. Savoir que j’ai des musées, des théâtres et des cinémas à portée de main me suffit. Je vis dans un quartier animé où il y a tous les jours de nouvelles têtes, et je m’éloigne rarement de plus de cent mètres de chez moi.

Ne pas parler de mes influences me donnerait l’impression de tricher, et de m’approprier le mérite de techniques que je n’ai pas inventées, mais peut-être empruntées à des peintres ou à des illustrateurs. C’est la manière d’utiliser ces influences qui rend une oeuvre authentique et originale. Descendre un artiste parce qu’il a été inspiré par un autre aura pour seul résultat que les gens se replieront sur eux-mêmes et produiront des créations génériques et sans âme.

L’extraordinaire voyage de Marona, ce 15 février au festival JEF à Anvers et le 21 février au festival Anima à Bruxelles. Sortie en salle le 26 février. www.brechtevens.com

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