Nicolas Balmet

Chronique | L’idée du Livre Guinness des Records est née pendant une partie de chasse

Nicolas Balmet Journaliste

Dans cette chronique, rien n’est en toc. Chaque vérité, cocasse ou sidérante, est décortiquée par un journaliste fouineur et (très) tatillon qui voit la curiosité comme un précieux défaut.

Par un beau matin d’automne, alors que je me promenasse paresseusement dans une libraire, je fus soudain stupéfait: posé de façon ostentatoire sur un présentoir face à mes yeux tout ouïs, se tenait un ouvrage intitulé Guinness World Records 2025 – édition 75e anniversaire. Mon sang ne fit qu’un tour, pardi. Non seulement parce que la mention «75e anniversaire» ne me rajeunissait guère, mais aussi parce que je constatai que, jamais, au grand jamais, je ne me fus interrogé sur l’origine de ce glorieux manuscrit. Un mot en particulier me titillait l’esprit: Guinness. Non que je fusse un adepte notoire de cette enivrante boisson irlandaise, loin de là, j’étais même plutôt du genre à l’exécrer, ni son goût ni sa funèbre couleur ne m’ayant à ce jour attiré. Non, ce qui m’intrigua inopinément, ce fut l’origine: je me demandai à quel moment de l’Histoire une illustre marque de houblon prit en épousailles une armada de records insolites. Diantre, quelle drôle d’alliance!

L’explication? Nous sommes en l’an de grâce 1951, dans les entrailles d’une forêt irlandaise, lorsque Sir Hugh Beaver, directeur d’une brasserie Guinness dont le succès ne se dément pas depuis près de deux siècles, s’adonne à une impétueuse partie de chasse avec quelques camarades fortunés. Entre deux coups de fusil, un débat éclate et les gaillards désirent ardemment trancher sur un sujet brûlant: entre le tétras et le pluvier doré, quel oiseau vole-t-il le plus vite? Permettez-moi, à ce stade de la chronique, d’ouvrir une minuscule parenthèse pour éclaircir trois petites choses: 1) Je ne sais pas du tout pourquoi j’ai commencé à rédiger ce texte dans un style littéraire désuet qui n’apporte absolument rien à l’histoire. 2) L’anecdote du tétras et du pluvier est parfaitement vraie, même si je consens que ça puisse ressembler à une blague. 3) Il va sans dire que je vous dirai lequel des deux vole le plus vite, mais j’ai bien envie de vous tenir en haleine jusqu’à l’ultime phrase comme dans un roman de Mary Higgings Clark. Retour, donc, à cette partie de chasse dans la brumeuse forêt irlandaise où résonnent des harpes celtiques (enfin, c’est comme ça que je l’imagine). Les discussions vont bon train, mais le débat tourne en rond. Une fois rentrés dans leurs demeures cossues, les chasseurs sont contraints de se résigner: il n’existe aucun ouvrage de référence leur permettant de se prononcer sur la vitesse supposée des deux volatiles. Déception totale. Jusqu’à ce que Sir Hugh Beaver soit subitement frappé par une puissante déflagration spirituelle: il va créer un livre qui permettra de répondre à toutes les questions – aussi farfelues soient-elles – de ses concitoyens. Un livre qui recensera des réponses authentiques à des interrogations excentriques. Un livre plein de savoirs inutiles et de records en tous genres, chargé à la fois d’instruire et de divertir les quidam… mais aussi – et c’est là que l’idée frôle le génie – de s’imposer comme un objet publicitaire du plus bel effet.La première édition paraît en 1955, avant d’être distribuée gratuitement dans les pubs où la bière noire coule à flots. Le succès est sans appel: bientôt, c’est l’intégralité des 81.400 pubs d’Irlande et de Grande-Bretagne qui reçoivent des exemplaires. Sir Hugh Beaver se réjouit, tandis que les rédacteurs du Guinness Book s’amusent comme des petits fous à compiler des tonnes de records improbables. Dans la dernière édition en date, par exemple, on croise notamment un New-Yorkais qui a réussi à casser 80 œufs avec sa tête en une minute, une Britannique qui a fabriqué la plus grande brosse à dents électrique du globe, ou un Nigérian qui détient le record du monde de sauts croisés en corde à sauter sur une jambe les yeux bandés – perso, je m’incline. Aujourd’hui, le livre est traduit dans 37 langues et continue à s’écouler à des dizaines de millions d’exemplaires dans plus de 100 pays, faisant de lui l’ouvrage le plus vendu derrière la Bible et le Coran. Tout cela grâce à un tétras et un pluvier doré qui ne s’attendaient pas à un tel destin… et qui peuvent bien concourir mille fois s’il le faut, ce sera toujours le pluvier qui gagnera à la fin, les ornithologues sont formels sur ce point. En vous remerciant pleinement de votre indéfectible attention, je vous salue bien bas.

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