Bière: les « beer lovers », une nouvelle génération d’amateurs

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Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Ce nouveau profil de consommateurs surinformés essaime aux quatre coins de la Toile. Et il contribue largement à l’engouement autour de la bière.

Si le Belge affectionne indubitablement la bière – dans des statistiques parues en 2010, il figurait dans le top 10 du classement de la consommation mondiale avec une moyenne de 98 l par an et par habitant (1) -, il s’en est peu à peu remis aux saveurs souvent uniformes des brassins concoctés par les grands groupes industriels… Bonne nouvelle, le goût pour la diversité et le produit artisanal est en train de renaître.

Pour comprendre cet essor, il faut aussi se tourner vers une nouvelle génération de consommateurs, dont l’âge est compris entre 25 et 35 ans, qui s’est prise de passion pour l’orge et le houblon. Nom de code ? Les beer lovers.

Profil ? Très souvent universitaire. Ces fanatiques ont découvert les plaisirs de la bière dans les bars étudiants lors de leurs études. En bons diplômés, ils n’entendaient pas en rester là…

GÉNÉRATION Y Pour mieux comprendre le phénomène, on n’hésitera pas à faire référence à la fameuse Génération Y – les « Yers », comme on les appelle – dont les beer lovers possèdent de nombreuses caractéristiques. Pour rappel, cette génération née au début des années 1980 a ceci de particulier qu’elle n’a pas expérimenté les rites de passage à l’âge adulte, raison pour laquelle on l’appelle aussi Génération Peter Pan. N’empêche, elle s’est constituée une identité culturelle forte.

Tout comme les Yers, les beer lovers sont surinformés. Normal quand on sait que le « Y » qui leur est accolé fait écho à la lettre anglaise « y » qui se prononce comme le mot « why » signifiant « pourquoi ». C’est que cette génération refuse d’ingurgiter des données sans les comprendre. Elle fouille, elle cherche, elle remue, questionne… jusqu’à connaître les dessous des choses.

En clair, pas moyen de la duper. Emanuele Corazzini de NovaBirra, une microbrasserie du Brabant wallon, confirme : « Ce sont des consommateurs difficiles, beaucoup connaissent les processus de fabrication de la bière, on ne leur vend pas n’importe quoi, cerise sur le gâteau, ils n’ont pas leur pareil pour dénicher les informations. Ils passent beaucoup de temps sur des sites comme Ratebeer.com, c’est une mine d’or dans laquelle on peut apprendre tout sur n’importe quelle bière, depuis la brasserie qui la produit, jusqu’aux commentaires de dégustation les plus pointus ».

« Ils passent leur temps sur Internet », la phrase est lâchée. La Génération Y est également identifiée en raison de son caractère « digital native ». En clair, les 25 – 35 ans sont « nés avec l’ordinateur » et considérés comme naturellement plus à l’aise que leurs aînés avec les technologies de l’information, Internet en particulier. Cette aisance technophile se traduit par l’utilisation systématique d’applications permettant aux beer lovers d’améliorer leurs connaissances en matière de bière en sollicitant la communauté des amateurs à travers les réseaux sociaux.

Autre signe distinctif qui l’apparente au « Yers », le beer lover est résolument mobile. Ce nomadisme inné le pousse à voir plus loin que le bout de son nez. Ainsi en est-il de Matthieu, 27 ans, ingénieur chimiste, qui organise régulièrement des week-ends en province du Luxembourg ou en Hainaut afin de découvrir de nouvelles brasseries avec ses amis. « Le jeu consiste à mettre la main sur une bière inconnue derrière laquelle se trouve une microbrasserie bien de chez nous. On prend alors rendez-vous pour organiser une visite en groupe. Sur place, on apprend tout du processus de fabrication, de l’histoire de la brasserie, du positionnement marketing… », commente ce chercheur.

Dernière caractéristique significative, le beer lover partage également avec le « Yers » une propension à mettre la main à la pâte. Intimement lié à son besoin de tout savoir, cette attitude « DIY » – « Do it yourself », un nom qui désigne le syndrome du « c’est moi qui l’ai fait » qui permet de se réconcilier avec soi-même en sortant de la spirale de l’achat compulsif – le pousse à brasser sa propre bière dans sa cuisine, même si celle-ci laisse souvent à désirer.

D’ICI ET D’AILLEURS Basé à Arlon, Tom Wuyts est le prototype même du beer lover made in Belgium. Originaire de Malines, ce passionné s’est initié à la bière en deux temps. « Mon père était fan de bières. Il avait une culture assez classique : Chimay, Orval, Westmalle… Il m’a fait faire mes premiers pas, j’avais 18 ans. Par la suite, je suis allé à Anvers, au Café Kulminator, une adresse proposant quelque 600 références de bières venues du monde entier. Le patron a une cave de folie dans laquelle on trouve par exemple des Chimay de 1978. J’étais fasciné même si je n’étais pas en mesure de tout apprécier, c’était tout un univers qui se déroulait devant moi », commente Tom Wuyts.

Petit à petit, le beer lover affine ses connaissances avec deux amis qui partagent son engouement pour le jus de houblon. « Ensemble, nous avons entamé une formation technique pour apprendre à brasser… ce que nous ne nous privons pas de faire dans la cuisine de l’un ou de l’autre.

Nous fréquentons également les festivals, pas seulement en Belgique, nous nous déplaçons au Danemark ou aux Pays-Bas. L’effervescence autour de la bière est telle en ce moment qu’il faut faire vite. Les tickets d’un événement comme le Copenhague Beer Celebration, qui est un peu La Mecque des amateurs, se vendent en seulement 4 jours. Pour être sûr d’en avoir, il faut veiller devant son écran », s’emballe cet informaticien de 31 ans.

En phase avec les profils évoqués, cette passion pour la bière passe par les nouvelles technologies. « Je me sers beaucoup de l’application Untappd sur iPhone. Elle permet d’être en contact avec des passionnés du monde entier. Un peu comme Foursquare, le principe de ce logiciel est de faire voir aux autres ce que vous buvez et où vous le buvez. Il y a un côté un peu addictif dans la mesure où vos dégustations sont comptabilisées. Pour ma part, en 2012, j’ai un total de 415 bières dégustées. Sinon, je consulte des sites comme RateBeer ou BeerAdvocate… mais c’est un peu trop américain pour moi », conclut Wuyts.

IN THE USA Un autre type de beer lover fait beaucoup parler de lui, le beer lover venu des Etats-Unis dont le profil enthousiaste profite tout particulièrement à la bière belge. Ainsi en est-il de Greg Gaughan, comptable de 37 ans basé à Paoli, en Pennsylvanie. « C’est en 2000 que je me suis initié à la bière artisanale. J’étais en poste à Utrecht aux Pays-Bas. Avec des collègues et d’autres expats, nous avons découvert quelques magnifiques bières belges : Orval, Duvel, la Saison Dupont – la bière que je choisirais si je devais aller sur une île déserte – et Cantillon. De retour aux Etats-Unis, j’ai jeté un autre regard sur la bière. Désormais, quand je choisis un restaurant ou un bar, c’est en fonction de la bière qu’on y sert », explique celui qui se décrit comme un « beer enthusiast ».

L’enthousiasme de Greg Gaughan se mesure très concrètement, l’homme n’hésitant pas à avaler des kilomètres pour satisfaire sa passion. « Quand j’étais en poste au Luxembourg, c’était en 2010, je me souviens d’un week-end où j’ai pris un avion pour Bologne uniquement parce que l’on m’avait parlé d’un petit bar perdu dans la montagne, le Goblin Pub, qui était réputé pour sa sélection de bières belges et allemandes. L’année d’après, avant d’assister au Alvinne Craft Beer Festival dans les environs de Bruges, j’ai fait un détour d’un jour à Helsinki, juste parce que deux pubs y sont réputés pour avoir des lambics que Cantillon produit spécialement pour eux », sourit Gaughan.

Coté technologie, l’Américain n’est pas à la traîne. « Je me sers beaucoup d’Internet – en particulier Google Maps et Facebook – pour localiser certaines bières ou brasseries. J’emploie également des applications telles que Find Craft Beer et RateBeer Places dans la même optique. Dans la mesure où j’ai une femme et un enfant, j’essaie en semaine de ne pas passer plus de 30 minutes à lire les actualités de ce secteur. Je prends plus de temps le week-end. Ne serait-ce que pour gérer ma cave qui panache des bières d’un peu partout : Etats-Unis, Belgique, Grande-Bretagne, Scandinavie… Le coeur de celle-ci étant constitué de bouteilles qui supportent le vieillissement, soit des lambics, des stouts impériaux et des barley wine (NDLR : soit des « vins d’orge », un type de bière à fermentation haute caractérisée par un haut degré d’alcool) », précise Gaughan.

CARICATURE Si le beer lover est apprécié dans le monde de la bière, il n’en est pas de même pour le « beer geek », sorte de caricature dévoyée de celui-ci. Souvent Scandinaves mais également originaires d’Europe de l’Est et du monde anglo-saxon, ces fondus de houblon essaiment sur le Net à coup de blogs et de vidéos postées sur YouTube.

Sur les forums spécialisés, ils peuvent passer des heures à commenter la longueur d’une bière trappiste, à ergoter sur l’acidité d’une gueuze ou à pérorer sur la forme d’un verre pour telle ou telle dégustation. L’impact des beer geeks sur le monde brassicole est réel car le pouvoir d’achat qu’ils représentent attire des brasseurs alléchés par l’odeur de l’argent.

Pour eux, ils signent des « bières d’étiquette », soit une sorte de produit blanc brassé sur demande pour le compte d’un tiers par une maison ayant pignon sur rue. Parfois, celles-ci ne font valoir aucune particularité organoleptique distincte. Le graal du beer geek se nomme Mikkeller, une marque danoise. « Les véritables amateurs ne sont pas fans de Mikkeller qui commercialise des bières brassées en Belgique et… les vend à prix d’or. Certaines sont certes remarquables, il faut l’avouer, mais la démarche pose question dans la mesure où il ne s’agit pas d’une brasserie avec une histoire, un enracinement. Cela fait penser à ces artistes qui ont des studios et qui vendent très chères des toiles ou des installations qu’ils n’ont même pas effleurées… », précise un amateur préférant rester anonyme.

(1) Selon un rapport du World Drink Trends 2010.

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