« Ce que nous mangeons est la décision la plus importante que nous prenons chaque jour »

Du champ ou de l'étable à la consommation de masse: il est urgent de réinventer la nourriture. © Daisuke Akita
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Tournant le dos aux idées reçues, la nouvelle exposition du V&A dans la capitale britannique invite à jouer avec la nourriture. Une manière d’emboîter le pas des artistes qui remettent le sens et le désir au centre de l’assiette.

« Ce que nous mangeons est la décision la plus importante que nous prenons chaque jour. » La phrase, écrite noir sur blanc, est celle sur laquelle s’ouvre la nouvelle exposition du Victoria & Albert Museum, à Londres. Malgré la grandiloquence du propos, rien d’exagéré dans cette profession de foi comme on aime les faire résonner de l’autre côté de la Manche. Se nourrir dans un monde devenu global est loin d’être sans conséquence. Porter la cuillère à la bouche se révèle intimement lié aux questions d’écologie, de droit des personnes (en particulier de ceux qui ont la charge de la production) et de santé publique. Un geste tout sauf innocent, donc, que la plupart d’entre nous accomplissent les yeux fermés. Quand ce n’est pas carrément la tête dans le sol, politique de l’autruche oblige. Tant que notre assiette est pleine et qu’elle satisfait nos envies et nos aspirations, il nous importe peu de savoir ce qui se passe entre « field » et « fork », du champ à la fourchette pour le dire de façon littérale.

Ce refus d’endosser ses responsabilités en arrange plus d’un. Les géants de l’agro-alimentaire sont ravis de pouvoir répondre aux questions que nous avons cessé de nous poser. Nourrir la planète est devenu leur affaire. D’ailleurs, si l’on envisage cette mission sous l’angle du profit et du court terme, ils font un travail terriblement efficace mais dépourvu… de sens. Encore faut-il avoir la chance de prendre la mesure de l’absurdité à laquelle nous consentons. A cet égard, le musée londonien a eu l’excellente idée de diffuser le film Our Daily Bread (2005), long métrage signé Wolfgang Widerhofer et Nikolaus Geyrhalter. Des images glaçantes qui, livrées sans commentaire et selon une esthétique rappelant l’école de Düsseldorf, met au jour les coulisses anxiogènes de ce processus. Il faut également mentionner le Banana Story, un film de Björn Steinar Blumenstein et Johanna Seelemann, deux designers islandais dont la pratique a été modifiée en profondeur après avoir retracé l’itinéraire du fruit jaune depuis son lieu de production jusqu’à nos régions. L’équation interpelle: 14 jours de transport, 8.800 kilomètres parcourus et un passage à travers 33 paires de mains différentes.

Mechelse Padovana, la 23e génération des poules cosmopolites, un projet de Koen Vanmechelen.
Mechelse Padovana, la 23e génération des poules cosmopolites, un projet de Koen Vanmechelen.© Koen Vanmechelen

Est-ce vraiment dans ce monde-là que nous voulons vivre? La question est d’autant plus aiguë que ce système grinçant montre ses limites, voire s’autodévore. Vous avez dit « limites »? Face au « septième continent » – ce vortex de déchets du Pacifique nord dont la taille équivaut à trois fois la superficie de la France -, aux méthodes d’élevage et d’abattage intensif qui foulent le vivant aux pieds, voire à la crise climatique résultant du déséquilibre mondial, il n’est pas trop de dire que les bornes sont amplement dépassées. L’heure est à la réappropriation du contenu de notre assiette, l’ignorer c’est à la fois se rendre coupable et…victime. Food en apporte la démonstration magistrale : nous devons réinventer la nourriture de toute urgence. Pour le faire, pourquoi ne pas s’inspirer de ceux qui montrent déjà la route à suivre, à savoir ces artistes et designers, vigiles aux avant-postes du monde, qui ont compris que seule l’imagination pouvait nous sauver du gouffre, là où le calcul a montré ses lacunes… « Nothing is off the table », s’exclament ensemble Catherine Flood et May Rosenthal Sloan, les deux commissaires de l’événement. C’est vrai, rien n’est à exclure car c’est probablement au bout de nos préjugés et de nos représentations mentales éculées qu’un nouvel horizon peut poindre. Une aurore juste, joyeuse et juteuse.

Articulée en quatre sections, l’exposition nous ouvre les yeux sur la situation dans laquelle nous nous trouvons. Il est à noter qu’elle requiert une bonne connaissance de l’anglais dans la mesure où les explications sont nombreuses, précisant la portée d’une septantaine de projets donnés à voir auxquels sont adjoints 30 objets à portée historique (tableaux, premières publicités, illustrations…) en provenance des collections du V&A.

Honey & Bunny, soit Sonja Stummerer et Martin Hablesreiter, food artists autrichiens, des
Honey & Bunny, soit Sonja Stummerer et Martin Hablesreiter, food artists autrichiens, des « chirurgiens » pour autopsier les produits de consommation courante.© Honey & Bunny (Sonja Stummerer & Martin Hablesreiter)/Daisuke Akita

Nouveaux cycles

Un constat prévaut: depuis l’avènement du monde moderne, notre condition est celle d’une coupure, d’une sortie du grand cycle. Le musée londonien en apporte brillamment la preuve à la faveur d’un retour dans le temps, direction 1860. A l’époque, les grandes villes commencent à s’équiper d’un système d’égouts. La décision est salutaire car, en raison des poussées démographiques, des maladies comme le choléra menacent la population. En revanche, il y a à redire sur le parti pris qui est fait de déverser le contenu de ces décharges dans la mer. Du coup, c’est une spirale entière qui s’enraie. Fini le processus qui faisait de tout un chacun un producteur sans le savoir: l’éloignement de nos déchets organiques loin des sols engendre une perte sèche pour la terre ainsi privée de nutriments essentiels.

Plus de cent ans plus tard, à l’heure du premier réveil écologique des années 1970, des initiatives verront le jour pour combler ce déséquilibre. A Londres, Graham Caine propose de renouer le cycle qui abouche l’agriculture aux déjections corporelles par le biais d’une ferme implantée en ville, la Street Farmhouse dont le système de toilettes était particulièrement efficient afin de transformer les excréments en engrais et en méthane pour la cuisson des aliments. Cette utopie s’est maintenue entre 1972 et 1975. Elle témoigne d’une évidence : le lien fondamental que le vivant entretient avec le rebut, quitte à effrayer les maniaques d’une propreté fantasmée. Food le démontre à grand renfort d’exemples. Rien n’est trop « sale » pour les créateurs actuels. Qu’il s’agisse de marc de café (99% de la biomasse du café est jetée dans le système actuel), de résidu de lait, de sang, de fibre d’orange, de feuilles d’ananas, de déchets organiques, voire d’urine – le projet This is Urine de Sinae Kim qui s’appuie sur ce fluide corporel pour donner forme à de la vaisselle – ou de Waterschatten, une initiative des autorités de l’eau aux Pays-Bas qui ont sollicité la designer Nienke Hoogvliet pour créer d’élégants objets du quotidien à partir d’une pulpe composée d’eau usée mêlée à du papier toilette usagé.

Merdacotta, toilette en céramique à partir de bouse de vache, par Gianantonio Locatelli.
Merdacotta, toilette en céramique à partir de bouse de vache, par Gianantonio Locatelli.© Henrik Blomqvist

Impressionnantes sont également les réalisations du visionnaire Gianantonio Locatelli à qui l’on doit le Museo della Merda à Castelbosco (Lombardie). Avec Merdacotta, il signe des carrelages, des accessoires de table sophistiqués et même du mobilier à partir d’un mélange entre bouses et argile toscan. Le tout en lien direct avec un élevage de 3.500 vaches dont le ratio production-déjection l’a interpellé. En effet, ces vaches dont le lait, 55 tonnes par jour, sert à la confection du fromage Grana Padano, déversent quotidiennement quinze tonnes de fumier. Pas de doute, il fallait en faire quelque chose. Même constat pour le designer mexicain Fernando Laposse qui, avec l’initiative Totomoxtle, a réussi un joli coup double : faire retrouver le chemin de la biodiversité aux agriculteurs locaux et se servir de cosses de variétés de maïs de couleur afin d’obtenir une matière première servant des réalisations de marqueterie très abouties. Plus que de recyclage, un axe fort de l’exposition, il est aussi question d’économie circulaire, de boucle bouclée. Le V&A donne l’exemple par le biais du marc de café en provenance de Benugo, la cantine installée en ses murs. Derrière la vitrine d’une installation de GroCycle Urban Mushroom Farm, le résidu de café en question sert d’engrais pour faire pousser des pleurotes… aussitôt inscrites au menu du jour de l’établissement.

SymmetryBreakfast
SymmetryBreakfast© Michael Zee

De l’audace

Si ces initiatives peuvent sembler du déjà-vu à un public soucieux de la problématique, le V&A a également fait place à des projets plus audacieux. Ainsi d’une – apparemment anodine – petite maquette que l’on doit à The Center for Genomic Gastronomy, un collectif international d’artistes et de têtes chercheuses qui repense notre lien à la nourriture. Le think tank imaginé en 2010 par Zack Denfeld et Cathrine Kramer expose les bases d’un restaurant d’un nouveau type. Provocateur? Il l’est en ce que l’homme n’y est plus envisagé comme étant au bout de la chaîne alimentaire mais à son origine. De petits personnages simulent des situations dans lesquelles ils contribuent à faire proliférer la vie, que ce soit en offrant les peaux mortes de leurs pieds à de petits poissons ou, post mortem, en se faisant enterrer sur un rooftop pour y servir de terreau à une agriculture urbaine. Cette perspective a été soufflée au collectif par la découverte de l’existence d’un papillon buvant les larmes d’un oiseau endormi pour faire le plein de sodium et de protéines, phénomène qui ne manque pas de faire réfléchir sur les codépendances nécessaires à la perpétuation de la vie. Dans la foulée d’une humanité « passant à table » d’une manière inédite, on pointe Selfmade, une initiative de Christina Agapakis et Sissel Tolaas, qui consiste à faire du fromage à partir de bactéries humaines. Un exercice qui n’a rien d’une utopie, ou d’une dystopie, à chacun de juger: un petit frigo recelant un délice à croûte fleurie dont la fermentation a été assurée par des micro-organismes prélevés à même l’aine du très réputé chef britannique Heston Blumenthal.

De nombreuses autres conversions du regard, moins radicales, traversent également le parcours, qu’il s’agisse du Bicitractor à pédales de Farming Soul, un « tracteur » mû par la seule force des jambes se révélant totalement opérationnel pour soutenir la micro-agriculture, ou encore des artistes de Fallen Fruit qui imaginent des plans de Londres en signalant les possibles friches pour implanter des fruitiers dont la production s’offrirait en libre accès à tous les citoyens. De l’audace, certes, mais aussi du partage. Tant qu’il en est encore temps.

Food: au V&A, Salle 39 & North Court, Cromwell Road, à Londres, jusqu’au 20 octobre prochain. www.vam.ac.uk

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