Génération Top Chef: comment l’émission culte a influencé le monde de la gastronomie
Dix ans après sa première diffusion belge, le temps a mis en lumière l’héritage de l’émission: des milliers de vocations, d’inscriptions en écoles de cuisine et d’heures de voix off plus ou moins heureuses. Analyse d’un phénomène, en attendant l’épilogue 2020, retardé par la pandémie.
Le croiriez-vous, si on vous disait que l’histoire de Top Chef, dont la version française de M6 est diffusée chez nous sur RTL-TVI, n’a pas exactement commencé dans l’éprouvette d’un bureau de production télévisée, mais dans les cuisines d’un cercle de natation du New Jersey? Et que l’émission aurait pu ne jamais voir le jour si un garçon de 13 ans en tongs n’avait pas pris un plaisir fou à y retourner des grilled cheese toute la journée? C’est pourtant ce qui s’est produit.
Le « top chef » originel
Ça aurait pu n’être qu’un petit boulot d’été. C’est aussi la première rencontre de Tom Colicchio avec les fourneaux. A l’époque, il n’a pas trois poils au menton, mais encore des cheveux, et il prépare des sandwichs au Gran Centurions Swim Club. Aussi répétitive que puisse être la tâche, aussi banale que puisse être la cuisine, le jeune Tom aime ça: il aime cette vie en bordure du cocon familial italo-américain, les responsabilités de son poste, manier un couteau et les 250 dollars qu’il reçoit en échange chaque semaine. Cuisiner est son premier shoot de liberté. Il ne décrochera pas avant d’avoir gravi tous les échelons, de cuistot improvisé au New Jersey à chef acclamé, multi-primé.
Au détour du nouveau millénaire, les étoiles et les récompenses pleuvent pour Tom Colicchio, tantôt pour son association avec l’entrepreneur culinaire Daniel Meyer – le concepteur de tables gravées dans l’histoire de la gastronomie américaine, mais aussi de la chaîne de burgers Shake Shack -, tantôt pour son adresse alors avant-gardiste et sans chichis, Craft, à New York. C’est à cette époque-là que Tom Colicchio reçoit un coup de fil. C’est une productrice de télévision, une certaine Shauna Minoprio. Elle lui parle de son projet de compétition culinaire, en partenariat avec le magazine Food & Wine. Un concours sérieux, sans trucage ni tricherie, avec un chef respecté pour présider le tout. Un chef comme lui.
Il s’avère qu' »un chef comme lui » ne désire pas s’afficher à la télévision. Julia Child aux Etats-Unis, Maïté en France: il plane encore à l’époque sur le petit écran le souvenir de la « cuisine de la ménagère » télévisée. Mais Shauna Minoprio a une autre idée en tête. Elle insiste, une fois, deux fois, trois fois. Au quatrième appel, Tom Colicchio accepte d’y réfléchir, puis finit par consentir. L’émission s’appellera Top Chef. La première saison est tournée à San Francisco et n’est pas exactement ce qu’on appelle « de la grande télévision », se souvient Kevin Alexander, le narrateur de cette histoire dans son livre Burn the Ice: The American Culinary Revolution and Its End. Les cadrages sont pour le moins « originaux » et les placements de produits maladroits. Mais la sauce prend. L’émission a pour elle l’énergie de la télé-réalité et l’émerveillement devant une belle assiette. « Le mérite et le spectacle côte à côte », analyse le journaliste et auteur américain. Et contrairement à Loft Story, alors en plein déclin, ou L’incroyable famille Kardashian, il est possible de s’asseoir à la table de ces grands chefs en devenir. De manger leurs plats. De nourrir l’industrie de la télévision en même temps que celle de la restauration. Bienvenue dans l’ère du « cooking entertainment », le divertissement culinaire.
Top Chef de terroir
Au milieu des années 2010, rares sont désormais les chaînes qui font l’économie d’un programme dédié. En France et en Belgique, Top Chef est apparu il y a dix ans déjà. Parmi la première brigade francophone, Alexandre Dionisio, un cuisinier entier, pas là pour rigoler. « Ma participation est un hasard, un concours de circonstances. A la base, je n’étais pas partisan de ce genre d’émission », explique-t-il. Mais c’est cet ancien sous-chef du Sea Grill, à Bruxelles, qui décroche le téléphone des cuisines quand la production de Top Chef appelle l’établissement renommé. « Yves Mattagne (NDLR: chef du Sea Grill) m’a dit: « Vas-y, mais ne te ridiculise pas. » On n’avait aucune idée de l’ampleur que ça allait prendre », poursuit-il. A l’image de la première saison américaine, celle d’Alexandre Dionisio essuie les plâtres d’un édifice en pleine construction. « On avait beaucoup moins de budget qu’aujourd’hui: on cuisinait sur des tables Ikea branlantes, où tout se barrait quand on y allait trop fort. J’ai dû casser trois ou quatre robots dont les moteurs ne tenaient pas – ça sentait le brûlé sur tout le plateau », raconte-t-il. Dans un décor de carton certes, ce sont tout de même les pontes Ghislaine Arabian, Thierry Marx, Jean-François Piège et Christian Constant, les premiers jurés de l’émission, qui y officient. Ils invitent Cyril Lignac, Philippe Renard et Michel Roth dans l’arène dans laquelle sont jetés les candidats sans aucune idée de ce qui les attend. « Il n’y avait pas de bruits de couloir, on ne nous disait pas de répéter nos classiques de pâtisserie quand une épreuve du genre arrivait. Il n’y avait d’ailleurs pas d’épreuve emblématique comme « La guerre des restaurants » aujourd’hui (NDLR: une épreuve qui consiste à ouvrir un soir, par équipe, un véritable restaurant). On était livrés à nous-mêmes », se souvient celui qui est aujourd’hui chef de la Villa in the Sky, dans notre capitale.
A l’écran, Top Chef appâte les spectateurs avec des grands noms de la gastronomie, du petit écran et même du sport, mais ce sont les personnages comme Alexandre Dionisio qui les font s’éterniser. « Top Chef reste un divertissement, c’est de la télévision, une sorte de télé-réalité, même si ce n’est pas de l’enfermement. Les téléspectateurs s’attachent aux candidats, aux jurés, on aime les retrouver de semaine en semaine, voire de saison en saison. Ensuite, c’est de la haute cuisine. Il y a souvent un niveau très élevé. La gastronomie, la table, le repas sont des éléments identitaires. La mise en avant de ce patrimoine vivant flatte notre ego, donne envie de cuisiner, d’aller au restaurant », analyse le critique Stéphane Méjanès. Ce Français auréolé d’une Plume d’Or pour ses écrits culinaires connaît bien l’audience de Top Chef : il en fait partie. Cette saison, pas un lundi, jour de la diffusion hexagonale de l’émission, ne passe sans qu’il ne live-tweet de sa plume pointue, mais attendrie, le concours devenu un monument de la télé, mais aussi de la gastronomie.
Quand je suis rentré en Belgique, c’est comme si j’avais gagné. J’étais Usain Bolt. Mais ça s’arrête vite.
Alexandre Dionisio
Car ce programme restera bel et bien dans les annales. Davantage que n’importe quel guide, livre ou portrait, le concours a mis les chefs sous les projecteurs – un travail déjà entamé par Paul Bocuse. « Top Chef a rendu le métier de cuisinier plus désirable, pour le grand public, pour la profession elle-même et pour les annonceurs. Les candidats sont très sollicités après coup. Beaucoup connaissent de belles réussites avec des ouvertures multiples de restaurants, des étoiles, des contrats », ausculte Stéphane Méjanès. Alexandre Dionisio confirme: « Quand je suis rentré en Belgique, c’est comme si j’avais gagné. J’étais Usain Bolt. Et c’est assez plaisant, comme sensation. Mais ça s’arrête vite, alors je me suis concentré sur ma vie et mon travail – mon vrai avenir. »
À l’école de Top Chef
Nés à une époque où les cuisiniers sont aussi des célébrités, cette exposition ne semble pas gêner les étudiants de l’école hôtelière provinciale de Namur. Au contraire, « il y a de vrais petits fan-clubs. Quand les élèves parlent de certains candidats, ils ont des étoiles dans les yeux », assure Dominique Van de Woestyne, la directrice de l’établissement qui forme depuis 80 ans les cuisiniers belges. Au début des années 2010, Top Chef déroule une campagne de com’ inespérée pour la formation, et dans les salons d’orientation, l’école affiche les portraits des candidats passés par ses bancs. La rentrée qui suit la première édition francophone, les inscriptions grimpent de 7%. L’année d’après, de près du double.
Pour Dominique Van de Woestyne, Top Chef incarne les valeurs que tente de transmettre son institut: « Le respect, le dépassement de soi, l’humilité, la connaissance de soi, l’excellence – et non l’élitisme. Cette émission a contribué à revaloriser les métiers de la bouche », assure celle qui n’est pas non plus contre la compétition dans ses rangs. « On organise et on participe à beaucoup de concours. Il faut accepter et respecter la concurrence. » La directrice concède toutefois que les paillettes prennent parfois la forme de poudre aux yeux. Le casting et le montage gomment la sueur, l’ambiance de travail tendue de l’horeca, les heures de labeur… « Il y a vraiment une « génération Top Chef » de jeunes professionnels qui réussissent, bien dans leur époque, présents sur les réseaux sociaux, à la télé, loin de l’image du besogneux au fond de sa cuisine avec son tablier plein de graisse. La télé rend beau, elle crée des personnages à la fois lointains et accessibles », décortique de son côté Stéphane Méjanès.
Mais à force d’ajouter des couches de glaçage, le propos de Top Chef s’est figé sur l’unique valorisation du métier. Le concours peine à s’ancrer dans les questionnements de son époque, et quand il le fait, le résultat est anecdotique. Chaque saison contient son candidat racisé, ses quelques femmes chefs, son épreuve « zero waste », mais le concours suit l’engagement, il ne le précède pas – ni même ne l’interroge. « Il y a de gros progrès à faire, assume notre critique gastronomique. Les denrées du garde-manger non utilisées pendant le tournage sont données à des associations, mais quand les candidats travaillent un poisson, par exemple, il y a forcément du gâchis. Quant au genre, les filles sont toujours sous-représentées. Il n’y a aussi qu’une jurée sur quatre. Et quand on l’entend parler de ce sujet, on se dit que le chemin est encore long. Il n’y a pas non plus une grosse présence de représentants de la diversité. Notablement peu de Noirs, mais c’est aussi le cas en général en cuisine. Sur ces points-là, Top Chef reflète la réalité du métier, il ne contribue pas à changer la donne. »
Mais le prochain chapitre de la télé culinaire a déjà commencé. Il réside probablement dans les images léchées d’un Chef’s Table cinématographique sur Netflix, renouvelé pour une septième saison. Un récit plus qu’un concours, des portraits de chefs toujours, mais qui en montrent les failles. Ici non plus, tout n’est pas exactement vrai, sans fards. Mais on n’oublie pas de raconter le garçon de 13 ans en tongs qui retourne des croque-monsieur…
De la télé à l’étoilé
On n’ira peut-être jamais dîner chez les derniers étoilés de l’année et pourtant, on les connaît. A chaque édition du guide Michelin et ce depuis les débuts de Top Chef, quelques noms « vus à la TV » émergent: l’émission est un excellent incubateur d’étoiles. Avec les contacts, le niveau et la reconnaissance nécessaires, de nouvelles tables se lancent après chaque finale, pour finir parfois récompensées. Parmi les derniers étoilés du programme, on compte Stéphanie Le Quellec, lauréate de la deuxième saison, et son restaurant parisien La Scène, et Tabata Mey et son adresse lyonnaise Les Apothicaires. Kelly Rangama (saison 8) et Adrien Descouls (saison 9) viennent eux aussi rejoindre la dernière cohorte d’étoilés. Avant eux, d’autres Français comme Guillaume Sanchez, Naoëlle d’Hainaut et Jérémie Izarn, mais aussi les Belges Julien Wauthier et sa Plage d’Amée (Namur), ou encore le chef Alexandre Dionisio dans sa Villa in the Sky. Certes pas étoilés, mais tout aussi brillants, Romain Tischenko, Pierre Sang Boyer, Florent Ladeyn et la jeune Alexia Duchêne de la saison 10 continuent de capter la lumière pour leur créativité et leur engagement qui ne s’encombrent pas d’astérisque.
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