Archi & Déco: Des diagonales pour casser la routine
La déco et l’architecture prennent ces derniers temps la tangente et bousculent les intérieurs stricts et orthogonaux en privilégiant les formes et motifs diagonaux. Une tendance à ne pas regarder de travers.
L’espace le plus photographié du musée d’art de La Haye? Sans aucun doute la cage d’escalier décorée par Sol LeWitt, un véritable festival de rayures transversales qui confère à la structure moderniste une esthétique à la fois graphique et dynamique… Et si on s’inspirait de cette image hautement instagrammable, qui privilégie les diagonales, pour nos maisons?
En Belgique, la majorité des architectes (d’intérieur) continuent à privilégier des solutions minimalistes reposant sur des angles droits et sur une symétrie de bon aloi. Mais, pour paraphraser feu l’architecte britannico-irakienne Zaha Hadid, réputée pour ses bâtiments aux lignes organiques, pourquoi nous limiter à des angles de 90 degrés alors que nous en avons 360 à notre disposition? Les lignes transversales ont tout leur sens pour casser une architecture (contemporaine) trop rigide… Mais un pan de couleur oblique ou un papier peint à rayures diagonales peut déjà faire un monde de différence.
Les diagonales ont un côté ludique et créent une impression d’espace
Ainsi, la marque Arte joue la subtilité avec sa gamme de papiers peints Monochrome Oblique, dont les rayures pointillées ont été réalisées à l’aide d’un relief en encre métallique. Un autre fabricant belge, Masureel, a choisi dans sa collection Khrôma de rendre hommage à Gatsby et Manhattan au travers d’obliques aux nets accents Art déco. Au rayon couleurs, on retrouve aussi les créations récentes de la dessinatrice de papiers peints Ottoline de Vries, comme Rainbow Chevron ou Moroccan Stripes. « Les diagonales ont un côté ludique et créent une impression d’espace », explique la Néerlandaise, aujourd’hui installée à Londres. Sa consoeur italienne Cristina Celestino a imaginé, elle, des lignes penchées dans des tons roses, ocre et vert menthe pour le label London Art. Et la graphiste Véronique Priem, pour sa part, a choisi de peindre son manteau de cheminée de rayures de guingois bleues et blanches. Une idée originale qui apporte à son intérieur un vent de fraîcheur agréable sans être excessif. « Je n’avais pas envie d’une cheminée unie. C’est pourquoi j’ai eu l’idée de ce jeu de lignes; pour moi, ce motif est classique et intemporel. »
Tromper l’oeil
Quand les diagonales se déchaînent, l’effet peut toutefois être déconcertant et déformer l’apparence d’un volume ou d’un espace. Les marines américains et britanniques de la Première Guerre mondiale l’avaient déjà bien compris et décoraient leur flotte de motifs transversaux pour tromper l’ennemi, qui avait ainsi plus de mal à percevoir la forme (et donc la fonction) du navire. Cette technique connue sous le nom de Razzle Dazzle a certainement été la source d’inspiration du Pink Zebra, le restaurant branché de Studio Renesa, dans la ville indienne de Kanpur. Comme son nom le laisse deviner, son intérieur est décoré de rayures blanches, noires et roses dans toutes les directions.
Casser la routine
L’architecte d’intérieur gantois Pieterjan est aussi un adepte des diagonales. « Quand je sens qu’un projet risque de devenir trop rectiligne, j’y intègre des transversales ou des arrondis. J’ai un peu de mal à apprécier une symétrie trop stricte. » Pour la galerie d’art de Tatjana Pieters, il a par exemple imaginé une boîte aux angles irréguliers qui fait l’effet d’un entonnoir dans l’espace cubique, habillé de blanc. « Le haut de ce volume gris clair a été taillé en biais, un peu comme un glacier, ce qui anime l’ensemble. Un espace qui n’a que des angles droits peut être barbant et une touche d’asymétrie aide à en casser la raideur. » Le concepteur travaille sur un bureau asymétrique de sa conception. « De cette manière, on se sent moins forcé d’aligner les autres meubles, ce qui va spontanément dynamiser la pièce. » Dans sa maison précédente, un tapis-plain coupé en diagonale divisait visuellement le rez-de-chaussée en deux parties – salle de réunion d’un côté, atelier de l’autre. Cette originalité permettait de résoudre un problème spatial: « Une coupure à angle droit aurait donné deux espaces trop étriqués, sans compter que cela tombait mal avec la fenêtre et la porte. Une diagonale traversant le tapis et prolongée sur les murs était la solution idéale. »
Doser son effet
Pour tirer le meilleur parti des diagonales, il convient néanmoins de les utiliser avec mesure. A contrario des maisons-cubes de Rotterdam – un complexe d’habitations perchées de travers sur des bases en béton, conçu dans les années 70 par Piet Blom et où il est encore possible de loger aujourd’hui. Vues de l’extérieur, ces boîtes jaune vif sont particulièrement photogéniques avec leur allure de cabane revisitée en version abstraite. Malheureusement, à l’intérieur, la surface habitable « officielle » de 100 m2 est fortement entamée par des murs, fenêtres et meubles sur mesure biaisés. Intéressant en théorie, le concept s’est donc avéré fort peu commode dans la pratique.
Charlotte Perriand a manifestement mieux réfléchi en dessinant la station de ski des Arcs entre 1967 et 1989. Les façades diagonales permettaient de garantir depuis chaque studio une vue imprenable sur les Alpes sans gêner ou voir les autres hôtes… et à l’intérieur, les appartements étaient aussi aménagés d’une manière extrêmement pratique. Pour la Française, le recours aux diagonales n’était pas qu’un effet esthétique mais une solution architecturale à part entière.
Revoir les conventions
Ce sens de l’oblique, on le retrouve également chez Irving Penn. En 1948, le photographe new-yorkais a eu l’idée d’ériger, dans son studio, une paroi diagonale formant un angle étroit où il installait ses modèles. Marcel Duchamp, Salvador Dalí et Truman Capote ont tous été acculés dans cette impasse, dont la forme presque oppressante créait autour d’eux une sorte de cocon qui accentuait leur fragilité. Leur attitude dans ce recoin était révélatrice de leur état d’esprit, et c’est ce qui fait toute la puissance de ces « corner portraits ».
Plusieurs théoriciens de l’architecture ont également, au cours du XXe siècle, mis en avant cette force de l’oblique, comme Claude Parent, en France. Ou l’Américain Joel Levinson, Fondateur du Center for the Study of Diagonality qui a consacré 60 de ses 82 années de vie à l’étude des diagonales dans tous les champs de la création, et en particulier dans l’architecture moderne. Son site propose même une carte du monde des bâtiments suivant cet élan formel. Y figure notamment le Musée juif de Berlin de Daniel Libeskind. « Cela fait 7 000 ans que les bâtisseurs partout dans le monde considèrent l’angle de 90 degrés comme le fondement géométrique de l’architecture, commente Joel Levinson. Lors de mes études, dans les années 60, j’ai commencé à voir apparaître des diagonales dans les concepts de mes condisciples – un nouveau langage formel issu d’un rejet des conventions en place, et un reflet de l’esprit antisystème qui imprégnait à l’époque toute la société. C’est ainsi que j’ai commencé à recueillir et étudier ces exemples… et ma conclusion, c’est que ces audacieuses tangentes sont la géométrie de base du XXe siècle. »
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