Avec la seconde édition de Binôme, place à la diversité dans le design belge!
Le paysage du design en Belgique manque de diversité. Avec le projet de recherche Binôme, Hanne Debaere et son association Flanders DC veulent changer les choses. Le résultat est à découvrir lors de For the Now, à Bruxelles.
Elle ne veut pas accaparer trop de temps pour son introduction. Hanne Debaere préfère laisser la scène à ses nouveaux protégés. La project manager design de Flanders DC, qui soutient dans notre pays les créatifs en mode et en design, en est à la seconde édition de Binôme, un projet de recherche qui vise plus de diversité et d’inclusion dans le design belge. «Le nom le dit bien: il s’agit chaque fois de deux personnes vivant en Belgique mais ayant un background différent, l’un de designer, l’autre d’artiste. Nous leur demandons de créer un objet ensemble en réfléchissant à qui ils sont, ce qui les distingue et ce qui les relie. Cette fusion de talents doit mener à une collab durable. Je crois que tout est possible quand on part des liens», résume-t-elle.
‘Nos plus grandes différences sont devenues les ponts qui ont surmonté les fossés entre nous.’ – Naomi Waku
Après la collection déco de l’artiste Gilles Mayk Navangi et du designer d’intérieur Pieter Bostoen l’an dernier, c’est au tour de la paire belgo-marocaine An Gillis et Nabil Aniss et du tandem campino-bruxello-congolais Marieke Jans et Naomi Waku de faire leurs preuves. Nous sommes allés les voir sur leur lieu de co-working avec cette question: ça s’est passé comment?
Les Binômes sont à découvrir les 23 et 24 septembre, à For the Now, à la Gare Maritime, lors du Brussels Design Market. forthenow.be
Nabil Aniss & An Gillis
An Gillis du Studio Naan conçoit des intérieurs, des meubles et des installations pour l’espace public. Elle est fascinée par l’hisoire et les anciennes industries. Sa chaise à bascule De Dip, un quadrillage d’acier plié dont le dessin évoque une boîte de sucre en morceaux, raconte ainsi l’histoire de sa ville natale, Tirlemont.
Nabil Aniss est né au Maroc et s’est installé en Belgique en 2009 pour travailler pour des agences créatives, avant de se tourner vers l’art et l’enseignement. Au départ, en tant qu’artiste, il s’est concentré sur la photo, associant fragments de textes, lignes, images et surfaces colorées. Il prolonge aujourd’hui cette pratique en vidéo. Son fil rouge: les interactions sociales et les relations de pouvoir biaisées. Ce qui lui a valu un solo show au Firm Artlab à Jette.
Le processus. «Non seulement nous sommes les enfants de cultures distinctes, mais en plus An et moi travaillons très différemment et nos personnalités sont plutôt opposées, explique Nabil en riant. Mais nous avons découvert que nous partagions un intérêt pour les histoires qui se sont perdues. La plus grande difficulté a été de trouver un thème sur lequel se pencher. Jusqu’à ce qu’on tombe sur cette photo.» Il montre un portrait noir et blanc d’une femme avec un enfant. Elle porte sur ses épaules une couverture avec un remarquable motif ligné. «C’est un haïk marocain tissé à partir de laine, de manière traditionnelle, dans les montagnes de l’Atlas, tant par les hommes que les femmes, mais il servait aussi comme déco. Le haïk a disparu parce que les Berbères ont quitté les montagnes pour rejoindre les villes, où ils ont acheté leurs vêtements au lieu de les fabriquer.»
Le projet. Nabil et An ont été séduits par la multifonctionnalité et le jeu de lignes du haïk. Cela a abouti à Al Khat, qui signifie «la ligne» en arabe. «Cet objet peut s’accrocher au mur, ce qui fait référence à la pratique artistique de Nabil, mais on peut aussi l’utiliser pour s’asseoir ou comme couverture. En même temps, nous associons la tradition flamande de la tapisserie et l’habitude marocaine de s’installer au sol. Nous trouvions aussi important de travailler avec de la laine belge, qui atterrit aujourd’hui en grande partie à l’incinérateur à cause de sa rugosité. Pour pouvoir placer la laine filée à la main sur des bobines, nous avons dû faire nous-mêmes des recherches dans des musées parce que les machines nécessaires n’existent plus.»
Ce qu’ils ont appris. «J’ai appris comment transformer une idée en réalité, résume Nabil. Un projet créatif, c’est comme dessiner un cercle avec, dans chaque phase, le risque que ce cercle ne se transforme en carré. An réussit à maintenir la forme du cercle du début à la fin.» Et la seconde de rétorquer: «Dans mon travail, je me concentre sur la matérialisation de patrimoine immatériel. Il y a toujours un produit final concret, ce qui n’est pas le cas chez Nabil. Il m’a fait comprendre qu’un message, même un mot, peut être une œuvre en soi. Et qu’il existe de nombreuses manières de raconter une histoire. Cette idée va m’aider pour la suite de ma carrière.»
Le futur. «Nous sommes tous deux passionnés par la recherche et nous ne croyons pas à l’exclusivité des idées ou des processus. On partage donc volontiers nos connaissances, comme Céline Lambrechts, B&T Textilia et La Filature du hibou l’ont fait avec nous pour ce projet. Nous rédigeons pour l’instant une demande de subsides pour continuer nos recherches sur la laine belge. Qui sait, tout cela mènera peut-être à un bureau de recherche créatif. Gillis & Aniss, ça sonne pas mal», concluent-ils à deux voix.
@agi_objectdesign, @nabilaniss et @studio_naan
Marijke Jans & Naomi Waku
Marijke Jans est une biodesigner à l’accent campinois prononcé. Elle travaille avec des déchets dégradables, dont le marc de café, avec lequel elle réalise des objets. Son travail a été retenu pour le pavillon Belgian Design à la Design Week de Milan 2023.
Naomi Waku est née dans notre capitale mais a des origines congolaises. Elle voulait devenir créatrice de mode, mais elle n’a pas trouvé sa place à l’Académie d’Anvers. Une dépression a suivi, durant laquelle elle a découvert un talent de make-up artist. Son maquillage classique s’est vite transformé en créations expérimentales débordant de couleurs, avec son propre visage comme toile. Sur Instagram, elle compte plus de 103 000 followers. Ses portraits sont présentés dans l’expo Beautés bruxelloises, programmée à Dakar cet automne.
Le processus. «Nous avons discuté pendant des heures, jusqu’à arriver à nos secrets les plus profonds et nos pensées les plus sombres, se souvient Marijke. Nous nous sommes rendu compte que nous étions différentes non seulement physiquement, mais aussi au niveau de l’âge, du travail, de notre passé et de la façon dont nous voyons le monde. Mais ce qui était aussi très clair, c’est que nous travaillons toutes les deux à partir des émotions. Marijke avec la consolation et le lien, et moi avec mes ressentis personnels», confie Naomi. Lorsqu’une amie de cette dernière a mis fin à ses jours suite à des problèmes mentaux, elles ont compris que cela devait être leur thème.
«Au niveau verbal, on était d’accord sur ce que signifient des problèmes psychologiques comme la dépression, et après quelques tâtonnements, nous étions aussi d’accord sur le plan visuel. Une dépression, c’est noir, ça enlève toute la lumière et la couleur de votre vie. Il se fait que je crée des objets noirs et que le travail de Naomi forme une explosion de couleurs, poursuit Marijke. Mais à partir de là, nous étions bloquées. L’utilisation de matériaux biosourcés, que je trouvais essentielle, était difficile à combiner avec la couleur.»
Pour cette raison, la conception a stagné, ce qui a entraîné des frustrations et a détérioré leur relation. «Même pour les designers qui ont régulièrement des collaborations, il est difficile de parvenir à une idée commune. C’est donc encore plus compliqué pour deux personnes qui pensent différemment et se connaissent à peine.»
Le projet. En tant que duo, les deux créatrices avaient cependant encore quelque chose en commun: abandonner ne fait pas partir de leur vocabulaire. Après beaucoup de tentatives est né Cage: une série de huit objets décoratifs, dont certains peuvent servir de vase, d’autres de sculpture murale ou de lampe à poser. Ils illustrent la manière dont la dépression vous maintient sous son emprise. La couleur et la lumière se traduisent en verre coloré, pour lequel Naomi a développé le schéma des couleurs. Marijke a, elle, créé la cage ou camisole de force en marc de café noir de jais.
Ce qu’elles ont appris. «Me plonger dans le monde plein de couleurs de Naomi a été une révélation qui a élargi mon horizon artistique», se réjouit Marijke. «J’ai vu grandir ma confiance en moi et ma créativité, rétorque sa partenaire. Et j’ai pu mieux comprendre les matériaux biosourcés. Nous avons chacune perçu nos frontières et nos limites, mais nous avons aussi compris à quel point une communication ouverte et efficace était la clé de voûte de ce challenge. Finalement, nos plus grandes différences sont devenues les ponts qui ont surmonté les fossés entre nous.»
Le futur. «Du flou créatif que nous avons traversé ont jailli encore pas mal d’idées avec beaucoup de potentiel. Mais nous attendons d’abord de voir comment Cage sera reçu et quel impact il aura», disent-elles.
Lire aussi: Notre interview du duo belge Muller Van Severen.
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