Bleu de lui: le roi de la porcelaine, Piet Stockmans, fête ses 80 ans

L'entrepreneur Marc Maesen possède chez lui de nombreuses oeuvres de son ami proche, l'artiste Piet Stockmans. © JAN VERLINDE

Piet Stockmans joue avec la porcelaine comme personne. Son ami et principal collectionneur de son oeuvre, Mark Maesen, revient sur le travail de cet artiste belge de talent, qui souffle cette semaine ses 80 bougies.

« J’ai connu Piet à une époque où il avait deux fois mon âge. Aujourd’hui, il n’y a plus que vingt ans de différence », commente en riant l’entrepreneur Mark Maesen. Sachant que le créateur de porcelaine Piet Stockmans soufflera ses 80 bougies ce 26 octobre, pas besoin d’avoir la bosse des maths pour calculer l’âge du chef d’entreprise… qui a accumulé en quarante années d’amitié autant d’oeuvres de l’artiste, ce qui fait de sa collection privée l’une des plus importantes au monde. « Lorsque j’ai déménagé à Moscou pour quatre ans, j’ai même emmené mes Stockmans avec moi. Un jour, ma femme de ménage a fait tomber un autoportrait de Piet et a téléphoné à son mari, complètement paniquée, pour lui dire qu’elle avait cassé « ma » tête. Il lui a répondu d’appeler l’ambulance! »

Alors que la porcelaine évoque l’image de petits objets fonctionnels, délicats, parfaits, légers et fragiles, ses installations sont au contraire monumentales, puissantes, robustes.

Piet Stockmans emploie 7 collaborateurs dans sa petite entreprise de Genk, Mark Maesen 1 450… et en tant que CEO du groupe d’intérim Actief, il fait travailler au quotidien 36.000 personnes. « Actif, c’est bien le mot pour décrire Piet, qui est du genre à se battre jusqu’au bout, poursuit le passionné. Il me l’a déjà dit et répété: « Quand je ne pourrai plus travailler, pas question de partir à Benidorm avec tous les autres petits vieux. » Il ferait sans doute bien de se ménager un peu, mais on ne se refait pas! En plus, s’il avait décidé d’arrêter à 60 ans, nous aurions été privés de ses plus belles oeuvres. Pour moi, c’est maintenant qu’il est vraiment au sommet de son art: il est devenu un sculpteur de porcelaine. Alors que ce matériau évoque spontanément l’image de petits objets fonctionnels, délicats, parfaits, légers et très fragiles, ses installations sont au contraire monumentales, puissantes, robustes et sans fonction aucune… et la perfection est bien le dernier de ses soucis. Bien sûr, il serait tout à fait capable de fabriquer des tasses ou des assiettes, mais cela ne l’intéresse tout simplement pas. Il préfère explorer les limites de la matière, cuite ou non, et les repousser à l’extrême. Avec la porcelaine, il peut tout exprimer… et c’est assez incroyable lorsqu’on sait combien elle est difficile à travailler. »

La création sans limites

Mark Maesen habite dans un quartier verdoyant de la périphérie anversoise, où il possède une villa des années 90 traversée d’un long couloir qui fait office de galerie d’art. La maison tout entière est d’ailleurs pensée pour vivre entre les oeuvres. « Mon épouse gère la galerie NK Gallery à Anvers et une bonne partie de notre collection vient des artistes qu’elle représente », précise-t-il. Les créations de Piet Stockmans aussi s’invitent un peu partout, jusque dans la cave à vin, le bar et le salon.

Dans la salle à manger, Mark Maesen attire notre attention sur quatre pièces exceptionnelles provenant de la série Shrink (2013). « La porcelaine est coulée dans un moule, mais elle rétrécit de 17% lorsqu’on la cuit à 1.400 °C. Piet aime tirer profit de cet effet pour la faire non seulement rapetisser, mais aussi se craqueler ou s’enrouler sur elle-même. C’est ce résultat imparfait qu’il présente ici, avec le moule, comme pour affirmer qu’il s’est lui-même échappé de son carcan, qu’il ne rentre plus dans les limites de la tradition. »

L'art de Piet Stockmans s'échappe littéralement de son moule, quand il rétrécit dans le four à 1.400 °C.
L’art de Piet Stockmans s’échappe littéralement de son moule, quand il rétrécit dans le four à 1.400 °C.© JAN VERLINDE

Un peu plus loin, sur la table, dix rouleaux en porcelaine sont assemblés au moyen d’une ficelle grossière. « Ce sont des peaux humaines, à dix dans leur bulle, plaisante notre interlocuteur. Piet a commencé par réaliser le moulage d’un corps de femme, dont il a laissé la porcelaine se figer avant d’enrouler cette « seconde peau » sur elle-même pour la cuire. Il a aussi déjà réalisé à plusieurs reprises des moulages de son propre visage, qu’il a ensuite écrasés, broyés, enroulés ou froissés comme des boules de papier. » Mark Maesen lui, ne s’est par contre jamais prêté à l’exercice. « Je ne tiens pas à être immortalisé, même si je verrais bien mes cendres dans une urne en porcelaine de son cru, avoue-t-il. Piet lui-même réfléchit aussi à son héritage. Que retiendra-t-on de lui? Quelle part de son oeuvre passera à la postérité? Ce sont des questions qui le préoccupent. C’est pour cette raison qu’il a créé, en collaboration avec moi et avec un petit groupe d’entrepreneurs, la Pasfoundation, qui rassemble des créations d’artistes vieillissants ou décédés comme Willy De Sauter, Paul Gees, Jacques Charlier et évidemment lui-même. Nous essayons de constituer un bel aperçu de leur parcours artistique, qui restera définitivement aux mains de la fondation. Les entreprises qui en sont membres, actuellement au nombre de vingt-six, ont le droit d’exposer ces pièces dans leurs bureaux. C’est une nouvelle manière de montrer des oeuvres qui, sinon, seraient restées à prendre la poussière dans un dépôt ou un coffre-fort, une manière de les garder vivantes. »

Moulages de corps humains, réliés dans leur
Moulages de corps humains, réliés dans leur « bulle de 10 ».© JAN VERLINDE

Une couleur signature

Céramiste et sculpteur de formation, Piet Stockmans est engagé en 1963 dans la fabrique de porcelaine maastrichtienne Mosa. Plutôt que de s’en tenir sagement aux tasses et assiettes, il s’y essaie en catimini aux créations plus expérimentales… qui filent droit à la poubelle lorsqu’il n’est pas là à temps pour les récupérer, raconte son ami de toujours. L’artiste sent toutefois rapidement qu’il n’est pas vraiment à sa place dans le milieu traditionnel de la porcelaine. En 1974, il s’offre donc son propre four. « Il avait installé son atelier à Waterschei (NDLR: une partie de la commune de Genk), tout près de l’endroit où j’ai grandi, explique Mark Maesen. J’ai fait sa connaissance vers 1980 grâce à mon père, cuisinier amateur passionné, avec qui il a cosigné un livre de cuisine révolutionnaire, Cirkel van de smaak. A l’époque, de grands chefs comme Peter Goossens et Piet Huysentruyt présentaient déjà leurs plats dans sa vaisselle. » Le jeune Mark Maesen commence à s’intéresser de plus en plus à l’artiste et à acquérir les oeuvres de son nouveau complice. Durant cette période, Piet Stockmans réalise principalement des installations monumentales, souvent composées de plusieurs centaines de vases, bols ou éclats de pièces brisées. En 1987, il lance son Studio Pieter Stockmans, le label sous lequel il conçoit des objets en séries limitées. Une usine suit en 1989, mais doit fermer ses portes dès 1992. Un échec personnel et financier que Mark Maesen a vécu de près…

Une délicate composition de fragments de porcelaine
Une délicate composition de fragments de porcelaine « bleu Stockmans », apposés sur papier.© JAN VERLINDE

Très proche de Piet Stockmans en tant qu’ami et entrepreneur, Mark Maesen n’hésite pas à lui dispenser ses conseils financiers, voire à le pousser vers des voies artistiques encore plus radicales. « Je fais partie de ce que l’on pourrait appeler son « conseil d’administration »… Mais même s’il m’écoute, finalement, il fait toujours ce qu’il veut. » Sa couleur signature, le fameux bleu Stockmans, a été un coup de maître sur le plan commercial: visuellement très forte, elle rend son travail instantanément reconnaissable, comme l’orange Hermès ou le rouge Ferrari. « Cela dit, ses créations n’en ont fondamentalement pas besoin, elles sont tout aussi puissantes même sans cette teinte iconique, estime Mark Maesen. La couleur est surtout intéressante pour ses séries, pour la vaisselle fabriquée dans son atelier. Des chefs étoilés comme Alain Ducasse ou Peter Goossens font même réaliser des pièces uniques pour accueillir leurs propres chefs-d’oeuvre culinaires. »

Plus que du design

Widukind, la fille de l’artiste, assure depuis dix ans la direction de l’atelier, tandis que son beau-fils, Frank, se charge désormais de dessiner les collections. Piet Stockmans lui-même peut donc se consacrer pleinement à la création « libre »… et cela se reflète dans la formidable productivité artistique dont il fait preuve aujourd’hui. « On le connaît surtout pour ses services de table, alors qu’on ne peut vraiment pas le considérer comme un designer: c’est un artiste qui réalise des oeuvres conceptuelles. Malheureusement, le fait que ses créations se retrouvent dans des boutiques ou musées dédiés au design n’arrange pas les choses. Pour moi, la porcelaine, c’est sa peinture à l’huile. Cela fait soixante ans qu’il en tire une oeuvre originale et unique en son genre. En 2018, j’ai eu l’occasion de voir à Istanbul une expo consacrée aux céramiques du célèbre artiste chinois Ai Weiwei… Eh bien, 80% de ses idées, Piet les avait déjà eues plusieurs décennies avant lui. Je suis certain que s’il avait vécu en Chine ou au Japon, où la porcelaine connaît une longue tradition, il serait aujourd’hui mondialement réputé. »

Le Studio Pieter Stockmans, sur le site C-Mine à Genk, accueille actuellement une exposition de grande envergure sur l’oeuvre de l’artiste et de son atelier. Un livre a également été publié en édition limitée (300 exemplaires) à l’occasion de son 80e anniversaire.

pietstockmans.com et c-mine.be

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