Carla Sozzani: « le sens du beau ne tombe pas du ciel, cela s’apprend « 

Carla Sozzani (73 ans) a collaboré durant près de vingt ans avec des magazines de mode italiens avant d’ouvrir, en 1991, le premier concept store du monde, au 10 Corso Como, à Milan. Désormais à la tête de la fondation Azzedine Alaïa, elle gère également la Fondazione Sozzani qui abrite sa propre collection d’art. Et dès cet automne, on pourra s’asseoir sur sa version de l’iconique chaise d’Arne Jacobsen, pour laquelle elle a imaginé de nouveaux coloris.

J’ai grandi dans le giron de l’église… Mais cela n’avait rien à voir avec la foi (rires): mes parents, passionnés d’architecture italienne et d’art ancien, tenaient à ce que ma soeur (NDLR: Franca Sozzani, rédactrice en chef de Vogue Italia de 1988 à sa mort en 2016) et moi apprenions à apprécier la beauté. Nous passions donc nos dimanches à courir les églises et les musées de Milan. Et pas question de nous prélasser à la plage en été! Ça me faisait bien râler à l’époque, mais c’était vraiment un privilège: le sens du beau ne tombe pas du ciel.

Ma curiosité est ma principale qualité, sans doute en partie parce que nous avons fréquenté jusqu’à nos 18 ans une école très stricte, tenue par des religieuses. Du coup, nous adorions des créateurs hauts en couleurs comme Emilio Pucci. Plus tard, j’ai élargi mon horizon grâce à des magazines tels que Chérie Moda et à mon poste de rédactrice en chef de l’édition italienne de Elle. Si j’ai commencé à travailler, c’était aussi un peu pour prouver à mon père que son apolitique de fille n’était pas aussi superficielle qu’il ne le craignait. Mais partager ma vision du monde a toujours été une passion. Le 10 Corso Como en est la preuve: c’est une boutique vivante qui rassemble les gens.

La mode et le design sont comme le ciel, toujours différents pour ceux qui veulent bien le voir. Dans un monde de surabondance, cela n’a aucun sens de faire et refaire des variations sur un même thème… mais il y aura toujours des créateurs comme Martin Margiela, Rei Kawakubo ou Azzedine Alaïa, des personnalités fortes avec une voix unique. Ma génération doit toutefois aider les jeunes à trouver leur chemin et à partager leurs idées, plutôt qu’à se réfugier dans une maison où ils se borneront à interpréter la vision d’autrui.

Aux entrepreneurs et aux esprits cru0026#xE9;atifs, u0026#xE0; pru0026#xE9;sent, de s’emparer des visions nouvelles pour susciter une renaissance.

Si vous n’avez rien à perdre, rien ne vous retient de créer du neuf. Nous vivons des circonstances difficiles et c’est justement maintenant qu’il faut tout repenser. C’est la grande différence avec la crise financière de 2008, qui a été suivie d’une longue période de stagnation. Le coronavirus a mis le monde à l’arrêt. Aux entrepreneurs et aux esprits créatifs, à présent, de s’emparer des visions nouvelles pour susciter une renaissance.

Je compte sur la jeune génération. La surconsommation, la durabilité et le « mieux-acheter » sont des questions qui la préoccupent. C’est une bouffée d’espoir pour le savoir-faire qu’un pays comme l’Italie est en train de perdre. Nous devons réapprendre aux jeunes la fierté du travail manuel, de l’artisanat, des produits fabriqués avec amour. Cesser de consommer serait la pire des choses à faire, un drame économique et humain.

Je n’ai pas peur de la mort. Rien ne pourra être pire que la perte de ma soeur en 2016, puis celle d’Azzedine dix mois plus tard. Lorsque vous croyez que la douleur est enfin apaisée, les souvenirs refont surface à l’improviste. Mais broyer du noir n’a jamais ramené les morts à la vie. Mieux vaut utiliser ce chagrin à des fins constructives. Franca et Azzedine continuent à me pousser vers l’avant, et je veux leur prouver que je tiens les promesses que je leur ai faites. Personne n’est éternel, mais ma fondation me permettra de continuer à partager des choses avec le monde après mon décès. D’autres découvriront ma collection, iront voir des expositions et apprendront peut-être quelque chose.

Il vaut mieux rester libre et indépendante. J’ai souvent vu autour de moi que le mariage était une source de routine et d’obligations. J’ai donc écouté le conseil de ma soeur: ne te marie jamais! Elle-même a divorcé au cours de son voyage de noces – qui, je l’admets, a été très long (rires). J’ai failli dire oui une fois, mais j’ai tout annulé une semaine avant le jour J, lorsque j’ai pris conscience que j’étais en train de préparer une fin plutôt qu’un début. Entre-temps, cela fait trente ans que je vis et que je travaille avec Kris Ruhs (NDLR: peintre et sculpteur américain)… ce qui revient finalement au même!

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