Rencontre avec James Dyson: ‘Inventer, c’est un travail acharné’

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Il y a trente ans, James Dyson ouvrait une usine d’aspirateurs… Le prélude d’un succès planétaire. Pour l’inventeur, rien de tel qu’un échec, et rien de plus dangereux que de se reposer sur son expérience. La voix de la sagesse?

Lors de notre précédente rencontre avec James Dyson, dans les années 2000, nous avions voyagé en hélicoptère jusqu’à son usine de Malmesbury, à environ 200 kilomètres à l’ouest de Londres, en pleine tempête. Pendant une heure, nous avions survolé des banlieues, des cités-dortoirs et des châteaux de conte de fées pour finalement atterrir sur un terrain de rugby en face du siège de Dyson.

L’inventeur et industriel, qui avait déjà conquis le monde avec ses aspirateurs révolutionnaires, était sur le point de dévoiler son dernier produit, à grand renfort de spots et de musique classique. L’objet de toutes ces attentions: une machine à laver violette avec deux tambours tournant en sens inverse et deux portes, le ContraRotator, testé avec 350 tonnes de linge sale, provenant principalement d’une base militaire voisine. Ce produit n’a finalement pas connu un grand succès, et la production a été arrêtée en 2005.

Vingt-deux ans plus tard, nous avons à nouveau rendez-vous avec Sir James Dyson OM CBE RDI FRS FREng FCSD FIET − comme sa page Wikipédia en anglais l’indique −, cette fois dans la Ville lumière où il donne une conférence. Nous sommes une dizaine de journalistes, venus parfois de loin, à le rencontrer dans les salons d’un hôtel particulier de Saint-Germain-des-Prés. Le rendez-vous est soigneusement minuté et une poignée d’agents de communication veillent au grain. Les enregistrements sonores et les photographies ne sont pas autorisés. Un protocole de star…

« Les échecs sont les meilleurs professeurs »

L’homme a aujourd’hui 75 ans, mais il semble avoir à peine vieilli en deux décennies. Il est en quelque sorte la personnification du génie des affaires britannique de sa génération. On pourrait presque l’interchanger avec un Paul Smith ou un Richard Branson, féru de culture pop, courtois et bienveillant, à moitié misanthrope et à moitié bon vivant, toujours un peu mauvais garçon.

Le dernier quart de siècle lui a été plutôt favorable. En 2022, il se classait à la deuxième place de la Rich List du Sunday Times. Il possède deux jets privés, «plus de terres en Angleterre que la Reine» (selon le Daily Telegraph en 2014), et le Nahlin, un yacht construit en 1930 à la demande d’Annie Henrietta Yule, la femme la plus riche du Royaume-Uni à l’époque. L’inventeur s’engage également dans la philanthropie, notamment avec la Fondation Dyson et le prix James Dyson. Il finance des écoles et des hôpitaux et a créé le Dyson Centre for Neonatal Care et le Dyson Institute of Engineering and Technology.

‘Je vois l’expérience comme quelque chose de négatif, car elle entrave l’innovation.’

Comme la dernière fois, il nous présente un nouveau produit révolutionnaire: un casque quelque peu effrayant, doté d’un masque buccal amovible servant de système de ventilation personnel. Difficile de prédire si le Dyson Zone, qui sera lancé en Chine au printemps et en Europe à l’automne, sera un succès commercial, comme les aspirateurs et les sèche-cheveux de la marque, ou un flop, comme la machine à laver. Et cela n’a pas vraiment d’importance, car les échecs sont les meilleurs professeurs, estime l’inventeur, qui a intitulé son autobiographie Invention: A Life of Learning Through Failure.

Le nouveau casque Dyson Zone.
Le nouveau casque Dyson Zone. © photos: SDP

5 127 prototypes plus tard

Le premier grand succès de Dyson, l’aspirateur cyclonique sans sac, date d’il y a quarante ans. Le Britannique en a alors assez de son Hoover Junior, qui perd de sa puissance dès qu’il est rempli de poussière. Mais les premières tentatives de collaboration avec les fabricants existants échouent car ces sociétés ne veulent pas renoncer aux revenus garantis par les sacs à poussière jetables.

Un accord de licence avec une société japonaise donne finalement naissance au G-Force rose vif, qui lui vaut l’International Design Fair Prize en 1991. Deux ans plus tard, James Dyson crée enfin sa propre usine et son centre de recherche à Malmesbury. Le Dyson Dual Cyclone devient le modèle au succès le plus fulgurant de l’histoire du Royaume-Uni, et le premier d’une longue lignée.

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Comme son créateur aime le rappeler à chaque interview, il a fallu «cinq ans et 5 127 prototypes» pour que ce premier assistant de nettoyage soit parfaitement au point. Mais ce jour-là, notre homme ne s’est pas pour autant écrié «Eurêka!»

Pour lui, les idées de génie n’existent pas. «J’aimerais que ce soit le cas mais inventer, c’est un travail acharné. On avance test après test, on s’aperçoit à chaque fois que quelque chose ne fonctionne pas, explique-t-il. On imagine alors des solutions, ce qui conduit à de nouvelles expériences et à de nouveaux échecs. L’idée de fabriquer un aspirateur sans sac pourrait être qualifiée d’idée de génie. Mais une idée ne devient réalité que lorsqu’on peut la faire fonctionner, lorsqu’on peut la transformer en technologie. Et ensuite, il faut encore que les clients aient envie de l’acheter.»

Se considère-t-il comme un ingénieur, un designer ou un homme d’affaires? «Certainement pas le dernier, répond-il en riant. Les affaires pures, en un mot, cela signifie que seul l’argent compte. Et je ne suis pas comme ça. J’ai envie de créer de grandes choses avec mon entreprise. Tout est une question de passion. Copier des articles pour gagner plus, cela n’a rien d’enviable.»

Il n’empêche: on ne devient pas milliardaire par miracle. Au fil du temps, le Britannique a clairement dû enfiler le costume d’entrepreneur. Mais s’il l’a fait, c’est avant tout par frustration de ne pas trouver un partenaire, mais aussi pour satisfaire son propre ego. Il voulait à tout prix prouver qu’il avait raison avec son invention. Et il a eu le nez fin: le fabricant d’aspirateurs Hoover a essayé de copier son système cyclonique et a reçu une amende de plusieurs millions d’euros.

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Entre design et ingénierie

James Dyson ne fait par contre pas trop la différence entre design ou ingénierie. «Un produit, c’est de la technologie, de l’ingénierie et de l’ergonomie. Il faut analyser sa facilité d’utilisation, sa durée de vie, les matériaux utilisés… Qualité, durabilité, consommation d’énergie. L’objet doit certes être agréable à utiliser et esthétique, mais il doit aussi avoir un objectif. Le design couvre tout ce spectre.»

L’inventeur a lui-même reçu une formation artistique. Cela se voit immédiatement dans la forme de ses électroménagers, toujours dictée par la fonction, mais jamais ennuyeuse. Dans les années 90, ses aspirateurs affichaient déjà, de façon révolutionnaire, des couleurs audacieuses, avec une partie transparente pour mettre en avant les éléments high-tech. Un peu comme le Centre Pompidou à Paris l’a fait en termes d’architecture en reportant tous ses tuyaux sur l’extérieur du bâtiment.

Une démarche qu’on a aussi retrouvée plus tard sur les iMac semi-transparents de Jonathan Ive. Fait remarquable: ces premiers Dyson sont toujours d’actualité, alors que les ordinateurs Apple des années 90 sont obsolètes depuis longtemps. Outre son ingéniosité technique, James Dyson peut donc être considéré comme un grand designer.

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Un parcours inattendu

Mais d’où vient l’intéressé? Le roi de l’aspiration naît dans le Norfolk rural après la Seconde Guerre mondiale. «A l’époque, le gouvernement avait créé le Design Council, établi à Londres, qui promouvait «le bon design», se remémore-t-il. Mais on ne trouvait pas cela en boutique. La révélation n’est venue que lorsque je suis parti étudier à Londres, en 1965. En secondaire, j’avais pris des cours de latin et de grec. J’aimais fabriquer des choses. J’étais aussi doué pour les sciences, la technologie, les mathématiques, mais l’histoire de ma famille m’orientait vers une formation plus artistique. Personne n’envisageait que je puisse devenir ingénieur.»

Le Britannique se retrouve dès lors au prestigieux Royal College of Art, où il opte pour le design, puis l’architecture d’intérieur. Il tombe sous le charme des machines et au cours de sa dernière année d’études, vers 1970, il participe au développement d’un prototype de bateau à fond plat et à grande vitesse, le Sea Truck, pour l’entrepreneur Jeremy Fry. Ce dernier lui offre son premier emploi, celui de directeur de la nouvelle division Marine du géant industriel Rotork. C’est là que le concepteur apprend à développer des produits, mais aussi à les vendre.

De la brouette à la voiture

La brouette Ballbarrow.
La brouette Ballbarrow. © National

Sa première invention, la Ballbarrow, est une brouette dont il a remplacé la roue par une balle. Vient ensuite le Wheelboat, qui peut se déplacer à 64 kilomètres à l’heure sur terre et sur l’eau. Le triomphe de son aspirateur déclenchera la création d’une machine à laver et d’une série d’autres réinterprétations d’appareils classiques − sèche-mains et sèche-cheveux, fers à friser et lisseurs, ventilateurs et purificateurs d’air.

En Chine et dans le reste de l’Asie, l’entreprise est d’ailleurs plus connue pour ses engins de beauté capillaire… «Je n’ai jamais vraiment été attiré par les articles glamour. J’aime les produits ennuyeux et j’essaie de les rendre intéressants, beaux et meilleurs.» Et d’insiter sur le fait qu’il ne se base pas sur des études de marché.

‘Ce qui me préoccupe, ce sont les gens qui parlent des problèmes, mais ne font rien. ‘

Cette dernière décennie, James Dyson a également dépensé une fortune pour développer cette fois une voiture électrique. Pour cela, il a transféré le siège officiel de l’entreprise de Malmesbury à Singapour, où l’usine de montage devait également être construite. Il a mis fin à ce projet en 2019. «Une décision très difficile à prendre, mais les circonstances avaient changé, dit-il. J’ai constaté que les constructeurs automobiles établis commençaient à fabriquer des voitures électriques en masse et qu’ils le faisaient à perte. Eux pouvaient compenser cette perte avec leurs voitures conventionnelles. Tesla, de son côté, avait reçu trente milliards de dollars de la part d’investisseurs. Je n’ai pas cette somme…»

Les premières voitures auraient dû être livrées en 2021. «Nous étions sur le point de construire l’usine. Plusieurs ingénieurs que nous avions recrutés sont restés afin de participer à d’autres projets, et c’est déjà pas mal», avance-t-il pour se rassurer. Il y a des petits échecs, mais aussi des grands.

Ce qui compte, c’est que Dyson, l’homme et son entreprise, tienne debout. Le septuagénaire reste optimiste, convaincu «que les jeunes sont plus disposés que jamais à chercher des solutions aux problèmes», bien qu’ils n’aient pas un lourd bagage: «J’avais l’habitude de penser que l’expérience était cruciale.

Aujourd’hui, je la vois comme quelque chose de négatif, car elle entrave l’innovation. Il vaut mieux aborder une question avec un esprit ouvert et envisager toutes les possibilités que de se dire «je sais comment faire». Ce qui me préoccupe, ce sont les gens qui parlent des problèmes, mais ne font rien.»

Le casque Dyson Zone.
Le casque Dyson Zone. © SDP

Durable avant l’heure

La devise de Dyson a longtemps été «plus vite, mieux et plus fort», mais sans oublier l’écologie: «Le concept de durabilité n’a rien de neuf pour nous. C’est nous qui avons lancé l’aspirateur sans sac. Ce dernier est fabriqué en polypropylène tissé et non en papier, comme tout le monde semble le penser, et n’est ni biodégradable ni réutilisable. Nous l’avons supprimé. Notre premier aspirateur consommait un dixième de l’électricité des appareils conventionnels. Etre plus efficace et obtenir de meilleurs résultats en utilisant moins de ressources et d’énergie, c’est l’objectif depuis le début.»

Alors que notre entretien touche à sa fin, l’inventeur ne souhaite pas parler de nouveaux projets spécifiques. Mais il souligne que la robotique, les batteries et les moteurs électriques seront essentiels dans le futur.

Et d’assurer, en conclusion, qu’il ne compte pas passer définitivement le flambeau: «Je continue à échanger quotidiennement avec les ingénieurs et j’espère le faire aussi longtemps que je le pourrai. Je me fais vieux et beaucoup de choses dépendent de ce qu’il adviendra de mon corps et de mon cerveau. Mais non, je n’ai aucun projet de retraite. Certaines personnes finissent par se lasser, ce n’est pas mon cas. Je continue à regarder vers l’avenir. Continuer à inventer, c’est ça l’essentiel.»

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