CHRONIQUE C'est pas faux de Nicolas Balmet

Dans les magasins Ikea, un virage est prévu tous les 15 mètres maximum (et il y a une raison)

Dans cette chronique, rien n’est en toc. Chaque vérité, cocasse ou sidérante, est décortiquée par un journaliste fouineur et (très) tatillon qui voit la curiosité comme un précieux défaut.

S’il y a bien une chose qu’Ikea ne supporte pas, c’est que ses clients s’ennuient. Car un client qui s’ennuie est un client qui ne ressort pas avec une armoire Skruvby ou un canapé Pärup, et qui s’endort dans un lit Askvoll avant d’atteindre la guinguette à boulettes. Cela fait précisément quatre-vingts ans que ça dure, et tant qu’on est debout, on en profite pour souhaiter au géant suédois un grattis på födelsedagen. Mais surtout, on en profite pour reconnaître que son obsession porte ses fruits: jamais, ô grand jamais, un client ne parvient jusqu’à la sortie du magasin avec les mains vides – n’essayez même pas, chers lecteurs, de m’apporter une infinitésimale preuve du contraire, je vois d’ici l’égouttoir à pâtes qui dépasse de votre immense sac bleu.

A customer shops at an Ikea store in Paris, on May 11, 2023. (Photo by JOEL SAGET / AFP) (Photo by JOEL SAGET/AFP via Getty Images)

Comment donc Ikea s’y prend-il pour que ses hôtes ne s’embêtent jamais? En façonnant ses magasins comme de vastes… terrains de jeu. La partie commence dès la porte d’entrée en tourniquet, qui marque le début d’un parcours fléché imaginé dans les années 50 par ce crack d’Ingvar Kamprad, fondateur de la marque bleu et jaune. A ce moment précis, les visiteurs pénètrent dans un faux labyrinthe rempli d’objets à regarder, à toucher, à convoiter et à essayer – c’est bien simple, même un gosse lâché dans un magasin de jouets ne cumule pas autant de pouvoirs. Cerise sur la commode Gursken: les modèles de salons, chambres ou cuisines permettent de «se projeter» facilement. Anecdote véridique: les costumiers de la série Game of Thrones ont tellement réussi à se projeter qu’ils ont commandé des tapis à l’entreprise suédoise afin d’en vêtir les soldats frigorifiés de la fameuse Garde de Nuit. Vous ne regarderez plus jamais Jon Snow du même œil.

Pour pimenter le trajet, là encore, les génies en marketing d’Ikea ont tout peaufiné. Et ces petits filous se sont mis d’accord pour prévoir un virage tous les 15 mètres afin de réanimer sans cesse l’intérêt des visiteurs. Redoutable. Eblouissant. Surtout qu’en plus de cela, une sensation de liberté totale s’empare des acheteurs grâce au fameux «modèle scandinave». Car là-bas, dans le Nord, on a l’habitude de ne compter que sur soi-même. Aussi, les employés Ikea sont formés pour laisser les gens se débrouiller et ne jamais prononcer la phrase «en quoi puis-je vous aider?». Si ça peut sembler indécent sur le papier, c’est subjuguant dans les faits, puisqu’en se sentant libre, inconsciemment, le client se montre (très) décontracté dans ses actes d’achat. Et s’il a malgré tout besoin d’un éclairage, me direz-vous? La lampe Tvärhand est là pour ça.

Parlons-en, tiens, des noms attribués aux meubles et aux objets! Non, l’alcool n’y est pour rien: vu le prix d’une bière en Suède, je peux vous garantir que les réunions se font à l’eau du robinet. Sachez, mes chers amis (oui, comme c’est déjà ma troisième chronique, je me permets de penser que nous sommes amis, et si ce n’est pas le cas, veuillez pardonner cet égard de langage), sachez donc qu’une équipe de fins limiers est entièrement dédiée à imaginer ces noms. Ainsi, les produits de salles de bains portent des noms de lacs ou de cours d’eau scandinaves, les objets pour enfants désignent des animaux, les meubles de bureau sont des prénoms masculins, tandis que le linge de lit renvoie à des fleurs ou des plantes. Faites une fois la promenade avec une appli de traduction instantanée, et là encore, la joie s’emparera de vous (oui, même un samedi).

La suite de l’histoire? Ne faites pas semblant de ne pas la connaître: elle se passe à la maison, où vous goûtez au plaisir de construire vous-mêmes vos achats dans la bonne humeur la plus totale, comme des mômes devant leur nouvelle boîte de Lego. De quoi ressouder un couple, c’est bien connu. Cela dit, profitez-en tant qu’il est temps, car il me vient à l’oreille qu’Ikea entre aujourd’hui dans une nouvelle ère. Ainsi, à Shanghai, la multinationale teste une approche de consommation plus interactive… qui abandonne le mythique parcours fléché. Je vous épargne néanmoins la position latérale de sécurité: ils n’ont pas encore annoncé la fin des hot-dogs à 1 euro à la sortie. Vous pouvez dormir sur vos deux oreillers Ängskorn.

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