Dans l’intimité des bureaux de créateurs de mode

Marine Serre
© MICHEL FIGUET
Anne-Françoise Moyson

Dis-moi où et comment tu travailles, je te dirai qui tu es. Pour créer leur mode, ils se sont installés dans un espace qui leur ressemble. Un lieu à soi où penser des collections, une bulle parfois mais cependant toujours partagée. On a poussé la porte du studio parisien de Julien Dossena chez Paco Rabanne, d’Olivier Theyskens et de Marine Serre.

Marine Serre

Elle aurait voulu ranger mais elle n’en a guère eu le temps, alors dès l’entame, elle s’excuse du désordre. Pourtant, ce n’est en rien le chaos, cela ressemble plutôt à un amoncellement d’inspirations qui mène au foisonnement d’idées. Au 134 de la rue d’Aubervilliers, à Paris, se concentrent 1 000 m2 et quatre étages placés sous le sceau Marine Serre, sa lune a trouvé où se déployer. Dans son petit espace à elle, 18 m2 dans un coin comme retiré, la sérénité est à peine troublée par les jeux des enfants de la cour d’école voisine. Elle a voulu ce bureau comme un lieu de «l’intimité partagée», il lui fait penser à la cuisine de l’Oracle dans Matrix, ceux qui connaissent apprécieront.

Derrière un grand rideau «silk scarf», un patchwork de foulards en soie upcyclés, qui constitue l’un des piliers de sa maison, la créatrice s’est inventé un cocon au mobilier seconde main: bureau, chaises, canapé, vaisselle et plantes comme une petite jungle. Sous la fenêtre, le panier de Soma, son staffie un peu foufou, à 8 mois, le chiot doit encore apprendre que ce n’est pas lui le mâle dominant. Pour le reste, et ce n’est pas de la déco, des objets grigris, un bougie ostentatoirement kitsch, une collection de timbres, des porte-clés, une BD rapportée du Japon, le Manifeste des espèces compagnes de Donna Haraway, la pionnière, qu’elle aime, parce qu’elle l’a inspirée, et qu’«elle continue à nous interroger»… Dans la bibliothèque s’alignent les catalogues de La Cambre mode(s) où elle fit ses études et ses carnets où elle jetait naguère croquis et notes.

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Désormais, elle s’exprime par «moodboard», la forme convient mieux à la structure de Marine Serre, qui en cinq ans a tant grandi. «On est 80 aujourd’hui, il faut que je partage les inspirations et les ressentis, du coup, le format carnet n’est pas extrêmement adapté.» La paire de ciseaux japonais Shozaburo prouve qu’il est question ici de garder la main. Son meuble de bureau, elle l’a donc pensé comme une «table de coupe» − «C’est important pour moi de garder le travail manuel.» Et quand il s’agit de faire les essayages, elle ouvre la tenture de soie, s’empare du territoire adjacent, s’assied par terre, étale ses matières premières et les réinvente avec l’intention de changer l’industrie de la mode – Marine Serre est une maison qui travaille sur la transformation.

Elle en est la directrice générale, histoire de tenter de montrer que l’on peut être créative et diriger une maison, elle s’y attèle, à 30 ans à peine. Sur une table basse, elle a posé son appareil argentique qui ne la quitte pas, de même son smartphone qui lui sert à filmer ce qui l’enchante. La dernière fois, c’était la nuit avant le show de juin, toute l’équipe travaillait à finaliser la collection printemps-été 23. Elle l’a fait défiler dans un stade, mettant ainsi en images et en mouvement une communauté sans carcan, joyeuse et ouverte à tous, à toutes – c’est aussi là son tour de force.

Olivier Theyskens

© MICHEL FIGUET

Il pensait faire le tri en déménageant, c’était à la fin du confinement. Il avait tellement de «bazar» et un besoin impérieux de quitter l’hôtel particulier où il s’était installé, hors de question d’être englué dans un lieu qui ne reflétait plus son état d’esprit ni celui de l’époque. «Son style Directoire devenait un peu lourd», commente-t-il sobrement. Il a donc fait ses cartons, rassemblé ses très beaux échantillons de tissus qui le suivent depuis des années, son buste Stockman sur lequel il travaillait déjà quand il était étudiant à La Cambre mode(s), au siècle passé. Il a posé le tout dans le Marais parisien, dans une ancienne galerie d’art, un espace clair et ouvert. «Cela m’a stimulé, j’ai découvert de nouveaux territoires de création où je me suis laissé aller à faire des choses auxquelles je ne m’attendais pas. Ce nouveau lieu a joué un rôle dans mon désir de travailler la couleur et le patchwork.»

Olivier Theyskens n’a pas de bureau à lui, parce que l’espace dénudé du sol lui convient, il y étale ses coupons d’organza, de soie et de laine avant de s’asseoir à n’importe quelle table fonctionnelle qui accueille une machine à coudre − le créateur n’a jamais abandonné ni le fil ni l’aiguille. A la faveur du ralentissement du temps, il a creusé cette voie artisanale, assemblant avec patience des centaines d’échantillons de couleurs différentes, confectionnant ainsi son tissu puis le coupant dans le biais, on sait qu’il s’est aguerri à cette façon-là de tailler le vêtement. «Cela me prend des heures, c’est une technique chronophage, ce sont plus des pièces d’auteur, avec un vrai travail sur la couleur, le volume, la manière dont c’est disposé. La première collection et les premiers patchworks m’ont pris un an, c’était labyrinthique pour arriver à un résultat qui me plaisait.»

Il en a fallu des tâtonnements pour aboutir. Et du temps. Il en connaît la valeur, il l’utilise avec sérieux. Avec passion aussi. Il vient parfois ici le week-end, pour plus de sérénité, et pour prendre toute la place à terre. Posés çà et là, sans logique particulière si ce n’est la sienne, un canapé, «quelques objets qui font partie de l’histoire d’Olivier Theyskens», des bouquins de mode dans des caisses, une armoire dormante, quelques photos au mur tirées de son histoire. «Je suis assez détaché des objets. La liberté créative est plus facile quand je suis dans un lieu dépouillé de références. Cela dit, chaque tiroir de chaque meuble fourmille d’éléments.»

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Il sait où tout se trouve. Sauf peut-être ses feutres qui doivent être secs, il ne dessine plus que sur son iPad mais jamais il ne cessera de travailler sur buste. «Quand j’ai commencé, je me souviens, j’avais le sentiment de savoir draper parce que j’avais joué enfant avec des draps de lit, des bouts de tissus, je savais comment un vêtement tombe et j’étais certain que cela venait de l’enfance.» Un quart de siècle plus tard, il en est toujours convaincu. Et infiniment serein, il partage ses convictions: «Il ne faut pas avoir peur d’être soi-même et de laisser sa main travailler.»

Julien Dossena, chez Paco Rabanne

© MICHEL FIGUET

Le contraste pourrait être détonant, un créateur en short de sport dans un espace de travail presque clinique. Ça fait sourire Julien Dossena, il est en mode relax, son défilé Paco Rabanne printemps-été 23 est passé, sa collection terminée, on est dans l’entre-deux, il peut penser à souffler un peu. «C’est un bureau qui fait très bureau, commente-t-il en l’embrassant du regard. Je le voulais assez pur, avec une moquette lilas, un bureau de Norman Foster et, derrière, juste la ville dans ce qu’elle a de plus classique.» Dans les hauteurs de ce navire amiral, rien ne vient distraire la vue sur le ciel et les immeubles de la rue François Ier, le parfait Paris haussmannien fantasmé. «C’est ici que l’on fait les essayages, explique le Français, et quand les vêtements arrivent, il y a une telle richesse de matériaux, de brillance, de couleurs, de métal… c’est donc pas mal de pouvoir les envisager dans cette boîte aux tons presque froids.»

Je voulais un bureau assez pur, avec une moquette lilas.

Depuis dix ans, il incarne l’âme de Paco Rabanne, en renouvelant les archétypes d’une maison décidément révolutionnaire. Le quasi-quadra peut se féliciter de l’avoir fait grandir, «au début on était douze, maintenant, une centaine…» On y compte bien entendu les fidèles de toujours, qui enrichissent sa réflexion. Mais aujourd’hui, l’heure est aux vacances. Ne reste du travail acharné des dernières semaines qu’une boîte pleine de boutons, d’œillets, de crochets en métal, on est bien chez Paco Rabanne. A portée de main, parfaitement taillés, des crayons, car pour mieux expliquer sa pensée à son équipe, il lui arrive de dessiner. Sur un buste Stockman, une robe en latex affiche ses partis pris. «De loin on pourrait croire à une soie glacée, on a retravaillé la matière, je voulais avoir la sensation que l’on a jeté un seau de latex coloré et une sensation d’énergie, de geste comme chez Pollock ou Cy Twombly…»

© MICHEL FIGUET

Julien Dossena a la particularité d’être de ceux pour qui les images comptent. Et les mots encore plus, il cite Maupassant, Annie Ernaux, Joan Didion… S’il n’y a ici pas un seul bouquin, on repère cependant sur le bureau de verre le Go-Sees du photographe Juergen Teller, un recueil de 462 portraits de modèles pris au débotté sur le pas de la porte de son studio. «C’est un livre assez rare, un cadeau. On y trouve toutes les filles des années 1990-2000 qui venaient chez lui pour passer un casting, elles sont dans leurs vêtements de tous les jours, je me suis beaucoup inspiré de leurs looks.»

Dans la somme de ses références, on trouve encore, comme en sous-texte, les vibrations du monde comme il va. Voilà pourquoi son automne-hiver 22 est empreint de sérénité, de douceur et l’été 23, électrique comme traversé par une certaine rage. «Pour la collection de la saison, je voulais me faire plaisir et faire plaisir. J’estimais qu’on en avait pris plein la figure, j’étais encore plein d’espoir, je pensais que la sortie de crise serait douce… En fait, pas du tout. L’été prochain est donc une collection un peu énervée, avec l’idée d’une femme combattante, et armée, parce que l’on vit des temps sombres.» Sa bulle feutrée, épurée est décidément totalement perméable, rien à voir avec une tour d’ivoire.

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