Déco | La mode et le design, des frontières toujours plus perméables

En juin 2022, à Milan, Cassina devoilait son projet Modular Imagination avec feu Virgil Abloh © Valentina Sommariva

Des créateurs, influenceurs et plates-formes de vente habituellement actifs dans le secteur de la mode montrent un intérêt nouveau pour la déco d’intérieur. La it chair est-elle en passe de détrôner le it bag?

Depuis 1961, Milan est la Mecque européenne du design et de la déco. En dehors de l’année pandémique où le Salone del Mobile est tombé à l’eau, plusieurs centaines de milliers de distributeurs, fabricants, designers, journalistes, acheteurs et vendeurs s’y rendent tous les ans au printemps. Outre le Salon du meuble, au Fuorisalone, le festival urbain qui se déroule en même temps, des installations pop-up

Le Bambole de B&b Italia dessiné par Stella McCartney. SDP

immersives et des expos sont organisées dans des musées, sur des places et dans des patios insoupçonnés. On y découvre des fauteuils, tables, luminaires ou encore papier peint de fabricants de tout le globe… Et depuis quelques années, on remarque que des marques de mode se glissent de plus en plus souvent parmi les nombreux exposants. Un phénomène qui a connu son apogée en juin dernier, lors de l’édition 2022 de cette grand-messe créative où les valeurs sûres de la fashion sphère se bousculaient.

Prada a ainsi organisé un symposium avec des designers et des intervenants curatés par le studio néerlandais de référence FormaFantasma. Dolce & Gabbana a ouvert un premier Casa store – incluant des imprimés zébrés et tigrés ton sur ton – en plein cœur de la via Durini. Et même s’ils ont lancé leurs collections pour la maison il y a déjà plusieurs décennies, Ralph Lauren et Fendi se sont fait remarquer pour la première fois lors de cette manifestation lombarde.

Dolce & Gabbana fait son entrée dans l’univers de la déco et du design. Dans son Casa store, on trouve notamment des canapés, des coussins et de la vaisselle, dont ces assiettes de la collection Carretto.
Dolce & Gabbana présente une ligne déco dans son Casa store. © SDP

Et puis, il faut aussi citer les innombrables cross-overs. Carhartt WIP a travaillé avec le studio de Faye Toogood, connu pour son imposante Roly Poly Chair. A l’occasion du 50e anniversaire des Bambole de Mario Bellini, B&B Italia présentait le canapé dans la version de Stella McCartney, sa première collaboration avec une personnalité issue de la mode.

Signalons encore que Cassina dévoilait son projet Modular Imagination avec Virgil Abloh, le styliste d’Off-White décédé des suites d’un cancer à la fin de l’année dernière. Ce dernier avait imaginé des éléments de construction avec lesquels on peut composer soi-même une table, un banc ou un canapé. Et cette liste n’est bien sûr pas exhaustive.

L’e-shop de mode de luxe MyTheresa.com est à travers LIFE désormais aussi curateur de marques italiennes de design haut de gamme et de niche.
MyTheresa.com est à travers LIFE aussi curateur de marques italiennes de design. © SDP

LES PREMICES DU PHENOMENE

Certes, les collaborations entre la mode et le design ne sont en soi pas une nouveauté. Mais le fait que les griffes débarquent en masse à Milan est, lui, plus récent… En 1874, Louis Vuitton produisait déjà son iconique Bed Trunk – une valise d’où se déplie un lit d’appoint – pour l’explorateur Pierre Savorgnan de Brazza. Une «commande spéciale» pour le noble français. La collection Objets Nomades que le malletier présente depuis 2012 et complète chaque année par de nouvelles créations de designers bien cotés constitue un hommage à ce grand homme.

Hermès, de son côté, est actif dans la fabrication d’éléments dédiés aux intérieurs depuis 1920. Son département Arts de la table a été fondé en 1984, quatre ans plus tard c’était au tour de la ligne de mobilier et au tournant du millénaire a suivi le linge de maison. Mais il aura toutefois fallu attendre 2011 pour qu’Hermès Maison présente ses nouveautés lors de la Design Week.

Hermès conçoit depuis 1920 déjà des pièces pour la maison où le savoir-faire occupe le premier plan. La dernière en date est cette chaise Oria, créée par Rafael Moneo.
Hermès conçoit depuis 1920 des pièces pour la maison. Ici, la chaise Oria de Rafael Moneo. © HUGO MAPELLI

Les maisons de mode italiennes ont également suivi l’exemple français. Pucci et Missoni ont franchi le cap dans les années 70, Fendi Casa en 1988, suivi par Versace Home à peu près cinq ans plus tard. Armani Casa (2000) et Gucci Décor (2017) ont attendu le XXIe siècle pour se lancer dans leurs propres lignes d’objets.

Quant à Dolce&Gabbana, la marque commence seulement maintenant, mais avec son traditionnel sens du spectacle. Lors de l’avant-première de son show Alta Moda à Venise l’an dernier, Jennifer Lopez, Doja Cat et Christian Bale, entre autres, ont été repérés en train de flâner parmi les meubles, services, créations textiles et objets de la griffe.

DES POINTS COMMUNS ENTRE MODE ET DESIGN

Mais pourquoi tant d’accointances? «En élargissant mon activité dans des secteurs extérieurs à la mode, j’ai réussi à mettre en avant ma philosophie globale», déclarait Giorgio Armani au magazine Wallpaper à l’occasion du 20e anniversaire de sa ligne pour l’intérieur.

Et c’est exactement de ça qu’il s’agit, autant pour les créateurs que pour les consommateurs. Si l’on se reconnaît dans l’esprit d’une marque de mode, il est logique que l’on soit ouvert à son goût esthétique sur d’autres terrains. Certains labels se contentent de concéder leurs tissus sous licence à un fabricant de canapés ; d’autres sont plus ambitieux et créent leurs propres lignes. Dans les deux cas, avec un succès variable, mais bien une seule certitude: si le client aime les vêtements, il appréciera probablement aussi ces accessoires de maison.

Michaël Verheyden chez MyTheresa.com LIFE.
Michaël Verheyden chez MyTheresa.com LIFE. © SDP

L’échange fonctionne d’ailleurs aussi en sens inverse, avec des architectes qui s’aventurent dans le monde des fringues. «Si on parle du processus de création, il y a beaucoup d’éléments communs», estime Patricia Urquiola. L’architecte et conceptrice de mobilier espagnole est devenue en 2015 art director de Cassina et a dans le passé eu l’occasion de collaborer avec des grands maîtres italiens comme Achille Castiglioni, Vico Magistretti et Piero Lissoni.

Désormais, on peut faire davantage que s’asseoir sur une création de Patricia Urquiola: on peut aussi la revêtir. Cette silhouette fait partie de la dixième collection Weekend Max Mara Signature.
La ligne Weekend Max Mara Signature signée Patricia Urquiola. © SDP

Pour le dixième projet Weekend Max Mara Signature, elle a dessiné une capsule pour cette rentrée. «Tout comme dans un projet d’architecture, il s’agit pour une collection de mode de créer des volumes, d’évaluer les différents points de vue, l’étude de la couleur, la relation avec la lumière. Mon travail est une recherche quotidienne de la façon dont nous pouvons habiter un espace ou une expérience de vie en plusieurs dimensions. Alors pourquoi ne pas concevoir aussi des vêtements? Ils font eux aussi partie de notre maison. On les emmène en tant qu’enveloppes partout avec soi et, où que l’on soit, ils peuvent vous donner le sentiment d’être chez vous. Ils constituent un habitat émotionnel. C’est de l’architecture nomade.»

Ann Demeulemeester x Serax
Ann estime que ce trois-places Ono est le rayon de soleil de la collection. Quand on frotte le velours mandarine – spécialement développé; avec des producteurs textiles locaux -, aucune strie n’apparaît. Un détail important pour la designer. © PHOTO: VICTOR ROBYN

Ann Demeulemeester, qui est passée de la mode à la création de meubles, l’exprime, elle, comme ceci: «La distance qui sépare la fabrication d’une chaise de celle d’un pantalon n’est pas si grande. Dans les deux cas, on cherche des proportions. Tracer des lignes, créer de la beauté.»

LE NERF DE LA GUERRE: FAIRE DU BUSINESS

Mais au-delà de cette volonté de diffuser son style de vie exprimée par Armani ou d’exercer ses talents dans d’autres univers, comme le raconte Patricia Urquiola, l’aspect financier de telles opérations est à soulever. Ces dernières années, la somme consacrée par chacun à l’aménagement d’intérieurs a considérablement augmenté. Selon l’institut de sondage Statista, le marché mondial du meuble devrait atteindre en 2027 une valeur de 650 milliards de dollars, contre un peu plus de 500 milliards de dollars en 2020, c’est-à-dire une croissance de 28%. La pandémie nous a coincés chez nous et poussé à investir davantage dans la création d’un espace de vie qui reflète mieux notre identité. Rien que cette année, chaque Belge a dépensé en moyenne 481 euros pour son intérieur, soit le double de la moyenne européenne, avance Statista.

Au début des années 80 déjà, Ralph Lauren traduisait son ‘American lifestyle’ dans une collection d’intérieur.
Au début des années 80 déjà, Ralph Lauren proposait une collection d’intérieur. © SDP

Dans leur sillage, les créateurs, influenceurs et responsables de plates-formes de vente consacrés en temps normal à la mode se sont également réinventés durant le lockdown et ont développé un nouvel intérêt pour l’aménagement de nos chaumières. Car ils ont bien compris qu’introduire dans ce secteur leur réputation établie pouvait rapporter gros. L’e-tailer Net-a-Porter.com propose depuis peu un petit département homeware et la boutique de mode de luxe en ligne MyTheresa.com a lancé fin mai LIFE. Outre des classiques allant d’Artek à Vitra, on peut y acheter des collections de déco de maisons de mode italiennes et de petites marques de niche comme Michaël Verheyden ou Valerie Objects. «Nos collections – qu’il s’agisse de mode et déco ou d’autre choses – suivent les mêmes fils rouges. Nous présentons les produits les plus désirables des plus grands talents créatifs et nos clients nous apprécient pour cela», explique à propos de cette démarche Richard Johnson, Chief Commercial Officer de MyTheresa.

A l’aide de ces éléments de construction Modular Imagination, que feu Virgil Abloh a créés en collaboration avec Cassina, il est possible de composer soi-même un canapé, un banc ou une table.
A l’aide de ces éléments de construction Modular Imagination, créé par Virgil Abloh en collab’ avec Cassina, il est possible de composer un canapé, un banc ou une table. © LUCA MERLI

L’intérêt pour l’aménagement d’intérieur est également boosté par les réseaux sociaux qui suscitent à grand renfort d’images des envies de déco bien précises et font connaître les noms à suivre et les pièces à shopper absolument. Si avant la pandémie la plupart des gens n’avaient aucune idée de ce qu’étaient un Togo ou un Camaleonda ou de qui étaient India Mahdavi ou Vincent Van Duysen, à présent ils le savent probablement. D’autant que les grandes chaînes surfent également sur la vague. La collection de la première pour H&M Home a été tout de suite sold-out et la toute récente ligne du second pour Zara Home fait désormais courir les aficionados. Ces opérations rendent le marché du design plus accessible et plus populaire pour des gens qui ne s’intéressent pas au secteur, faute de moyens surtout.

La marque familiale de mobilier italienne Minotti ne s’est pas encore essayée à un cross-over avec le monde de la mode, Molteni & C bien.
Minotti ne s’est pas encore essayée à un cross-over avec le monde de la mode. © SDP

UNE CONCURRENCE ENTRE MAISONS DE MODE ET DE DESIGN

Mais comment ces «intrusions» fashion sont-elles vues par les entreprises familiales légendaires actives dans le mobilier depuis plusieurs générations? «La mode et le design sont deux concepts différents, surtout quand il s’agit de la manière d’aborder le projet, des recherches, du développement et de l’innovation, juge Giulia Molteni, Chief Marketing Officer du Groupe Molteni, dont la famille fondatrice tenait la barre du Salone del Mobile il y a soixante ans.

Mais cela ne nous empêche pas de pratiquer nous aussi le cross-over. La créatrice de mode milanaise Marta Ferri est responsable de notre image textile. Son travail de recherche dans les archives des plus grands fabricants italiens de textile s’accorde parfaitement avec notre obsession pour la qualité. Et dans le passé nous avons travaillé avec Vivienne Westwood.»

Pour Roberto Minotti, la mode est synonyme de beaucoup d’originalité. Avec son frère Renato, il dirige la marque de mobilier de luxe Minotti, lancée par leur père en 1948 dans un petit atelier. «Si l’on maintient le niveau du bon goût, de l’élégance et du raffinement, cela peut mener à une conscience grandissante chez le consommateur de la tranche supérieure. Et cela ne peut être que bénéfique pour des marques qui ont une riche histoire en matière de conception de meubles.»

C’est aussi l’avis d’Els Van Hoorebeeck, Head of Design chez le Danois &Tradition. Son boulot consiste entre autres à nouer des collaborations avec des créateurs extérieurs. «Le public des marques de mode de luxe et des grandes enseignes est plus large et différent du nôtre. Les maisons de mode valident les talents du design, les chaînes les amènent dans les intérieurs de tout un chacun. La notoriété que cela génère est positive pour les designers et leurs autres projets.»

Ce tapis est issu des recherches de la créatrice de mode Marta Ferri.
Ce tapis est issu des recherches de la créatrice de mode Marta Ferri pour Molteni & C. © SDP

Reste cette question: a-t-on besoin d’encore plus de fauteuils, tables et chaises que ceux déjà produits par le secteur lui-même? Chaque année sont jetés, rien que pour l’Europe, 10 millions de tonnes de meubles et d’objets de déco, dont 2% seulement sont recyclés. «Si on réunit deux mondes qui, par leurs créations communes, approfondissent chacun leur expertise, leurs connaissances et leurs recherches, alors on obtient automatiquement un bon produit, répond Els Van Hoorebeeck. La maîtrise des couleurs de Raf Simons chez Kvadrat, le savoir-faire Hermès avec le talent créatif de Jasper Morrison: oui, alors ça a du sens.»

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