Enzo Mari, le génie impertinent
Le C-Mine, à Genk, accueille l’œuvre d’une légende du design. Malgré plus de 2 000 objets et des manifestes provocateurs, Enzo Mari reste peu connu du grand public. Cette expo est la dernière chance de voir son travail, qui sera ensuite mis sous clé pour quarante ans!
Tout le monde n’aime pas les feux des projecteurs. Enzo Mari (1932-2020) les détestait. Ce n’était pas pour autant un homme timide ou hyper discret. Il a enseigné dans plusieurs universités italiennes, imaginé des scénographies et rédigé une quinzaine de livres explicatifs et politiques. Il osait se perdre dans des monologues passionnants et a créé pour de nombreuses marques.
Des accessoires de cuisine pour Alessi, une marmite en fonte pour Le Creuset, des lampes pour Artemide, des meubles pour Driade et Zanotta, un calendrier perpétuel, des récipients et un puzzle pour Danese Milano… Il a également reçu pas moins de cinq fois le Compasso d’Oro, la plus prestigieuse distinction italienne en matière de design industriel.
Et pourtant, même l’amateur moyen de design ne connaît pas son nom. «Il refusait de jouer le jeu des galeries et fustigeait la fétichisation commerciale de ses créations», explique Hans Ulrich Obrist dans une interview. Le directeur artistique des Serpentine Galleries à Londres est aussi le co-curateur de l’exposition exceptionnelle sur Enzo Mari, présentée fin 2020 à la Triennale de Milan et qui est à voir à Genk actuellement.
Enzo Mari était un provocateur. Il condamnait notre société de consommation, la mondialisation et notre manque persistant de perspectives durables. Dans les foires et les expositions qu’il a visitées avec Hans Obrist, il traitait tout de «merda pura». Il haïssait également le mot «designer». Un «progettista», quelqu’un qui réalise des projets, était un terme qui convenait selon lui mieux au concept. Parce que le design était mort, de toute façon.
Trop gâtés
Ceux qui l’ont rencontré peuvent le confirmer: Mari était sans doute le plus bougon de tous les designers italiens. Mais c’était aussi un génie, un visionnaire. Demandez aujourd’hui à un créateur, un chercheur ou un artiste qui sont ses plus grandes sources d’inspiration et il y a de fortes chances qu’ils le citent. Il était tout à la fois: l’esprit grincheux réalisant de joyeux livres pour enfants, le communiste travaillant pour des producteurs capitalistes, le rebelle secouant la conscience du monde du design…
Sa Proposta per un’Autoprogettazione, un manuel gratuit pour bricoler soi-même des meubles à l’aide d’un marteau, de clous et de bois, publié en 1973, était révolutionnaire. A ne pas confondre avec un mode d’emploi de chez Ikea. Avec ce petit livre, Mari mettait à nu en 19 objets l’essence du design: le fait que l’on puisse fabriquer de ses propres mains quelque chose d’utile et qui puisse vous rendre heureux.
Encore aujourd’hui, Autoprogettazione résonne comme un appel à regarder de manière critique les méthodes de production actuelles et la société de consommation. Mais finalement, c’est cette foutue société qui l’a emporté sur Mari. En 2010, Artek a produit une de ses réalisations, Sedia 1, et l’a présentée au Salone del Mobile. Il était résigné, confiait-il alors: «A l’époque aussi, presque personne ne comprenait ce que je voulais dire exactement.» Il était terriblement frustré que les utilisateurs de son bouquin se contentent de reproduire ses objets au lieu de les réinterpréter de façon créative.
Ce sentiment d’incompréhension est aussi la raison pour laquelle ses archives complètes – non seulement les objets mais aussi les recherches et les manifestes résultant des six décennies de sa longue carrière – seront mises sous clé pendant toute une génération après cette expo. «Les gens sont tout simplement trop gâtés pour comprendre», disait-il, espérant qu’en 2061, le monde serait capable de donner une signification plus profonde à son héritage. Trois experts nous expliquent.
Enzo Mari, C-Mine, à 3600 Genk (Limbourg). Du 11 février au 19 mai. Plus d’infos
1. Louise Osieka, directrice de C-Mine
« Enzo Mari était un faiseur, mais aussi un penseur. Il a réfléchi à la pédagogie, à la production, à la communication et a travaillé de manière multidisciplinaire. Un vrai «homo universalis». L’avantage de cela est que nous pouvons dire de lui que c’était un visionnaire ; le désavantage est qu’il est difficile de le cerner en une seule image, qui pourrait être reconnue par tout le monde. »
« Il nous apprend aussi quelque chose sur la société et sur le rôle que nous pouvons y jouer en tant qu’individus. Il plaidait pour que nous ne subissions pas tout de manière passive mais que nous transformions les choses de manière active. A commencer par sa chaise, puis sa maison, puis sa rue, sa ville, le monde. »
« C’est pour cette raison qu’il détestait aussi la commercialisation de ses produits. Il voulait sans doute les rendre accessibles à un grand public, mais en aidant les gens à les fabriquer eux-mêmes. Et ce, que l’on soit adulte ou enfant! Ses livres illustrés, son puzzle ou son Jeu des fables (NDLR: Il Gioco delle Favole, un jeu de cartes de 1965 avec lequel on peut créer soi-même des fables) sont géniaux! »
« Les enfants devaient développer leur propre univers au lieu de copier ou de prendre comme une vérité celui des grands. Ce jeu est simple, accessible financièrement et modulaire, mais pas neutre. En y représentant les êtres humains plus petits que la nature ou les animaux, il fait réfléchir en douce les mômes et leurs parents sur la position de l’homme dans l’ensemble du vivant. »
« Certes, Mari pouvait passer pour un grincheux, mais il n’était pas cynique pour autant. C’était un provocateur. Avec ses créations et ses déclarations, il voulait réveiller les gens, les toucher dans leur fierté dans l’espoir de leur apprendre quelque chose. Comme être critique par rapport à ce qu’on voit, ce qu’on achète et ce qu’on utilise. Ce qui le rend encore pertinent aujourd’hui. Le rebelle qu’il était a secoué les consciences dans le monde du design. Sans gêne, sans langue de bois. Ce qui explique qu’il était loin de faire l’unanimité. Il a choisi d’être le caillou dans la chaussure, mais il regardait l’avenir avec espoir. »
2. Pieterjan, collectionneur passionné
« Les formes de Mari sont différentes des autres. C’était un architecte. Pas de bâtiments, mais de petits objets utilitaires. Et si on observe bien ses créations, ça se voit. Il a consacré toute sa vie à la différence entre la qualité de la forme et la non-qualité du formalisme en design. En bref, la forme pour la forme, il s’en fichait.
Parce que l’essence de son design était de construire quelque chose qui accomplit ce pour quoi il est fait, de la meilleure manière. Ainsi, il a présenté un jour, dans une exposition, 36 faux (NDLR: l’outil). Partout dans le monde, les faux sont nées indépendamment les unes des autres, par nécessité. Et à travers leur utilisation, elles ont évolué jusqu’à ce à quoi elles ressemblent aujourd’hui. Elles ont toutes été ramenées à cette forme essentielle, ce qui les rend également belles. »
« De même, Enzo Mari n’a pas conçu le vase Bambù pour son côté décoratif, mais parce c’est tout simplement la meilleure manière de disposer un bouquet de fleurs. Son coupe-papier se reconnaît tout de suite à son aspect épuré. »
« Dans le cas du plateau Putrella (NDLR: qui ressemble à une poutre industrielle dont les extrémités sont infléchies), il laisse à nouveau la production décider de la forme. Tout cela fait qu’il était énormément admiré par d’autres designers et est donc à la source de très nombreuses choses que les gens ignorent totalement. »
« Dans ma collection, j’ai une quarantaine de pièces de lui, aussi bien des objets utilitaires que des jouets mais aussi des réalisations de niche. Comme les cubes dans lesquels il a exécuté des exercices mathématiques ou adapté des illusions d’optique. C’est vraiment à la frontière entre l’art, la recherche et le design. En tant que collectionneur, on s’éloigne vite des pièces courantes, faciles à trouver. »
3. Thomas Lommée et Christiane Högner (OpenStructures), designers
« Enzo Mari ne créait pas avec l’unique objectif de faire un produit qui pourrait être vendu dans un magasin. Il se souciait aussi du fait que sa création devrait être réalisée dans une usine et de toutes les conséquences de cela. Il se demandait comment il pouvait imaginer quelque chose qui aurait un impact positif aussi bien pour l’ouvrier de la chaîne de production que pour l’utilisateur final. Ce qui le rend si fort, c’est assurément son talent de créateur, mais aussi son engagement. »
« Il a démontré toute la force de ce que le design peut être. C’est l’un des points communs que nous partageons. Les plus de 300 architectes, concepteurs, fabricants et étudiants qui forment OpenStructures continuent de construire en se basant sur les créations et les idées des uns et des autres. A la manière de Wikipédia, nous offrons un système modulaire constitué pour l’instant de 1 800 éléments et 700 objets qui n’ont pas été élaborés par un seul designer ou une seule société, mais par de nombreux auteurs. »
« Nous voulons ainsi arriver à des meubles et des objets utilitaires qui ne sont plus statiques mais qui forment des puzzles dynamiques qui peuvent être adaptés en fonction des différents besoins de l’utilisateur. Des meubles, donc, qui sont facilement démontables et réparables et dont les éléments peuvent se recombiner à l’infini. Par exemple, nous avons choisi pour l’exposition au C-Mine deux objets du catalogue d’Enzo Mari et nous avons adapté leurs éléments au réseau OpenStructures pour les rendre compatibles. »
« En d’autres termes, nous montrons une nouvelle table Mari hybride, construite avec des éléments avec lesquels les visiteurs peuvent eux aussi se mettre à l’ouvrage. Nous espérons ainsi rendre le design plus accessible et plus durable. Enzo Mari aurait certainement apprécié cette manière de travailler. »
Enzo Mari en bref
Enzo Mari voit le jour à Novara, entre Milan et Turin, en 1932.
Il grandit dans la pauvreté. Lorsque son père décède, il quitte les bancs de l’école pour soutenir financièrement sa famille.
De 1952 à 1956, il étudie l’art à l’Accademia di Brera à Milan, qui n’exige pas de diplôme scolaire. Un an plus tard, Danese Milano édite son premier projet, 16 Animali, un puzzle en bois composé de 16 formes simples d’animaux. Plus tard, la marque éditera également le plateau Putrella, le vase Bambù et le calendrier Timor.
Dans les années 70, il publie des manifestes, dont Proposta per un ’Autoprogettazione, mais aussi des livres illustrés pour enfants, comme La Pomme et le Papillon. A cette même période, Anonima Castelli édite sa Box et Driade la Sof Sof.
Dans les années 80, son style n’est plus trop en vogue, une conséquence de la Memphis-mania qui domine à l’époque. Il revient dans l’actu autour du changement de millénaire grâce à sa collaboration avec Gebrüder Thonet, Muji et Artek en 2010.
Il décède le 19 octobre 2020 à 88 ans des suites du Covid-19. Il n’a jamais pu visiter son exposition.
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