Isamu Noguchi en grandes formes: pourquoi le concepteur de la lampe Akari était un génie
Trente-quatre ans après sa disparition, le sculpteur et designer américano-japonais à qui l’on doit les célèbres lampes Akari fait l’objet d’une rétrospective majeure à Cologne. L’occasion de revenir, en compagnie de trois experts, sur le génie protéiforme de cet artiste.
Une vie entière n’aura pas suffi à étancher son insatiable curiosité. Isamu Noguchi (1904-1988) a tour à tour été sculpteur, designer – on lui doit la fameuse Coffee Table, éditée chez Herman Miller et Vitra -, paysagiste, décorateur de théâtre ou encore créateur de costumes pour la légendaire chorégraphe Martha Graham avec laquelle il collabora pendant plusieurs décennies. « Dès le départ, Isamu Noguchi et moi nous sommes parlé sans avoir besoin de mots, expliquait la créatrice de ballets. Notre travail commun s’inspirait peut-être de mythes, de légendes ou de poèmes mais il parvenait toujours à en faire émerger une sorte de beauté étrange à mes yeux, comme venue d’un autre monde. » Un univers insolite façonné tout au long de sa vie par sa double culture américaine et japonaise.
La notoriété de Noguchi sculpteur et designer ne se mesure pas que dans les musées américains où il jouit d’une renommée plus grande qu’en Europe. Ses jardins, monuments et aires de jeux sont visibles à ciel ouvert à New York, Tokyo, Munich, Jérusalem ou Paris. Grâce aux systèmes de subventions mis en place par les Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale, il participe au grand mouvement d’aménagement des espaces publics urbains. On peut ainsi admirer ses réalisations épurées et contemplatives au pied des gratte-ciel de Manhattan. Voyageur infatigable, citoyen du monde épris de modernisme, ennemi des catégories et des petites boîtes qui assèchent l’imagination, l’homme déclarait sans détour: « To be hybrid is to be the future. » Rita Kersting, curatrice de l’exposition à Cologne, Giorgio Angeli, marbrier, et Pierre Romanet, distributeur de mobilier, évoquent l’artiste et pourquoi il a tant marqué son siècle.
Isamu Noguchi, Musée Ludwig, à Cologne. Du 26 mars au 31 juillet. museum-ludwig.de
Rita Kersting – Commissaire de l’exposition
Après Londres et avant Lille, l’exposition itinérante consacrée à Isamu Noguchi, qui s’arrête aujourd’hui pour quatre mois à Cologne, est une revanche sur la ligne du temps. Aucune rétrospective d’envergure ne lui avait été consacrée depuis vingt ans en Europe. « A l’époque, au début des années 2000, il était encore difficile de faire comprendre que Noguchi n’était pas un designer au sens strict du terme, estime Rita Kersting, curatrice et directrice adjointe du Musée Ludwig. Il n’aimait pas l’idée conventionnelle de l’objet décoratif et utile. Chez lui, le design fait partie intégrante d’une oeuvre féconde qui comprend de nombreuses interconnexions avec d’autres disciplines. »
Avec plus de 150 pièces exposées, dont une majorité de sculptures, l’installation a pour ambition de révéler les multiples facettes de l’artiste qui appartient à deux cultures que tout oppose… « Noguchi est né en 1904 à Los Angeles d’un père japonais et d’une mère américaine qui l’a élevé en célibataire. Il s’est souvent senti comme un étranger à la fois en Amérique et au Japon. En même temps, il s’est immergé dans l’histoire culturelle et politique de ces deux pays où il a passé la plupart de son temps. Il a été très imprégné par l’art du jardin traditionnel japonais comme par les figurines en céramique de l’art funéraire que l’on recense dans l’île entre le IIIe et le VIe siècle. Son travail est traversé par des questions d’identité et de discrimination. Mais il a compris que son point de vue d’outsider était une force créative unique. »
Esprit ouvert, Noguchi n’a jamais cessé de parcourir le monde. Dès le début de ses activités, il est pris d’une bougeotte incessante qui le pousse à voir ailleurs. En 1927, à 23 ans, le jeune sculpteur embarque pour l’Europe grâce à la bourse Guggenheim qu’il a réussi à décrocher. « C’est à ce moment là qu’il travaille avec l’artiste roumain Constantin Brancusi, basé à Paris. Il apprend de lui non seulement l’extrême dévouement au matériau, au bois et à la pierre, mais aussi à étendre l’idée de la sculpture à l’environnement. »
Une autre personne influente, selon Rita Kersting, est l’ingénieur et inventeur américain Richard Buckminster Fuller (1895-1983), qui lui transmet « sa foi dans les nouveaux matériaux, dans l’écologie, dans les progrès de la science et de l’espace« . Ensemble, ils travaillent dans les années 30 sur la Dymaxion, un projet inabouti de voiture futuriste. Les prototypes du bolide laissent deviner ce que ce « concept car » aurait pu être, au-delà de la forme aérodynamique propre au mouvement artistique Streamline: une pure sculpture motorisée.
Pierre Romanet – Distributeur des lampes Akari
Imaginées par Isamu Noguchi et fabriquées sans interruption depuis 1951 par l’entreprise Ozeki, les lampes en papier Akari s’apparentent à de fragiles sculptures lumineuses. Ces pièces aujourd’hui iconiques, inspirées par les lanternes japonaises ancestrales, étaient pourtant quasi introuvables en Europe au début des années 90. C’est Pierre Romanet, alors jeune diplômé de l’école d’arts appliqués Boulle, qui a l’idée de les réintroduire sur le marché, deux ans après la mort de l’artiste. « C’était avant Internet », se souvient l’éditeur et distributeur de mobilier, directeur de l’enseigne Sentou. Il envoie une lettre à la Fondation Noguchi à New York comme une bouteille (de saké) à la mer.
Les mois s’écoulent, sans réponse, jusqu’à ce qu’une dame respectable fasse un jour son apparition dans l’espace de vente du Parisien. « C’était Priscilla Morgan, la dernière compagne de Noguchi. La Ville lumière était importante pour elle, pas seulement pour des raisons commerciales mais parce qu’elle y avait rencontré Noguchi dans les années 50. Elle m’a invité à Manhattan dans l’appartement du maître pour étudier la manière dont nous pouvions collaborer. On s’est mis d’accord. Elle a ensuite envoyé un courrier à Ozeki, le fabricant exclusif des lampes Akari. Avec sa bénédiction et celle de la Fondation, les portes se sont ouvertes. » Quelques mois après la signature du contrat, les luminaires font leur come-back dans les rayonnages parisiens. L’engouement des architectes d’intérieur et des magazines de déco est instantané… Mais le mariage a ses règles. Il se passe quatre années avant que le revendeur ne soit autorisé à fouler le sanctuaire de production, situé dans la région de Nagoya.
« J’ai découvert une manufacture incroyablement avant-gardiste, un bâtiment à la Marcel Breuer en béton banché. J’ai compris que le coup de foudre de Monsieur Ozeki pour Noguchi venait aussi du fait qu’ils partageaient le même esprit de modernité. » Au dernier étage de la bâtisse, les artisans assemblent patiemment sur une fine ossature en bois les bandelettes de papier washi extrait de l’écorce de mûrier. Il faut six heures en moyenne pour confectionner un objet. « L’endroit ressemble à un atelier d’artiste ou à un temple, c’est le calme absolu. Le temps s’y est arrêté. Je m’y suis rendu plus de dix fois en trente ans, à chaque fois je ressens la même émotion. Le procédé de fabrication, 100% naturel et artisanal, n’a pas changé depuis septante ans. Les artisans utilisent les mêmes outils, la famille travaille avec les mêmes fournisseurs. »
Malgré les copies qui abondent sur le marché des luminaires en papier, essentiellement la série des boules, plus simples à reproduire, et vendues au dixième du prix d’Ozeki, la version originale a toujours le vent en poupe. Tout s’explique: « Il y a une qualité de matière et une précision absolue dans la juxtaposition des feuilles de papier qui fait instantanément la différence », prêche Pierre Romanet. Avec 140 modèles distincts proposés à son catalogue, Sentou est le second vendeur d’Akari au monde après la Fondation, avance son directeur. Un succès que l’entrepreneur explique par la qualité du projet. « Le travail de Noguchi est tellement abouti, si singulier. » Une perfection formelle telle que notre homme peine à trouver des héritiers au designer. « A part Ingo Maurer peut-être, décédé en 2019, et le styliste Issey Miyake avec lequel il partage le goût du plissé, je ne vois personne. »
Giorgio Angeli – Marbrier en Toscane
C’est une image comme on en trouve dans les albums de famille, avec les coins et les pages en cellophane. On y voit Giorgio Angeli partager en bras de chemise un repas avec Isamu Noguchi. Le cliché date des années 80, à l’époque où la collaboration était déjà bien installée entre l’artiste et l’artisan de Toscane, spécialisé dans la taille du marbre. L’aîné au crâne dégarni et aux yeux clairs, à gauche sur la photo, affirme Signore Giorgio, fut son guide, son père spirituel.
« J’ai fait la connaissance de Noguchi en 1966 quand j’étais encore assistant, raconte par téléphone l’Italien depuis ses ateliers, à Querceta, près de Carrare. A partir de 1972, quand j’ai créé mon propre atelier de sculpture. J’avais 24 ou 25 ans. Il m’a beaucoup aidé en me confiant de nombreuses commandes. » Un partenariat qui ne s’achèvera qu’avec la mort du « maestro » en 1988.
Le duo avait ses habitudes. Chaque année, Noguchi prenait ses quartiers 15 jours par an dans les hangars du marbrier situé au milieu des champs d’oliviers au pied des Alpes apuanes, non sans avoir pris soin d’envoyer au préalable le déroulé des opérations à coups d’esquisses, de notes explicatives, de maquettes ou de recommandations sur le matériel à utiliser. « Il était très précis dans ses directives, très exigeant et fin connaisseur du marbre, même s’il avait coutume de travailler le granit au Japon. On le disait autoritaire mais ça ne me posait aucun problème car je comprenais exactement ce qu’il voulait. Quand il était sur place, il bossait parfois très dur, du matin au soir avec un ciseau à marbre ou un marteau pneumatique comme n’importe quel ouvrier. Après la journée, on dînait ensemble et il restait dormir à la maison. » Sur la quarantaine de sculptures de Noguchi auxquelles Angeli a prêté son concours, Slide Mantra reste la plus mémorable pour le septuagénaire. Cette sculpture cylindrique inspirée par la topologie d’un toboggan a été choisie pour représenter les Etats-Unis à la Biennale de Venise en 1986. Taillée dans un bloc de 120 tonnes de marbre brut, la structure fut acheminée en sept morceaux par camion, transportée par barge sur le Grand Canal puis grutée jusqu’au pavillon américain. L’oeuvre trône aujourd’hui dans un parc public de Miami. Les enfants y font des concours de glisse en se marrant comme des baleines et en profitant de la fraîcheur du marbre blanc. Rien de tel pour s’initier à l’art contemporain.
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