Le come-back du « conversation pit »: effet de mode ou révolution dans la maison?

Le salon de la Miller House d'Eero Saarinen et Alexander Girard. © SDP / LIBRARY OF CONGRESS, PRINTS & PHOTOGRAPHS DIVISION, PHOTOGRAPH BY CAROL M. HIGHSMITH
Yoris Bavier

En ligne, le conversation pit jouit d’une belle popularité. Dans la vraie vie, il renaît là où il a autrefois disparu: au sein des intérieurs cossus. Portrait intime d’une caractéristique architecturale qui l’est tout autant.

Depuis une douzaine de mois maintenant, une poignée de twittos militent online en faveur du retour des conversation pits dans nos intérieurs. Cet emballement virtuel aurait pu passer inaperçu si seulement les fameux posts n’engrangeaient pas des dizaines de milliers de retweets ainsi que quelques centaines de milliers de likes, ressuscitant ainsi un intérêt pour cet aménagement architectural tombé dans l’oubli ou presque. Mais de quoi parle-t-on exactement?

Made in USA

Il s’agit d’un salon protéiforme creusé dans le sol d’une grande pièce ouverte et accessible à l’aide d’un escalier excédent rarement les cinq marches. On attribue largement sa toute première matérialisation à Bruce Goff et Joseph R. Koberling Jr. qui réalisèrent, dans les Années folles, une maison agrémentée d’une zone d’assise en contrebas, à Tulsa (Oklahoma). Toutefois, c’est celle de l’influente Miller House – imaginée en 1953 et terminée quatre plus tard par l’architecte Eero Saarinen et le designer Alexander Girard, à Columbus (Indiana) – qui contribua à populariser grandement le concept made in USA.

L'impressionnant salon du terminal de l'aéroport international John F. Kennedy, d'Eero Saarinen.
L’impressionnant salon du terminal de l’aéroport international John F. Kennedy, d’Eero Saarinen.© SDP / MAX TOUHEY

« Ce n’est pas anodin de voir émerger cette tendance aux Etats-Unis à un moment où leurs rapports avec le pays du Soleil-Levant se développent, explique Pablo Lhoas, doyen de la faculté d’architecture La Cambre Horta de l’ULB. Il y a un clin d’oeil presque évident à la façon traditionnelle de s’asseoir là-bas et un lien très probable avec l’art de bâtir japonais. »

Une théorie confirmée par Antonio Román, dans sa monographie dédiée à Saarinen, qui affirme que ce dernier s’est inspiré des espaces ouverts, mais maîtrisés, des habitations nippones. En 1962, le Finno-Américain réitère une nouvelle fois l’expérience dans une zone non-résidentielle cette fois: le TWA Flight Center, terminal de l’aéroport international John F. Kennedy, à New York. Au cours de ces deux décennies, Paul Rudolph s’illustre lui aussi dans ce domaine au point d’en faire l’un de ses éléments signatures. En 1969, Marcel Breuer, maître du modernisme parmi tant d’autres, conçoit un conversation pit pour la deuxième demeure que les Geller lui confie. « Le conversation pit est une expression exacerbée des modernistes, continue Pablo Lhoas. Il libère l’espace de toutes entraves, gomme les aspérités du mobilier, tend vers une perfection incarnée et, placé près d’une baie vitrée, crée une continuité infinie entre l’intérieur et l’extérieur. C’est assez épatant. »

Le conversation pit gomme les aspérités du mobilier, tend vers une perfection incarnée et, placé près d’une baie vitrée, crée une continuité infinie entre l’intérieur et l’extérieur.

Pablo Lhoas

Déniveler le plat pays

En Belgique – et en Europe plus largement -, le conversation pit a également trouvé sa place, dans les années 60 et 70, au coeur de certains foyers huppés. A la manière d’une micro-tendance, cependant. « Quand on le retrouve sous nos latitudes, souvent dans les banlieues des grandes villes, il est clairement d’inspiration américaine, très Mid-Century Modern », analyse Arnaud Bozzini, directeur du Design Museum Brussels. L’explication est toute simple: à cette époque, bon nombre d’architectes belges scrutent la presse spécialisée états-unienne. « Un glissement s’est alors opéré, dans nos contrées, avec une nuance de taille: il sera presque toujours associé à un feu ouvert, éclaircit Maurizio Cohen, expert de l’architecture belge au XXe siècle et chargé de cours à l’ULB ainsi que de projets à l’ULiège.

Dans nos contrées, il sera presque toujours associé à un feu ouvert. Ce qui ramène évidemment à la sempiternelle idée de vie de château.

Maurizio Cohen

Un conversation pit de Jacques Dupuis et Albert Bontridder, décoré par Lou Bertot pour la Maison Piscador.
Un conversation pit de Jacques Dupuis et Albert Bontridder, décoré par Lou Bertot pour la Maison Piscador.© SDP / PHOTO: ALEXIS, FONDS JACQUES DUPUIS – ARCHIVES ET BIBLIOTHÈQUES D’ARCHITECTURE DE L’ULB. JACQUESDUPUIS.BE

Ce qui ramène évidemment à la sempiternelle idée de vie de château. » Le canon du genre fut, sans conteste, celui de l’élégante Maison Piscador imaginée par Jacques Dupuis, en collaboration avec Albert Bontridder, et décorée par Lou Bertot, à Destelbergen. L’emblématique intérieur en total look, aujourd’hui démantelé, était certainement le plus achevé que le duo n’ait jamais dessiné.

Un autre modèle remarquable de cette typologie, heureusement préservé cette fois, est niché à 35 kilomètres de Bruxelles, en pleine campagne brabançonne. Il y a sept ans, le couple Lempereur acquérait l’ancienne demeure du pilote automobile Jacky Ickx: une vaste villa des seventies, laissée dans son jus, et enrichie d’un impressionnant sunken sofa – sa deuxième dénomination. « En tant que professionnels (NDLR: elle est décoratrice; lui, architecte d’intérieur), nous voulions à tout prix le garder et le mettre en valeur, se rappelle Hélène Guillon-Lempereur. Aussi, la première fois où nous avons visité les lieux, notre fils a tout de suite pris possession de l’endroit. C’était une évidence de le conserver. » Pour le remettre au goût du jour, ils font appel à des garnisseurs qui créent un jeu de coussins sur mesure et à des parqueteurs qui restaurent le bois et le foncent. En résulte une assise de quatorze places extrêmement confortables, n’entachant en rien l’intimité rassurante de l’espace.

Ce salon encastré est situé dans une villa brabançonne des années 70, aujourd'hui habitée par les décorateurs Hélène et Olivier Lempereur.
Ce salon encastré est situé dans une villa brabançonne des années 70, aujourd’hui habitée par les décorateurs Hélène et Olivier Lempereur.© SDP / MATIÈRES, STYLISME & DÉCORATION: HÉLÈNE GUILLON LEMPEREUR. ARCHITECTURE D’INTÉRIEUR: OLIVIER LEMPEREUR

Chutes et déclin

Néanmoins, cet exemple s’érige comme une exception. En effet, vers la fin des années 70, le salon encaissé commence à s’apparenter davantage à un inconvénient qu’un avantage. Les accidents incluant des jeunes enfants, des personnes âgées ou des animaux de compagnie sont légion. « Malheureusement, mettre aux normes un conversation pit, en ajoutant un garde-corps et une main courante, détruirait complètement son concept », reconnaît Pablo Lhoas. « En outre, durant cette décennie, la télévision prend de plus en plus d’espace dans nos vies ainsi que dans nos logis », ajoute d’emblée Maurizio Cohen. Le salon devient donc une salle pour consommer des médias plutôt qu’un lieu de communion. Plus tard, durant les deux décennies suivantes, les espaces dédiés à la communication se lient étroitement au bien-être et au sport. Sauna, salle de gym privée et piscine s’invitent dans les foyers des plus aisés, ne laissant peu ou prou de place aux sunken sofas ayant échappé au rebouchage.

A la fin des années 60, l'architecte Dan Grootaert a conçu ce conversation pit monumental doté d'une impressionnante cheminée pour un libraire de Saint-Denis-Westrem. Cette pièce très chic est présentée dans le livre Erotique Chic, publié par Lannoo.
A la fin des années 60, l’architecte Dan Grootaert a conçu ce conversation pit monumental doté d’une impressionnante cheminée pour un libraire de Saint-Denis-Westrem. Cette pièce très chic est présentée dans le livre Erotique Chic, publié par Lannoo.© GF / ATHOS BUREZ
« La télévision prend de plus en plus d’espace dans nos vies ainsi que dans nos logis » Le salon devient donc une salle pour consommer des médias plutôt qu’un lieu de communion.

Maurizio Cohen

Le come-back

Bonne nouvelle pour les militants 2.0 de Twitter: depuis quelques années, l’engouement pour cette caractéristique architecturale semble revenir. Outre-Atlantique, forcément. En témoigne la Pam & Paul’s House, située sur les hauteurs de Cupertino (Californie). Répondant à un bureau encaissé, un surprenant conversation pit, entièrement tapissé d’éléments améthyste du canapé Tufty Time de Patricia Urquiola pour B&B Italia, invite au farniente. D’autres exemples tout aussi frappants prennent place à Los Angeles, New York, Hawaï…

Et chez nous, également! Lorsque l’ébéniste gantois Alexandre Lowie est invité à aménager complètement les 50 m2 qui composent le grenier d’une habitation de sa ville, il décide d’y inclure une zone d’assise en contrebas à une différence près du canon classique. « Il a fallu créer des différences de niveaux, des podiums pour, in fine, redescendre. J’ai travaillé à l’envers puisque c’était impossible de creuser le sol. Sinon, nous nous serions retrouvés dans le plafond de la chambre en dessous », plaisante-t-il. Au terme de deux ans, l’important chantier laisse place, en 2020, à un organique sunken sofa en ovangkol – un bois africain dur et sombre rappelant le noyer ou le palissandre – et dont les courbes, s’inspirant de l’oeuvre de Victor Horta, entourent une cheminée à gaz Focus.

Un conversation pit organique, inspiré par l'oeuvre de Victor Horta et réalisé en ovangkol par Alexandre Lowie.
Un conversation pit organique, inspiré par l’oeuvre de Victor Horta et réalisé en ovangkol par Alexandre Lowie.© SDP / ALEXANDRE LOWIE

Le conversation pit renaît donc bel et bien de ses cendres. Il n’est pas abusif de penser que cette résurrection n’en est qu’à ses balbutiements puisqu’une pandémie mondiale et des confinements successifs nous ont rappelé la valeur et l’importance des rassemblements intimistes. Et que nul autre aménagement architectural n’est capable de l’exprimer aussi clairement et avec autant de poésie.

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