Le design brésilien ne connait pas la crise

La crise ? Quelle crise ? Le design brésilien va bien, merci pour lui. Fort du dynamisme national, entre poids lourds industriels et créativité débridée, il semble s’adjuger une place laissée vacante par les autres acteurs du secteur, gagnés par la frilosité. Analyse avec Xavier Lust et Humberto Campana.

Est-ce le récent décès du visionnaire Oscar Niemeyer, gigantesque poète bâtisseur ? La Coupe du monde qui approche et la furieuse envie de siroter une caïpirinha en terrasse ? Ou l’impression sur nos rétines du sourire avenant des frères Campana, excellents clients des médias ? Peut-être un peu des trois, et surtout un contexte particulièrement favorable qui fait que le design brésilien n’a jamais eu autant de visibilité qu’à l’heure actuelle.

Au dernier Salon international du meuble de Milan, une nouvelle enseigne s’est d’ailleurs fait remarquer dans les travées du pavillon 6. Concept né en 2004 avec la volonté de démocratiser le design, A lot of Brasil s’est petit à petit transformé en une véritable marque, dont le slogan n’est rien moins que « The best of industrial design, Made in Brazil ». Cosmopolite, son équipe comprend entre autres le vétéran Alessandro Mendini, la légendaire maison Pininfarina et le Belge Xavier Lust. Plutôt habitué aux prestigieux éditeurs italiens, le Brugeois d’origine n’est pas pour autant en territoire totalement inconnu : « J’avais déjà fait le tour du pays il y a une quinzaine d’années. Plus récemment, on m’a invité à São Paulo pour une conférence et j’y ai rencontré les gens de A lot of. C’est à ce moment-là qu’on a décidé de collaborer. »

Premier projet à voir le jour de cette coopération transatlantique, la Cone chair n’a pas été retenue par hasard. « Elle a été choisie pour ses airs d’insecte exotique, avec de fines jambes et une sorte de dard à l’arrière ; on aurait pu l’appeler « la guêpe ». Je suis très optimiste quant à son succès, dans ce pays enthousiaste qui ne connaît pas la crise. Pour l’instant, elle est réalisée en Belgique, mais à terme, elle le sera au Brésil, grand producteur d’aluminium. »

Le boom économique Car si le Brésil est réputé pour ses exploitations forestières, avec notamment plus de 7 700 essences indigènes, il bénéficie aussi d’une des industries minières les plus florissantes au monde. Une mine d’or, au propre comme au figuré, dont profite une nation nouvelle. A l’aube de l’an 2000, après des années de dictature militaire, la classe moyenne soutient massivement les réformes du gouvernement travailliste qui le lui rendra bien et le pays connaît une croissance affolante. Tout bénéfice pour le marché domestique du meuble, qui explose sous l’impulsion de cette middle class d’une ampleur inédite. Même d’importantes taxes n’empêchent pas les importations européennes de trouver leur place dans les boutiques locales. « Lors de mon dernier voyage à São Paulo, j’étais épaté de voir le nombre de magasins de design », confirme Xavier Lust. Une production internationale ou même nationale dont fut longtemps exclue l’immense majorité de la population, qui n’aurait jamais pu rêver d’acquérir les créations des modernistes au siècle dernier.

Au commencement, était donc le modernisme. L’âge d’or du design brésilien, qui lui donna ses racines et ses lettres de noblesse. Outre le célébrissime Niemeyer, Paulo Mendes da Rocha, Joaquim Tenreiro, Sergio Rodrigues et d’autres virtuoses de la forme et du bois sculpté ont tracé la voie du modernisme brésilien.

Un langage particulier, méthodique et rigoureux, qui se développe au début du XXe siècle et dont la maîtrise impressionne encore de nos jours. Faits d’essences rares et d’harmonieuses courbes organiques, ces chefs-d’oeuvre à l’image polie, malgré leur évidente parenté avec notre Art nouveau, laissent deviner leurs origines exotiques au premier coup d’oeil.

Si sa cote ne cesse de grimper, cette esthétique léchée semble un brin trop académique pour s’avérer en phase avec la réalité actuelle. Pressée de profiter d’une liberté inaccessible durant les années de plomb, la jeunesse brésilienne compte pourtant perpétuer à sa manière la tradition manuelle du pays, moins par besoin de tuer ses pères fondateurs que par désir de faire exploser son trop-plein de créativité, et plus seulement les confettis des sambodromes.

D’autant que l’industrie brésilienne a enfin les reins assez solides pour assurer des techniques de production n’ayant rien à envier à nos méthodes occidentales. Au contraire, d’après Xavier Lust, elles tendraient même à les surpasser, du fait de leur nouveauté. En définitive, le pays a tout pour lui, tant au niveau des ressources naturelles qu’à celui de la population attachante, pleine de vitalité et fière de son identité, dont près de la moitié des quelque 200 millions d’habitants a moins de 30 ans.

Entre l’Europe et le Brésil, c’est donc une sorte de clash des générations, l’enthousiasme contre le marasme, qui se traduit aujourd’hui par un engouement nouveau, auquel le design ne fait pas exception. Pour incarner cet élan et le porter au niveau international, il ne manquait plus qu’un ambassadeur ; le Brésil en aura deux.

Les grands frères Sympathiques, photogéniques et prolifiques, les frangins Campana sont sans conteste les personnalités incontournables du design brésilien, les grands frères de toute cette nouvelle garde de jeunes talents à l’assaut du monde aujourd’hui. Parfaitement complémentaires – « Je suis dans le concept, le rapport aux formes et à la matière. Fernando, lui, réalise les choses plus concrètement » dit Humberto – ils déclarent non sans humour que c’est le design qui est venu à eux et pas l’inverse.

Respectivement architecte et avocat de formation, Fernando et Humberto attirent l’attention pour la première fois en 1988 quand leur Projet 66, sous l’égide d’Ingo Maurer, le grand maître allemand de la lumière, intègre le Museum of Modern Art de New York. Au début des années 90, commence leur idylle avec la marque Edra, qui donnera naissance à une impressionnante série de chaises à succès, désormais déclinées sous forme de lits.

Depuis, ils ont intégré le gotha du design mondial. Mais qu’est-ce qui a fait d’eux des précurseurs ? « Nous sommes parmi les premiers à ne pas être obsédés par le Bauhaus ou le modernisme. Nous avons derrière nous toute une génération de designers qui sont concentrés sur la notion d’identité brésilienne. »

En l’absence de Fernando, qui « n’avait pas dormi de la nuit », nous avons rencontré Humberto à Milan lors des Design Talks de Vuitton durant le salon du meuble, où ils présentaient, entre autres designers de renommée mondiale, leur cabinet Maracatù. Un « objet nomade », intrigant, au nom hérité d’une danse rituelle venue de l’état de Pernambouc sur la pointe Nord-Est.

Et alors qu’ils travaillent pour un commanditaire dont le seul nom seul évoque l’idée de luxe, les Campana n’abandonnent pas leur idéaux de récup’ : « C’est nous qui avons décidé de travailler avec des chutes de cuir, pas Vuitton qui nous l’a demandé. La transformation, l’alchimie nécessaire pour faire de quelque chose laissée de côté un objet réinventé, c’est la base de notre travail. J’ai toujours cru que notre mission était de donner une seconde nature, une seconde vie. Pourquoi jeter tant de belles choses, comme du cuir Vuitton ? C’est là toute l’ironie de notre activité : donner de la noblesse à des matériaux destinés à la poubelle, pour en faire des objets de luxe absolu. »

Upcycling ou hippie chic Qu’il s’agisse de la nouvelle garde – l’héritier des Campana, Rodrigo Almeida, le golden boy Zanini de Zanine, édité par Cappelini, le studio Ovo d’Helena Radesca et Luciano S. Araujo ou encore Carlos Motta qui, du concept aux finitions, travaille en solo – ou de leurs illustres aînés, le design brésilien fascine par-delà les océans et n’hésite plus à s’inviter dans nos contrées. Et cela ne fait sans doute que commencer.

Déjà en 2011, l’exposition Alegria (« joie » en portugais, tout est dit !) avait séduit à la galerie Design Vlaanderen. Faisant le lien entre la période classique et la création actuelle, Brazilian Design était l’une des expos les plus courues de Berlin en 2012. A l’automne dernier, la rétrospective itinérante des grands artistes du modernisme brésilien, Brazilian Modern a conquis les Bruxellois lors de son escale à l’Ampersand House.

Au même moment, les Arts décoratifs, à Paris, abritaient la grande exposition Barocco Rococo des frères Campana. Patchworks, détournements, collages, fil de fer, lianes, cordages… De quoi nous inspirer des intérieurs pleins de chaleur, ponctués d’une touche de kitsch (assumé !).

Quant à savoir s’il s’agit d’une simple mode ou d’une tendance forte, nul ne peut encore en juger. Mais au-delà de savoir si le nouveau design brésilien trouvera à terme sa place parmi les styles italien, scandinave ou oriental, on peut déjà observer qu’il cristallise une somme de préoccupations terriblement modernes qui ne s’éteindront pas de sitôt, comme la récup’, l’économie de moyens, l’ancrage local, le rapport à la nature et le travail de matières brutes.

Le tout avec beaucoup d’amour pour son boulot et d’autodérision, pour un résultat délicieusement imparfait et joyeusement bordélique, qui célèbre le mariage de l’industrie et de l’artisanat, de la rigueur et du chaos, des racines indiennes, européennes et africaines. Car, comme le rappelle Humberto Campana, « Les Brésiliens ne sont pas linéaires. Nous sommes organiques, courbes, intuitifs et mixés. » A l’image de leur pays, laboratoire permanent d’un métissage sans équivalent.

Mathieu Nguyen

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