Le Designer de l’année 2012 est… Alain Gilles
Alain Gilles, notre Designer de l’année 2012, nous reçoit chez lui, à un jet de pierre de la maison communale de Schaerbeek, dans son loft-atelier de la rue des Ailes. Là même où il prit son envol il y a une dizaine d’années.
Nous le suivons de la cour ensoleillée à l’atelier du rez-de-chaussée, où l’on remarque çà et là certaines de ses créations pas forcément mises en valeur, comme ces pots Rock Garden orphelins de leur hôte végétal. » C’est vrai, je m’occupe très mal de mes £uvres. Je les ai réalisées moi-même, donc j’ai tendance à un peu les maltraiter. Il faut avouer que je reçois toujours les pièces qui ont des défauts ! » reconnaît-il en souriant. Le ton est donné. Malgré un parcours atypique, qui aurait pu rendre le personnage difficile à cerner, on sait très vite à quoi s’attendre avec Alain Gilles.
Assistant de troisième cycle après des études en Sciences politiques, il traîne son ennui dans la haute finance pendant cinq ans, s’offre un détour par le marketing management avant de tout plaquer pour réaliser son rêve, créer. Et ça a marché. Par une succession de heureux hasards et grâce à cette faculté inouïe de provoquer les opportunités. Au final, rien d’étonnant pour un artiste qui a toujours cultivé un goût prononcé pour l’inattendu.
Alain Gilles s’est imposé comme l’un des créateurs belges les plus en vue du moment, en témoigne son titre de Designer de l’année 2012, qui lui sera décerné ce 22 octobre à Courtrai (lire aussi en pages 44 à 57), par le jury composé de la Biennale Interieur, le Design Museum de Gand, Grand-Hornu Images, l’ASBL Design September et, last but not least, les rédactions du Vif Weekend et de Knack Weekend. En moins d’une décennie d’activité, il compte déjà plusieurs best-sellers à son actif et collabore avec de prestigieuses maisons d’édition, une ascension fulgurante qui récompense tant le talent que le courage nécessaire à son spectaculaire virage à 180 degrés. Et alors que certains pourraient en profiter pour se la raconter, cet épicurien au rire franc préfère se concentrer sur son actualité chargée.
À peine 40 ans, déjà deux vies bien remplies et une tête où se bousculent en permanence des tas de projets. Il y a tant à dire qu’on ne sait par où commencer. » Pourquoi pas par le début ? » C’est une idée…
Votre parcours atypique commence en Sciences politiques à l’ULB. Un passage obligé ?
Entrer à l’université était un peu une tradition dans la famille. Je pensais décrocher un diplôme » sérieux « , puis me lancer dans l’art, la création. Je ne parlais pas encore de design, plutôt d’art en général. Pour mieux comprendre le monde, j’ai commencé Sciences po. Mais je ne voulais pas de plan de carrière tout tracé, surtout pas imaginer un bureau à mon nom, où je passerais les quarante années suivantes.
Et une fois le diplôme en poche, votre carrière artistique peut débuter…
Oui, car après avoir obtenu mon diplôme, ma part du contrat était remplie. Alors, j’ai commencé à créer, entre guillemets. Depuis tout petit, je » vois » des idées qui flottent dans ma tête… mais ça en restait là. J’ai alors suivi des cours de 3D et j’ai pris beaucoup de photos, que les gens ne comprenaient généralement pas : une bouche d’égout, des gouttes d’eau, n’importe quoi qui me tapait dans l’£il. Comme un bloc-notes visuel. Ça n’a peut-être rien donné de spécifique, mais m’a nourri, ça m’a permis de définir mon univers.
Concrètement, qu’est-il sorti de cette période ?
Au final, pas grand-chose. Quelques peintures en 3D, genre sculptures à plat ; j’ai vite compris que je n’allais pas en vivre. Je me posais énormément de questions, je ne dormais plus, je perdais du poids, j’étais très stressé. Surtout que je déconstruisais systématiquement toute idée que j’avais, juste pour voir si j’étais encore capable de créer par la suite. J’avais 23 ans, j’étais mon seul professeur et je n’arrêtais pas de m’autocritiquer. Je n’avais jamais étudié le design, je n’avais donc pas l’habitude de travailler sur un sujet précis, seulement des idées qui fusent de partout.
Difficile de tenir à ce rythme-là…
Impossible, même. Après six mois, je me suis résolu à trouver un job » normal « . J’ai ouvert les pages emploi d’un journal, j’ai vu un job chez J.P. Morgan et j’ai postulé. C’était » le truc à faire » : intégrer une grosse boîte, y bosser deux ans pour le CV et continuer ailleurs. J’y ai beaucoup appris et j’adorais mes collègues mais j’ai détesté le job. Alors j’ai étudié le marketing en même temps, ça rejoignait à la fois le business et la création.
Ensuite, vous emménagez dans ce loft, un premier tournant.
À cette époque, j’ai eu l’occasion d’acheter un logement. Or, il me fallait un espace où m’exprimer, plus qu’un simple appartement. J’ai donc déniché ce loft et j’y ai énormément travaillé avec un architecte. J’ai testé plein de choses, expérimenté des jeux de couleurs, des atmosphères. On me répétait, » Tu ne peux pas faire ça ! « , mes amis m’ont vraiment pris pour un fou, surtout que le quartier n’était pas très prisé.
Dix ans plus tard, le résultat est bluffant. C’est votre première oeuvre?
Presque. Une première expérience concrète en tout cas. Ça a plu à tout le monde et ça m’a donné de la confiance pour la suite : je pouvais y croire. Mais je ne suis pas devenu designer professionnel du jour au lendemain. Tous les soirs en rentrant du boulot, je n’avais rien à raconter, je me plaignais, j’avais envie de faire du design… Puis un jour, ma femme m’a répondu : » Arrête de te plaindre ! Tu as 32 ans, fais-le ! Si tu ne fonces pas maintenant, tu ne le feras jamais. » Et elle avait raison. Le matin suivant, je me suis levé et je ne m’étais jamais senti aussi libre.
C’est là que les choses sérieuses commencent ?
Tout a été très vite. Je me suis inscrit à l’Institut Supérieur du Design, à Valenciennes, et avant même que je termine le cursus, j’ai eu la chance de collaborer avec Xavier Lust et d’être embauché chez Quinze & Milan. Arne Quinze, c’est quelqu’un qui sait faire rêver les gens. Chez lui, il y avait toujours plein de liberté, de dynamisme et d’idées. L’ambiance était plus branchée art que mobilier donc à un moment, je suis parti. C’est là que, grâce au know-how des personnes qui m’entouraient, j’ai compris comment créer des objets sans exploser les coûts ; parfois ça tient juste à des détails. Ça m’a permis de faire éditer mes premières pièces et, plus généralement, de ne pas devoir trop adapter mes créations. Rationnaliser, comme on dit en économie.
Comment prend-on du recul par rapport à la volonté d’un éditeur de » rationnaliser « ?
Parfois c’est ça ou rien. Si cela se limite à un détail et que le reste est assez fort, si je ne perds pas l’essence du concept, je peux faire des compromis. Mais si l’idée de départ se perd en chemin, ça ne m’intéresse plus. Il faut connaître ses limites et pouvoir refuser, au risque de diluer son identité au fil des projets.
Justement, qu’est-ce qui a construit votre identité ?
Des tas de choses m’inspirent. L’art, l’architecture ou la vie en général. L’espace public m’intéresse particulièrement. Tout ce qui est dans la rue, comme les cabines téléphoniques, ou les gares, les stations de métro… J’adore le métro de Bruxelles, il est moins beau que celui de Paris ou de Londres, mais plus intéressant. Ces endroits où l’on pend des structures en métal qui absorbent le son et cachent les câbles, ça m’a toujours fasciné. Le côté moche ou cheap des choses m’influence aussi. Ce qui est laid interpelle, j’y trouve parfois plus d’inspiration.
Comment pourrait-on résumer votre approche ?
La » simplexity « , c’est un principe qui me branche. C’est à l’image de ce que j’essaie de faire : simple et facile à comprendre mais plus riche qu’il n’y paraît. Dans le même ordre d’idées, le terme » new simplicity » m’est venu. Comme un nouveau minimalisme, dont le but serait bien sûr d’analyser, mais aussi de ressentir et de retraduire. D’éviter trop de transformations et de convenir au plus grand nombre. Pour moi, la » new simplicity » c’est garder une vraie personnalité, de la fraîcheur et de la liberté, tout en travaillant de façon réaliste.
Quels sont vos plans pour l’avenir ?
J’adore avancer vite. Quand le concept est là, je le concrétise, puis je passe à autre chose. J’ai déjà pas mal travaillé dans le secteur du mobilier, j’aimerais maintenant consacrer plus de temps aux produits. C’est pour ça que j’ai accepté la lampe Nomad pour O’sun, bien que j’aie déjà conçu d’autres objets qui n’ont pas marché. On a toujours plein d’idées, malheureusement 70 % d’entre elles sont des échecs. Personnellement, je n’ai pas à me plaindre. Je n’ai jamais créé dans le seul but de vendre, mais je donne à mes produits des chances de rencontrer leur public.
Quand êtes-vous pleinement satisfait d’un produit ?
Je crois avoir compris, depuis peut-être pas si longtemps, que je suis content quand le côté masculin et le côté féminin se retrouvent, même s’il y a toujours un peu plus de l’un ou de l’autre. Comme je suis un homme, la forme de base a tendance à pencher du côté masculin, qu’autre chose vient ensuite contrebalancer. J’aime qu’une création ait plusieurs histoires, plusieurs personnalités, plusieurs portes d’entrées. Ou qu’on retrouve un, deux, voire trois produits en un seul. Je veux proposer aux gens des outils, de la flexibilité. Ensuite, certaines pièces, parce qu’elles racontent suffisamment, nous projettent ailleurs, nous sortent de l’attendu en nous permettant de rêver un peu. Le design, c’est un travail sur la banalité.
Au-delà des réalisations concrètes et des projets, votre parcours fait rêver aussi…
J’ai eu beaucoup de chance. Les choses se sont enchaînées au bon moment. Si le talent suffisait, bien plus de gens auraient du succès !
Que nous réservez-vous pour Interieur cette année ?
Au salon de Courtrai, deux stands (Magnitude et Five by Five) exposeront des lits que j’ai designés. Comme je n’avais pas beaucoup de marge pour repenser le lit en lui-même, j’ai plutôt réfléchi à l’utilisation de la chambre en général, à partir du concept de » room within a room « . Et cette année, j’aurai aussi un grand stand dans le Pavillon 1, où je présenterai presque toutes mes pièces et un prototype, le Grid pour Buzzi. Encore un truc inspiré des gares, des stations de métro.
Alain Gilles en 6 objets
« Il fallait réaliser une collection complète avec un ADN neuf, trouver une identité de marque. C’était une chance, nettement plus intéressant que de simplement designer une pièce. J’étais fasciné par l’idée de mouvement et de différenciation sur un produit industriel, j’ai mis au point cet ensemble modulaire, qui a fini par s’agrandir, avec les pots Rock Garden et les déclinaisons du fauteuil Translation : sofa, version enfant, pouf, etc. Le fauteuil est un des best-sellers de Qui est Paul ?, qui a permis à la société de se lancer et de grandir. »
« Les tables Tectonic, je les ai élaborées en une soirée. J’avais vu cette forme polygonale du dessus et j’ai tilté : « Là, y a un truc ». Mais je n’avais pas envie d’utiliser de verre ou toute une autre matière et je voulais voir le mouvement à travers. Le lendemain matin, j’ai compris en ouvrant mon micro-ondes : je devais simplement opter pour une grille. J’ai testé la grille en posant un verre, c’était stable. Alors je suis me suis installé à mon bureau, j’ai dessiné quelques images et je les ai envoyées. Parfois un projet prend du temps, parfois pas. »
« Les créations chez Buzzispace doivent autant à mon vécu en open space qu’à mon amour des endroits publics. L’idée de la cabine téléphonique BuzziBooth a évolué en BuzziHub et puis BuzziCockpit, le bureau qu’on peut tirer vers soi pour être protégé sans être coupé des autres. Peut-être qu’un jour on fera une BuzziHouse. Buzzispace évoque peut-être un monde futuriste, un peu froid et impersonnel, mais les couleurs et les matériaux, dont la feutrine, cassent cet effet austère pour donner de la chaleur et rester accueillant. »
« La Big Table, par contre, m’a pris des semaines. Parce que c’est à la fois simple et complexe. J’avais envie que ce soit en métal et que ça ait l’air de tenir sur un point. Puis j’ai changé la forme des pieds et trouvé les découpes qui amènent le mouvement, la tension. Je ne pensais pas utiliser de couleurs différentes au début, puis je me suis convaincu d’accentuer leur dissemblance, l’assumer jusqu’au bout. Et au final, c’est la version multicolore qui est la plus forte. »
« En chinant, j’avais vu une série de vieux miroirs, alignés les uns à côté des autres et j’en avais retenu la forme. Si j’y ai repensé plus tard, c’est que j’avais été intéressé par ce mélange inattendu, alors je m’en suis inspiré pour créer un ensemble de petites tables. Le nom Collages vient de l’idée de sortir différents éléments de leur contexte, comme les artistes du siècle dernier, pour réaliser une oeuvre nouvelle. Et en même temps, le produit lui-même devait pouvoir évoluer, bouger et définir des espaces différents. J’aime cette idée que les gens participent aussi au design. »
« Cette lampe solaire a d’abord été créée pour être vendue aux ONG et distribuée aux populations d’Afrique. Elle résiste à l’eau, elle a passé les tests les plus stricts, tout a été réfléchi. Mais même si l’objectif humanitaire était au coeur du projet, elle est également destinée au marché européen. C’était intéressant d’offrir un objet solide et fonctionnel à ceux qui en ont besoin là-bas, tout en arguant que c’est un produit de luxe en Europe. Et ici, on explique que cette lampe est utilisée dans des conditions difficiles en Afrique ou ailleurs, et ça légitimise le produit. »
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