Le Designer de l’année 2015 est le duo Muller Van Severen
Muller Van Severen, ou comment un couple d’artistes s’est » accidentellement » trouvé un langage commun, pour devenir en seulement trois ans l’un des phénomènes de la scène créative belge mais aussi, désormais, internationale. Rencontre avec nos nouveaux Designers de l’année.
Pour la première fois en 2015, les lauréats du prix du Designer de l’année n’officiaient ni l’un, ni l’autre dans le domaine peu de temps avant d’être plébiscités par notre jury. Le secteur ne leur était pas étranger pour autant, puisque Hannes n’est autre que le fils de Maarten Van Severen, l’un des plus grands designers belges, disparu prématurément il y a tout juste dix ans. On aurait tort de croire que c’est cette prestigieuse parenté qui attire tant d’attention sur le couple, et ce depuis leur projet originel à la galerie Valerie Traan, à Anvers, en 2011, tant on est d’emblée séduit par leur élégante identité visuelle, le raffinement des lignes et des proportions, et le mariage des couleurs, des fonctions et des matières, nobles ou ordinaires. L’alchimie d’un binôme qui a fait de l’art de combiner une signature, mais pas une obsession.
En l’espace de quelques mois, la machine s’emballe ; le duo enchaîne expos et solo shows, se faisant aussi remarquer en invité d’honneur de la biennale Interieur de 2012, à Courtrai. Absorbés par leur nouveau moyen d’expression, c’est presque à leur insu que Fien Muller et Hannes Van Severen tiennent toutes les promesses dévoilées par leur première collection.
Distinctions et récompenses ne se font pas attendre, avec notamment un Henry van de Velde Award et un Cultuurprijs de la Communauté flamande tandis que, hors de nos frontières, leur carrière se porte plutôt bien : devenus les chouchous de la bible lifestyle Wallpaper* ou des lecteurs d’Icon et AD Magazine, on les voit dans les galeries, musées ou concept stores les plus sélects de Londres, New York ou Milan. Même la mode leur fait les yeux doux : la directrice artistique de Céline, Phoebe Philo, a craqué pour leur Seat Blue/Green, Chanel a demandé leur rocking chair pour un shooting et Pascale Mussard souhaite collaborer avec eux dans le cadre de l’atelier Petit h d’Hermès.
Un succès aussi fulgurant aurait pu leur monter à la tête, il n’en est rien. Le tandem mène sa barque sans se soucier des remous provoqués par cette soudaine notoriété.
Fusionnel jusque dans le travail, c’est un jeune couple simple et sympa qui nous a reçu dans sa maison d’Evergem, en banlieue gantoise. Passé le portail, le visiteur est accueilli par une oeuvre de Hannes, un imposant escalier en béton, » parfaitement fonctionnel « , posé sur le flanc, au milieu d’une pelouse où rouillent tranquillement quelques cadres métalliques. A gauche, l’étable reconvertie en studio où le duo turbine en permanence ; sur la droite, la vaste demeure, bâtie en 1903 par un industriel de la région. » On a cherché pendant deux ans, raconte le maître des lieux, on ne trouvait rien qui nous plaisait. Il nous fallait absolument une grande maison pourvue d’une annexe où installer un atelier. Ici, c’est idéal : dès qu’on a une idée, on fonce dehors et on s’y met. »
En apprenant la nouvelle, vous vous disiez surpris d’avoir remporté le prix de Designers de l’année…
F.M. : On ne s’y attendait pas du tout, après seulement trois ans d’activité. Nous avions déjà reçu pas mal de réactions positives mais de là à être élus Designers de l’année… C’est une énorme reconnaissance, qui est d’autant plus étrange que je n’ai parfois pas l’impression d’être designer, ou du moins pas encore.
Pas encore?
H.V.S. : Pendant plus de dix ans, nous avons été artistes, chacun de notre côté. Avec le mobilier, nous poursuivons notre travail individuel mais d’une autre manière.
F.M. : On ne pense pas différemment qu’auparavant. Bien sûr, on accorde une autre importance à certaines fonctions ou détails – et c’est ce qui rend le travail si excitant -, mais pour le reste, on bosse de la même façon.
C’est-à-dire…
H.V.S. : On est dans notre studio, on bricole, on soude, on fabrique des sculptures. On ne perd pas trop de temps avec des modèles 3D ou des dessins compliqués.
F.M. : Notamment parce qu’on n’en a pas la compétence (rires). On travaille directement la matière, comme des sculpteurs.
Et vous tenez à cet aspect manuel de votre activité?
H.V.S. : Enormément. Et comme nous sommes tous les deux très impatients, ça nous permet de voir ce que peut donner un concept de la façon la plus concrète et la plus rapide possible.
Qu’avez-vous appris en passant de l’art au design?
H.V.S. : En art, il n’y a aucune limite. On fait ce qu’on veut. Paradoxalement, il a été assez libérateur pour nous de devoir composer avec une fonction précise, même si on réfléchit encore en termes de sculpture.
F.M. : On aime combiner les fonctions, mais on n’y pense pas nécessairement dès le départ. On commence avec un siège, puis on se dit » oh, ce serait bien d’ajouter une étagère pour déposer son livre « . Ensuite, un luminaire pour faciliter la lecture, et ainsi de suite. C’est ce qui contribue à rendre l’ensemble sculptural, tout en restant fonctionnel. Sinon, ça n’aurait pas de sens de fabriquer un meuble.
Pour en revenir sur vos débuts ensemble… Vous vous êtes connus durant vos études?
H.V.S. : Oui, ça va faire plus de quinze ans. Après avoir étudié la photo, Fien voulait » sortir de la 2D » et créer en trois dimensions ; on s’est rencontrés en cours de sculpture.
F.M. : Ça a très vite collé entre nous, même si on ne comprenait pas vraiment le travail de l’autre. Ce n’est que lorsque nous avons commencé à faire des meubles que l’on a pu relier ce qu’on faisait, comme deux mondes qui se rejoignent naturellement. Les gens qui nous connaissent bien nous disent souvent : » Ces meubles, c’est tellement vous deux. »
» Devoir composer avec une fonction précise s’est avéré libérateur. «
Mais au départ, vous n’aviez aucune intention de vous lancer dans la production de mobilier…
H.V.S. : Nous n’y avions jamais pensé, c’est vraiment arrivé par accident. Valerie Traan venait d’ouvrir sa galerie, elle aimait notre travail et a demandé à Fien de réaliser quelque chose pour elle, en collaboration avec un artiste de son choix. Fien s’est alors tournée vers moi, et nous avons décidé d’imaginer un concept totalement différent. Pas de l’art, un autre moyen d’expression, qui serait nouveau pour nous.
F.M. : En fait, nous avions toujours voulu travailler ensemble, sans jamais trouver quoi faire.
Est-ce facile de travailler en couple?
F.M. : Très. Souvent, on nous demande : » Comment faites-vous ? Bosser avec mon mari, je n’y arriverais jamais ! » Nous, au contraire, on se sent super bien à deux, en studio, en train de développer nos idées. On ne se donne pas de rôles précis. Parfois, Hannes est à la base d’une proposition, parfois c’est moi, puis on progresse en se répondant l’un à l’autre comme au ping-pong. En général, on y arrive facilement et rapidement.
H.V.S. : On est habitués à être constamment ensemble, on ne se quitte jamais et on ne se dispute pas beaucoup. Quand on travaille, on a toujours une idée assez claire de ce qu’on veut faire ou pas, quel matériau, quelles proportions utiliser…. C’est presque de la télépathie.
Mais malgré vos personnalités plutôt proches, vos backgrounds familiaux étaient très différents…
H.V.S. : Chez les parents de Fien, la maison déborde de peintures et d’antiquités, tandis que chez moi, c’était plutôt composé de lignes très strictes. Ces deux mondes se rencontrent à la fois dans notre production et dans notre propre habitation.
F.M. : Et ce inconsciemment, sans jamais qu’on y réfléchisse.
Pour parler de la famille, être le fils de Maarten Van Severen, ça vous est apparu comme un coup de pouce ou un handicap?
H.V.S. : Au début, c’est un peu inconfortable d’être dans l’ombre de son père, mais cela oblige à en sortir. Assez bizarrement, c’était pire quand j’étais sculpteur. Aujourd’hui, je ne lance pas le sujet en interview, mais je ne le cache pas non plus. J’ai envie d’exister par mon propre travail, même si je respecte évidemment mon héritage. Et j’estime que l’on a pris de bonnes choses chez lui sans jamais vouloir l’imiter. On perçoit toutefois une filiation. Comme dans ses créations, chaque détail a un sens, une fonction ; on ne verse pas dans l’ornement pour le plaisir.
Vous vous demandez parfois ce qu’il dirait de vos réalisations?
H.V.S. : Souvent. Et je crois que ça lui plairait.
F.M. : Nous sommes si proches du monde dans lequel il évoluait que ça nous permet de bien mieux le comprendre. On expérimente des choses qu’il a lui-même vécues alors qu’avant, on n’en avait aucune idée ; ça nous rapproche de lui.
Minimalistes, modernistes, post-industriels… Quel regard portez-vous sur les étiquettes que l’on vous colle parfois?
F.M. : Ce n’est pas important, on n’y pense pas. On cherche avant tout l’honnêteté, la pureté. Notre démarche est très personnelle et on n’a aucune envie de changer.
H.V.S. : On a une idée très précise de ce qu’on veut en termes de dimension, de proportions, mais on fait tout » à l’oeil « . Et le résultat donne cette sorte de » minimalisme baroque « .
A votre avis, qu’est-ce qui plaît tant chez vous?
F.M. : Je ne sais pas, sans doute l’association de nos deux personnalités, un côté plus féminin et un autre plus masculin.
H.V.S. : Et aussi le fait que nous n’essayons pas de nous concentrer sur un objet mais de penser aussi l’espace, le paysage. Notre but est de créer un univers composé de plusieurs éléments particuliers.
F.M. : Un peu comme une famille, c’est pour ça qu’on aime faire des installations et des expos. Mais pour que l’expérience sensitive soit réussie, il faut que chacun des membres soit parfait.
Qu’est-ce que votre succès a changé?
H.V.S. : Il nous dépasse un peu, mais on ne passe pas nos temps à lire des magazines, on est ici, tranquilles à la campagne.
F.M. : En fait, la plupart du temps, on n’en sait rien. Quand certains nous demandent si on arrive à gérer la pression, on ne comprend pas tout de suite de quoi ils parlent. Le plus étonnant, c’est que l’on n’entend quasiment jamais de critiques négatives. Des gens très différents apprécient ce qu’on fait, et c’est pour nous le plus grand compliment.
Vous n’avez jamais envie de rencontrer quelqu’un qui trouve ça affreux?
H.V.S. : Non, j’adore que ça plaise. Je n’ai pas l’ambition de devenir populaire, mais plutôt celle de produire des choses que tout le monde peut aimer.
Avec l’engouement pour votre production, ça ne devient pas compliqué de tenir la cadence?
H.V.S. : Si, pour plusieurs raisons. Notre travail compte de nombreuses étapes et tout est fait à la main, ce qui allonge les délais de production. Nos matériaux mettent du temps à être livrés, nous n’avons qu’un soudeur, un atelier pour le cuir…
D’où la collaboration avec le nouveau label Valerie Objects, qui édite la majeure partie de votre première collection?
H.V.S. : Oui, c’est un prolongement de notre collaboration avec la galerie Valerie Traan et sa directrice artistique, Veerle Wenes. Le lancement a eu lieu au salon Maison & Objet, en septembre dernier, à Paris, où nos pièces étaient exposées sur un grand stand.
F.M. : Valerie conservera la même qualité et si possible les mêmes fournisseurs. Et nous, on sera très attentifs, on suivra tout du début à la fin.
Quels sont vos autres projets?
H.V.S. : Après la récente rétrospective à Bozar, une nouvelle expo se tiendra à la galerie Kreo, à Paris, pour laquelle nous construisons un univers entier pour quelques jours. Nous avons aussi un grand projet en cours, en collaboration avec le cabinet gantois Robbrecht en Daem, concernant l’aménagement intérieur du futur bâtiment de la VRT.
F.M. : La VRT, c’est vraiment un grand pas pour nous. Et il y aura encore d’autres choses à annoncer dans les prochains mois, si tout va bien.
Vous avez aussi fourni le mobilier du pavillon de Bahreïn pour l’Expo universelle de Milan…
H.V.S. : Ils nous ont laissé carte blanche et on cherchait de la légèreté, alors on a opté pour l’aluminium et l’acier laqué, des cadres oxydés et de la peinture high-gloss pour la surface. On adorait leur projet, son élégance et son architecture à taille humaine, mais l’Expo en elle-même était plutôt horrible – on aurait dit l’Eurovision. On a parcouru cinq pavillons et on est partis…
F.M. : Si l’on n’avait pas aimé le projet, on n’aurait jamais accepté d’y participer. Aujourd’hui, on a le luxe de pouvoir refuser certaines propositions, et je considère que l’on se doit de le faire dans certains cas. Heureusement, la plupart du temps, les gens qui viennent nous trouver sont plutôt en phase avec notre style.
A propos de style, le mobilier de l’Expo a été l’occasion d’observer une évolution dans votre production…
H.V.S. : On ne veut pas indéfiniment se répéter, mais explorer de nouveaux matériaux, de nouvelles finitions.
F.M. : Tout en gardant notre identité, notre feeling, et rester reconnaissables. On ne fera jamais quelque chose de complètement différent, parce que ce ne serait pas » nous « .
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