Le duo de Studio Biskt, designer de l’année 2022

Charlotte Gigan (33 ans) et Martin Duchêne (31 ans) sont les jeunes fondateurs de Studio Biskt © Aaron Lapeirre
Isabelle Willot

Charlotte Gigan (33 ans) et Martin Duchêne (31 ans) ont fondé Studio Biskt en 2018. Ils mêlent processus industriels et fabrication artisanale pour créer des objets en céramique. Les bancs Balik mais aussi les vases Tulumba ont séduit les visiteurs du dernier Salon du meuble de Milan.

Le Belge Martin Duchêne (31 ans) et la Française Charlotte Gigan (33 ans) – il est designer industriel, elle est céramiste – ont lancé leur studio de conception et de recherche en céramique en 2018. Le couple a choisi pour point de chute le centre de création LaVallée, à Molenbeek. C’est là que nous nous retrouvons pour l’interview. «Attention où vous vous appuyez, il y a de la poussière partout», prévient Charlotte Gigan en nous accueillant dans l’atelier qui déborde joyeusement sur le couloir avoisinant. L’extrudeuse trône au beau milieu de la pièce. Tout autour, des tubes pliés aux allures de churros à différents degrés de séchage, de cuisson ou d’émaillage témoignent de l’effervescence de la petite unité de production.

Des commandes pour Milan

Notre duo termine une commande de vases reçue lors du dernier Salon du meuble de Milan où Studio Biskt a fait des débuts remarqués en juin dernier. Il s’attelle aussi à la mise en œuvre de pièces plus arty pour la galerie Avenue du Roi, à Bruxelles, avec laquelle il collabore depuis l’année dernière. Si cela continue, et c’est tout ce qu’on leur souhaite, il faudra bientôt pousser les murs. Ca tombe bien, l’un des espaces voisins sera libre prochainement.

Saksi, un pot de fleurs lui-même semblable à une plante.
Saksi, un pot de fleurs lui-même semblable à une plante. © SDP / ALEXANDRA COLMENARES

Tout a commencé avec les petites tasses à café Ogive, en porcelaine moulée. Mais l’activité s’est depuis largement diversifiée. L’extrusion industrielle est mise au service d’un artisanat à l’esthétique tranchée. Elle est aujourd’hui au cœur de tout leur travail. C’est de cette machine que sortent les vases plissés et pliés Tulumba qui sont devenus en quelques années l’une des marques de fabrique de Studio Biskt. Ces pièces toutes singulières sont disponibles sur l’e-shop du label ainsi que dans de nombreuses boutiques de design, en Belgique mais aussi à Milan, à La Rinascente, et dans le concept store Beau Marché à Copenhague.

Des vases signature

«Le plus grand changement pour nous au cours de l’année écoulée est que nous disposons désormais d’un produit qui génère des revenus réguliers, précise Martin Duchêne. Avec les vases, nous avons persévéré et pris notre temps pour régler tous les détails, jusqu’à l’emballage qui ne déparerait pas dans une boutique de design.»

La marque de fabrique de Studio Biskt est l’extrusion, une technique souvent utilisée dans l’industrie.
La marque de fabrique de Studio Biskt est l’extrusion, une technique souvent utilisée dans l’industrie. © SDP / Louise Skadhauge

Ces dernières années, le duo a aussi développé une offre à la carte pour des projets privés, mettant ainsi son extrudeuse au service de la fabrication de carrelages sur mesure pour des cuisines, des salles de bains et même des piscines. Les restos Habibi, à Ixelles, et Food-Le Comptoir, à Lille, ont aussi fait appel à lui. Plus surprenant encore, le banc Balik, qui a nécessité plus d’une année de recherches, a su se démarquer lors du dernier salon du design Collectible au printemps dernier.

Flirter avec l’art

«Avec cette pièce qui flirte vraiment avec les codes du design industriel pur, nous voulions sortir l’argile de sa zone de confort, poursuit Charlotte Gigan. Rappeler qu’avant d’être des tasses ou des vases en porcelaine, l’argile est d’abord un matériau de construction, quelque chose sur lequel on peut marcher ou s’asseoir. Instinctivement, nous avons commencé à extruder notre propre «brique», pour construire différents types de structures/sculptures qui n’ont pas toujours besoin d’être 100% fonctionnelles.» Et cet aller-retour permanent entre art et utilité est bel et bien ce qui les fait sortir du lot. Explications.

Les vases Tulumba pliés connaissent aujourd’hui un joli succès international.
Les vases Tulumba pliés connaissent aujourd’hui un joli succès international. © AARON LAPEIRRE

Vous êtes en couple depuis 2011 mais vous ne travaillez vraiment ensemble que depuis 2017. Comment tout cela s’est-il enchaîné?

Martin Duchêne: Nous étions tous les deux étudiants à La Cambre. J’avais choisi le design industriel, Charlotte la céramique. L’atelier de sa section donnait sur la cour de l’école, je l’ai vue par la fenêtre et je me suis dit: «Je pense que je vais avoir besoin de faire de la céramique très bientôt» (rires). J’ai été diplômé deux ans avant Charlotte. Je l’ai d’abord rejointe à Istanbul pendant son Erasmus. Puis j’ai démarré de mon côté un studio de design et d’ingénierie qui allait devenir Mekanika, une entreprise spécialisée dans le développement de micromachines pour laquelle je bosse d’ailleurs encore trois jours et demi par semaine.

Une bourse déclic

Charlotte Gigan: J’avais présenté mon jury de fin d’études ici à LaVallée. J’ai trouvé le lieu génial et j’ai d’abord monté avec trois autres personnes un petit atelier de céramiques. Lorsque j’ai eu envie de faire évoluer mon projet, ça nous a paru naturel de penser quelque chose ensemble. C’est comme cela qu’a démarré Biscuit… On ne pouvait pas imaginer pire choix de nom, même nous, on ne se retrouvait pas sur Google (rires). Nous avions reçu une bourse du MAD de 15 000 euros avec laquelle nous avons acheté notre extrudeuse. Cela nous donnait droit aussi à des séances de coaching avec la créatrice Nedda El-Asmar. Cette rencontre nous a vraiment bousculés. Et c’est de celle-ci qu’est né Studio Biskt.

Un travail sur mesure en céramique pour le restaurant Food-Le Comptoir à Lille.
Un travail sur mesure en céramique pour le restaurant Food-Le Comptoir à Lille. © SDP

Qu’est-ce qui fait justement la spécificité de Studio Biskt?

M.D.: En général, lorsqu’un designer industriel travaille avec une céramiste, il va lui demander d’exécuter le projet qu’il a imaginé. C’est précisément ce que nous tenions à éviter. Nous voulions que les procédés industriels de fabrication soient le moteur de notre processus créatif. Mais dans un premier temps, nous avons sans doute commis l’erreur de ne les utiliser que pour rationaliser la production, pour aller plus vite et être plus compétitif.

C.G.: Nedda nous a poussés à penser notre travail différemment. A faire que nos process constituent notre identité, se voient dans nos objets et soient même partie prenante de notre communication. Ce n’est pas pour rien que nous avons installé notre machine en plein milieu de l’atelier.

Un banc tout sauf fragile

M.D.: Chaque objet, nous le pensons à partir de l’extrusion. C’est devenu notre signature, même si nous sommes bien conscients de ne pas être les seuls à faire cela. Petit à petit, nous nous sommes attaqués à des objets plus complexes. Le banc en est le parfait exemple, au début tout le monde nous prenait pour des fous. Les gens étaient incapables de visualiser un banc en céramique. Mais c’est devenu l’un de nos objets iconiques grâce auquel nous sommes parvenus à imposer une nouvelle esthétique.

L’avis du jury

Lancé par Le Vif Weekend, Knack Weekend et la Biennale Interieur en 2006, le prix du Designer de l’année a depuis récompensé des noms aussi établis qu’Alain Berteau, Alain Gilles, Stefan Schöning et Nedda El-Asmar. Ce titre est décerné à des esprits novateurs qui ont déjà fait leurs preuves et ont des ambitions internationales. Cette année, le jury était composé d’Amélie Rombauts (Knack Weekend et Le Vif Weekend), Dieter Van Den Storm (MAD Brussels) et Carolien Fiers (Biennale Interieur), aidés par Evelien Bracke (Design Museum Gent), Marie Pok (CID Grand-Hornu), Arnaud Bozzini (Design Museum Brussels) et l’architecte d’intérieur et designer Sébastien Caporusso, qui a remporté le prix l’année dernière.

Pour Dieter Van Den Storm, directeur de la création du MAD Bruxelles, «les créations du Studio Biskt explorent les limites de la céramique et illustrent le fait que la recherche de nouvelles utilisations de matériaux existants est en plein essor. Les objets ingénieux qui émergent de leurs dispositifs artisanaux oscillent entre les conceptions fabriquées industriellement et les objets faits main. Mais ne vous y trompez pas, ce duo est prêt pour des commandes plus importantes et plus globales».

Amélie Rombauts, coordinatrice déco et design pour nos deux magazines, estiment pour sa part que «si les céramistes sont nombreux, peu parviennent à réinventer cette matière comme Studio Biskt. Leur démarche, orientée vers la recherche, ne se contente d’osciller entre design industriel et artisanat. Elle s’appuie sur des outils propres, au service d’une vision holistique. L’intérêt pour leur travail ne manque pas: lors de la dernière édition du salon du design Collectible, leur installation commandée par la galerie Avenue du Roi a été, à juste titre, l’une des attractions les plus remarquées».

La céramique n’a jamais été aussi tendance, même les ateliers amateurs se multiplient. Qu’est-ce qui explique selon vous cet engouement? Et comment vous différenciez-vous de cet artisanat?

C.G.: C’est très agréable, sensuel même de travailler la terre. C’est gratifiant aussi car assez rapidement, on peut arriver à un résultat. Il faut du matériel bien sûr, mais tout le monde ou presque peut produire un pot à partir d’un bout de terre. Après, cela n’a rien à voir évidemment avec le fait d’en faire son métier. La formation que j’ai suivie à La Cambre était très artistique. Je n’avais aucune obligation de produire quelque chose d’utilitaire. J’ai adoré cette approche car c’est ce qui me permet aujourd’hui de toujours aller au-delà de la simple fonction de l’objet.

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M.D.: Dès le début, nous avons aussi voulu intégrer la notion de sérialité, même dans un petit atelier comme le nôtre. Une partie de nos objets sont produits en série mais il y a toujours une action manuelle. Et c’est en cela aussi que nous nous distinguons d’une production complètement industrielle. On n’arrête jamais une ligne industrielle pour déformer la matière comme nous le faisons pour les vases Tulumba. En même temps, si nous le voulions, nous pourrions totalement automatiser leur production et les vendre beaucoup moins cher. Si j’étais tout seul, comme designer industriel, ce serait d’ailleurs ça le challenge: dessiner un produit, trouver un éditeur comme Serax par exemple, mais ce serait perdre la main sur notre production.

Les tasses Ogive, dont la forme du pied permet aussi de tenir l’objet.
Les tasses Ogive, dont la forme du pied permet aussi de tenir l’objet. © SDP

Une production raisonnée

En quoi est-ce important pour vous de garder cette dimension locale?

C.G.: C’est un choix émotionnel, et politique aussi. Oui on pourrait baisser nos coûts en délocalisant notre production mais cela voudrait dire aller fabriquer nos pièces ailleurs en Chine ou même dans d’autres pays d’Europe et puis tout faire revenir ici, en revendiquant que c’est dessiné par des créateurs belges. Savoir précisément comment c’est fait, où c’est fait, ce sont nos valeurs.

M.D.: Cela reste un projet ambitieux de parvenir à vivre de ce que l’on crée. C’est ce qui nous rend aussi opportunistes dans le bon sens du terme: nous réalisons des commandes pour des bureaux d’architectes d’intérieur qui ont des demandes bien particulières pour leurs clients. Cela représente à peu près 20% de notre boulot. Le reste se partage à 50-50 entre la production d’objets en série comme les vases ou les tasses moulées Ogive qui sont les premiers objets que nous avons créés et des projets plus artistiques que nous proposons plutôt à des galeries comme Avenue du Roi, avec laquelle nous collaborons désormais régulièrement.

Des terres locales

Nous tenons à pouvoir présenter des produits dans différentes catégories de prix et pas seulement des bancs à 2 500 euros l’unité. Sur notre e-shop ou dans les boutiques nous représentant – mais là aussi nous tenons à garder une certains exclusivité – vous trouverez nos vases à 295 euros ou une tasse déjà à 25 euros.

Un miroir au cadre en céramique, inspiré des moulures en bois de la galerie design Avenue du Roi.
Un miroir au cadre en céramique, inspiré des moulures en bois de la galerie design Avenue du Roi. © SDP / ALEXANDRA COLMENARES

Comment intégrez-vous la notion de durabilité dans votre travail?

M.D.: Nos terres, par exemple, viennent majoritairement du Brabant wallon. Nous aimerions à l’avenir pouvoir travailler avec des terres de récupération issues d’excavations bruxelloises. La nature de l’argile que nous choisissons pourrait conditionner ce que nous produirions à l’avenir. Car pour la porcelaine blanche par exemple, nous devons nous approvisionner à Limoges.

C.G.: L’argile une fois cuite devient un déchet inerte qui sera là encore pendant 1 000 ans. Nous sommes devenus plus attentifs à ne cuire que ce qui sera vendu car la terre juste séchée peut être réutilisée, il suffit de la remouiller. Pour le reste, nous cassons nos déchets cuits en petits morceaux que nous plaçons dans le fond des pots de fleurs à la place des billes d’argile.

A deux c’est mieux

Beaucoup de vos créations se situent à la frontière entre l’art et le design industriel. Prenez-vous plaisir à brouiller les pistes?

C.G.: Je ne me considère pas comme un designer, mais comme un artiste visuel. Je pense d’abord à une forme, je joue avec le matériau et je l’assemble. La question que va susciter l’objet est plus importante pour moi que l’utilité qu’il pourra ou non avoir. C’est là que Martin intervient…

M.D.: Cet entre-deux est vraiment notre signature. Si vous prenez notre banc Balik dans sa version en briques rouges enchâssées dans une structure galvanisée, le premier réflexe c’est de penser que c’est un produit de masse car nous avons adopté les codes de l’industrie. Les gens nous demandaient où nous avions récupéré les briques! Pourtant tout est fait à la main. Et c’est ce qui nous intéresse. Car cela invite au questionnement.

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Quel conseil donneriez-vous à d’autres jeunes créatifs qui lancent leur business?

M.D.: Quand on joue cavalier seul, ce que de nombreux designers ont plutôt tendance à faire, on court le risque de s’embourber parfois dans ses idées. Et le syndrome de la page blanche n’est jamais loin. Si vous les partagez avec quelqu’un qui a un point de vue totalement différent du vôtre, les questions que cette personne va vous poser vous empêcheront souvent de partir dans la mauvaise direction.

C.G.: Séparément, nous n’avons pas toutes les compétences − la création, l’opérationnel, la vente, la communication − mais ensemble, on peut vraiment dire que un plus un font trois.

En bref Studio Biskt

– Charlotte Gigan est née à Paris en 1989, Martin Duchêne est né à Arlon en 1990.

– Ils se rencontrent en 2011 à La Cambre. Martin obtient son diplôme de designer industriel en 2013, Charlotte celui de céramiste en 2015.

– En 2017, ils lancent un premier studio ensemble baptisé Biscuit. Le projet prend un nouvel envol en 2018 sous le nom de Studio Biskt.

– Le couple remporte en 2020 le Prix Jeunes Artistes, catégorie design, de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

– En 2021, le duo démarre une collaboration récurrente avec la galerie Avenue du Roi spécialisée dans le design à Bruxelles.

– Studio Biskt est notre Designer de l’année 2022 et participera à l’expo Modern Craft consacrée à la céramique qui se déroulera au MAD Bruxelles, du 9 décembre au 26 février 2023.

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