Notre Designer de l’année 2019 est Linde Freya Tangelder

Linde Freya Tangelder est notre Designer de l'année © Alexander Popelier
Mathieu Nguyen

Ce mardi s’est tenu la cérémonie de remise du prix du Designer de l’année, organisée par Le Vif Weekend, Knack Weekend et la Biennale Interieur. Le jury, composé des deux magazines mais aussi du CID, de la Biennale Interieur et du Design Museum de Gand a tenu à distinguer la Néerlandaise Linde Freya Tangelder (studio Destroyers/Builders), pour son travail qui « brouille les frontières entre art et design ». Rencontre avec une jeune designeuse qui aime tout faire elle-même.

Au printemps 2018, lors du Salon du meuble de Milan, un collectif de jeunes concepteurs se faisait remarquer sous le nom de BRUT. Un an après ces débuts enthousiasmants, cette talentueuse Néerlandaise, installée en Belgique, est déjà sortie du lot, en brouillant la frontière entre art et design. A la tête de son studio Destroyers/Builders, elle est notre Designer de l’année.

Absolument inattendue, l’arrivée de ce mystérieux collectif de talents émergents a tellement bluffé la presse que nombreux sont ceux qui, à l’époque, dressèrent un parallèle entre ces créateurs si prometteurs et le célèbre Antwerp Six en mode – excusez du peu. Mais contrairement à la légendaire promo 81 de l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, les membres de BRUT Collective partagent un langage commun, ou du moins similaire, tant dans les formes que dans les matériaux, et pratiquent un design à la frontière de l’art, dont les éditions limitées font le bonheur des galeristes davantage que des industriels. E

t à ce jeu-là, Linde Freya Tangelder a clairement émergé parmi sa demi-douzaine de camarades, au point d’être plébiscitée par notre jury, composé des magazines Le Vif Weekend et Knack Weekend, du CID, de la Biennale Interieur et du Design Museum de Gand.

« J’aime tout faire moi-même »

Originaire de la région d’Arnhem et diplômée de la Design Academy Eindhoven en 2014, Linde Freya n’est pas du genre à perdre son temps : à peine sortie de l’école, elle déménage pour la Belgique, où elle ouvre son studio, qu’elle baptise Destroyers/Builders. Un nom pour le moins atypique, qui annonce littéralement ses intentions – à savoir : s’emparer de l’architecture pour en déconstruire les éléments et recréer du mobilier sur base des détails qui l’ont inspirée – et exprime à merveille la dualité de sa démarche, oscillant constamment entre l’art et le design, l’ancien et le nouveau, le primitif et le sophistiqué. Nous l’avons rencontrée en plein préparatifs d’un shooting vidéo, improvisant un espace d’exposition dans un local désaffecté, au troisième étage des Ateliers Zaventem de Lionel Jadot.

Linde Freya Tangelder est notre Designer de l'année
© Alexander Popelier

Tout d’abord, bravo pour ce prix de Designer de l’année !

Ça a vraiment été une surprise totale. Et un grand honneur, d’autant que je suis d’origine néerlandaise – même si cela fait sept ans que je vis en Belgique, je suis chez moi, ici. Ça fait plaisir que le jury connaisse mon boulot, qu’il ait compris l’objectif poursuivi par mon studio. Je suppose qu’il a apprécié le fait que j’explore deux directions à la fois, d’une part les produits vendus par Valerie Objects à une échelle relativement large, et de l’autre, les créations pour galeries que je réalise en solo. C’est une manière contemporaine de travailler, une tendance très actuelle, et pour moi, la meilleure combinaison possible.

« Mes projets doivent être vivants et renvoyer le public à ses propres fascinations »

Pas trop débordée, ces derniers temps ?

C’était un peu la folie, mais ça va, merci. Le truc, c’est que je suis toute seule et que mon job comprend beaucoup de travail manuel, comme le ponçage au papier de verre. Je suis quelqu’un de plutôt chaotique, alors j’essaie de scinder mes journées : le matin, je m’occupe de l’administratif, l’organisation, les transports, les e-mails, et ensuite, les tâches manuelles, qui demandent moins de réflexion. Je les garde pour l’après-midi, voire pour la soirée. Je fonctionne souvent à l’intuition. Dès que quelque chose me vient en tête, j’ai besoin de l’écrire, du coup je me retrouve avec des listes interminables de ce que je veux faire, des entreprises avec lesquelles je veux collaborer… Et tout cela s’ajoute à la paperasse, qui n’est déjà pas l’aspect le plus intéressant du métier.

Devoir tout gérer à la fois, c’est le prix de l’indépendance ?

Tout à fait. Au début, c’est facile, parce qu’on n’est pas si occupé que ça. Mais dès que l’activité prend de l’ampleur, les aspects secondaires du métier en prennent aussi. Et ma situation a évolué au point qu’il est presque impossible pour moi de tout cumuler à l’heure qu’il est. Presque.

Et malgré ça, on vient encore vous ennuyer avec nos questions…

C’est vrai ! Mais d’une certaine façon, c’est bien de me forcer à prendre le temps de réfléchir à ce qui se passe, à la façon dont les choses évoluent. Sinon, je foncerais tête baissée. Ça m’apprend aussi à prendre conscience de mes limites. Il y a quelques secondes, je vous disais que ça devenait difficile d’être constamment en solo, et du coup, je suis en train de me dire qu’il est vraiment temps d’engager quelqu’un pour m’aider. Ça sera le cas bientôt, enfin je l’espère.

Si on vous avait dit que vous connaîtriez une progression aussi rapide, vous ne l’auriez pas cru…

Oui, même s’il y a ce que l’on remarque de l’extérieur et ce qui se passe en coulisses : ce n’est pas parce que l’on voit mon travail dans des magazines que je ne dois pas trimer pour m’en sortir. C’est comme un grand puzzle, dont je dois constamment réarranger les pièces, même si c’est plus facile qu’à mes débuts, où m’en sortir a été un vrai combat. Heureusement, tous les boulots alimentaires et inintéressants que j’ai dû enchaîner m’ont fait comprendre que je devais m’accrocher, et après trois années compliquées, j’ai atteint mon objectif. Maintenant, mon but des trois prochaines années, c’est d’aboutir à un fonctionnement un peu plus stable, et donc un peu plus décontracté aussi.

Linde Freya Tangelder est notre Designer de l'année
© Alexander Popelier

D’où vous vient l’inspiration, l’impulsion pour commencer un meuble, une table, une chaise ?

En fait, la fonction, et donc la question de savoir si cela deviendra une table ou une chaise, n’intervient que plus tard dans le processus. Je commence plutôt en ayant une vague idée en tête, comme  » une forme courbe « ,  » faite en brique « , et j’essaie de m’orienter à partir de là. J’ai toujours une série d’images d’inspiration, comme, ici sur le mur, où j’ai collé des photos d’éléments architecturaux, un site de buildings devant lequel je passe, une friche industrielle où on peut trouver d’étranges morceaux de tubes ou de béton… Et des bâtiments en brique, j’adore.

« Je suis quelqu’un de plutôt chaotique »

Et cette si grande importance accordée aux matériaux, souvent naturels, quelle est son origine ?

Tous les matériaux que j’utilise bénéficient d’une importante dimension tactile, mes objets sont très  » touchables « , et c’est aussi grâce au fait que je ponce à la main, au papier de verre. Mes projets doivent être vivants et renvoyer le public à ses propres fascinations, que ce soit la nature ou l’architecture. Je n’aime pas que les gens se disent  » OK, c’est juste une chaise « , j’essaye de les inviter à penser plus loin. Et même s’ils demandent simplement  » est-ce que je peux m’asseoir dessus ? « , cela revient à mettre la fonction en question, et ça me plaît.

Et ils peuvent s’asseoir ? Elles sont vraiment faites pour être utilisées, au risque d’y laisser des griffes ou des traces ?

Je l’avoue, j’ai parfois envie de dire de faire attention quand je vois des jeans, avec des boutons ou des rivets en métal… mais même si cela laisse une trace, ce n’est pas grave. C’est même bien, ça veut dire que le meuble vit, se patine. Je tente toujours de baisser les coûts, mais j’utilise des matériaux onéreux, dont le façonnage demande du temps, et pour lesquels il n’existe pas vraiment d’alternatives low cost. Et comme, en plus, j’aime tout faire moi-même, ça ajoute encore de la valeur à l’objet. Heureusement, dans le milieu de l’édition limitée, c’est une chose à laquelle les clients sont sensibles.

L’ambivalence entre deux notions, le noble et le trivial, ou le high-tech et l’ancestral, semble centrale dans votre travail…

C’est très juste, d’ailleurs même le nom de mon studio, Destroyers/Builders, y fait écho. J’ai toujours ça en tête : parfois il faut détruire pour construire à nouveau, comme un cercle de vie, même si c’est une image super cliché. Dans un processus créatif, on construit un prototype, on le détruit, on le refait, c’est un mouvement naturel, et un équilibre entre deux tensions, qui tirent chacune dans une direction. C’est aussi pour ça que j’utilise à la fois des matériaux nobles et des matières très communes et bon marché. Je peux travailler le laiton comme la brique ou le bois aggloméré.

Savoir où situer la frontière entre art et design, c’est une question qui vous préoccupe ?

Je pense que je travaille comme une artiste/designer, la limite est très mince. Pour moi, ce n’est pas nécessaire de savoir si c’est de l’art, du design, ou quoi que ce soit entre les deux. Je comprends que, pour les besoins du marché, on ait parfois besoin d’étiquettes pour catégoriser les choses, mais le concept de  » design d’art  » est en soi assez nouveau. Personnellement, je me sens bien dans ma façon de fonctionner, je n’ai pas à me forcer. C’est assez logique pour moi de commencer par une recherche de matériaux ou de formes, et ça se rapproche peut-être plus de l’artiste que du designer. C’est en partie dû à ma formation : l’Académie d’Eindhoven est quasiment une école de design et d’art aussi, à la différence d’établissement comme l’ENSCI à Paris, qui forment des designers industriels. Je n’ai pas suivi un tel cursus, d’où peut-être la liberté dont je fais preuve dans mon processus. Dans le même ordre d’idée, j’ai toujours eu horreur des dessins et des aspects techniques, j’en ai repoussé l’apprentissage jusqu’à la dernière minute.

Comment ça ?

Ce n’est qu’une fois sortie de l’Académie que je me suis rendu compte à quel point j’avais des lacunes à ce niveau, alors j’ai dû me forcer à rattraper mon retard, à acquérir ces savoir-faire. Mais avec le recul, je ne regrette rien, c’était même plutôt bien : durant ces quatre ou cinq années d’études, j’étais concentrée sur ce que je voulais faire, sur la manière de matérialiser mes idées. La connaissance technique pouvait attendre, ce n’était pas un problème. Et encore aujourd’hui, quand je ne me sens pas capable de réaliser un plan ou que je n’en ai vraiment pas envie, je peux toujours faire appel à des entreprises qui le font pour moi – et qui le font bien mieux.

« Parfois il faut détruire pour construire à nouveau, comme un cercle de vie, même si c’est une image super cliché »

Linde Freya Tangelder est notre Designer de l'année
© Alexander Popelier

Il n’y a pas de mal à accepter que d’autres accomplissent certaines choses mieux que soi…

Exactement. C’est quelque chose de fondamental, que j’ai dû intégrer au fil du temps. Au début, je faisais tout moi-même, par exemple, les photos. Maintenant, c’est de moins en moins le cas, notamment parce qu’il y a de biens meilleurs photographes que moi.

Ça fait quoi d’avoir la confiance d’une Veerle Wenes, de chez Valerie Objects, ou de la prestigieuse galerie de Nina Yashar, Nilufar à Milan?

C’est drôle que ce soit deux femmes, et, évidemment, c’est un sentiment grisant. Nina Yashar, je ne la connais pas personnellement. Par contre, la première fois que j’ai rencontré Veerle, c’est elle qui a vraiment détendu l’atmosphère. Elle a tout de suite vu un potentiel et plusieurs directions à explorer. Dès que la glace était rompue, on a démarré une belle aventure. Je lui suis extrêmement reconnaissante d’avoir investi son temps, d’avoir cru en moi alors que j’en étais au tout début de ma carrière, puis de m’avoir renouvelé sa confiance. C’est quelque chose que j’apprécie particulièrement chez Valerie Objects, cette volonté de construire sur le long terme avec leurs designers, plutôt que d’engager de nouvelles personnes à chaque nouveau projet. Du coup, on connaît la maison et sa façon de fonctionner, ça rend la collaboration nettement plus facile. On bosse déjà sur la suite, un troisième projet commun. Ce sera grand et doux, c’est tout ce que je peux vous dire pour le moment.

destroyersbuilders.com

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1.© Eline Willaert

Destroyers / Builders en 5 projets

1. L’étagère High Section

 » Elle a été inspirée par les bureaux de l’architecte Christian Kerez à Lyon. Avec ses pieds coniques et ses feuilles cintrées, je trouve qu’on dirait un petit building. Je vois cette structure ouverte comme une construction, entre une sculpture et un meuble. Elle est faite en laiton, poncé à la main, ce qui lui donne un aspect naturel.  »

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2.© Eline Willaert

2. Les tables d’appoint Windows of Bo Bardi

 » Elles aussi furent inspirées par de l’archi : les baies du centre culturel SESC Pompeia, à São Paulo, signé par la Brésilienne Lina bo Bardi. L’ouverture courbée des fenêtres, ainsi que les matériaux et les couleurs du bâtiment, se retrouvent dans cette série de tables. Le processus de fabrication, avec ces lignes douces que je façonne moi-même, c’est un boulot que j’adore. C’est très relaxant de travailler sur des formes si douces, vu la frénésie de la vie que je mène, c’est vraiment ce que je préfère.  »

3.
3.© Jeroen Verrecht

3. Le siège Bolder

 » J’étais super contente quand j’ai créé ce petit pouf en alpaga, laine et mohair. J’ai combiné l’aspect sculptural avec un côté tactile, que l’on retrouve souvent dans mon boulot. Je le considère comme la clé de voûte de ma collection, parce qu’elle s’adapte à n’importe quel intérieur, et permet de connecter entre eux d’autres projets Destroyers/Builders.  »

4.
4.© Alexander Popelier

4. La chaise Brick’s Reflection

 » Cette chaise est un jeu entre la lourdeur de la brique et la légèreté de l’aluminium. C’est la première pièce de mobilier issue de mes recherches sur la brique, que j’ai entamée en 2016, et trouver la bonne entreprise partenaire n’a pas été facile. Pour l’instant, j’étudie une nouvelle couleur. C’est un moment très excitant d’ouvrir le four et de voir comment les briques en ressortent, il y a toujours de légères variations de teinte ou de forme.  »

5.
5.© SISKA VANDECASTEELE

5. L’étagère Etage pour Valerie Objects

 » Cette étagère est une sculpture murale, qui peut par exemple trouver sa place dans un hall ou une salle de bains, où mettre ses objets de valeur. Il y a une simplicité et une abstraction de formes que je trouve très précieuses. Le nom Etage vient des différents niveaux, encore une référence à l’architecture.  »

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