Rencontre avec Hella Jongerius, la designer la plus influente du monde : «Je me suis longtemps perçue comme marginale»
A presque 60 ans, Hella Jongerius a décidé de céder ses archives à plusieurs institutions. C’est le cas notamment de Vitra et du musée du Textile de Tilburg. L’occasion pour nous de converser avec une créatrice d’exception.
«La designer la plus influente au monde», c’est ainsi que le magazine spécialisé Dezeen décrit Hella Jongerius. Et d’ajouter qu’elle «exerce un réel impact sur notre monde matériel, en particulier lorsqu’il s’agit des textiles et des couleurs». Un travail prolifique que, à l’aube de la soixantaine, la Néerlandaise a décidé d’archiver.
«Je tiens à ce qu’on en prenne grand soin. Quatre musées se sont partagé mes objets: le Moma à New York, le V&A à Londres, la Pinacothèque à Munich et le Centre Pompidou à Paris. Le reste ira chez Vitra, en Allemagne. J’en suis fière, car jusqu’à présent, l’entreprise ne possédait que des archives d’hommes décédés depuis longtemps. Comme femme contemporaine, je ferai exception.»
A-t-il été difficile pour vous de tirer un trait sur le passé?
Non car ma carrière n’est pas terminée. J’ai l’impression d’avoir fait un grand ménage et de me libérer d’un poids. Vider son studio, c’est faire de la place à des opportunités et créer un espace propice à la création. Mes archives textiles, elles, restent aux Pays-Bas, au musée du textile de Tilburg. Elles demeurent ainsi accessibles pour inspirer d’autres artistes et participer au cycle de la création.
Le textile a toujours été au centre de votre travail.
C’est un matériau intéressant. Chaque culture a su se l’approprier à sa façon et sa transformation était autrefois le fruit d’un artisanat ancestral. Et la production qui lui est associée s’est fait une place au cœur de la révolution industrielle.
Mais aujourd’hui, l’industrie textile pose problème au vu de son impact environnemental, mais aussi car elle engendre une exploitation quasi esclavagiste dans les pays producteurs. Ceci explique les sentiments partagés qu’on peut ressentir. Nous devons apprendre à consommer en connaissance de cause, en tenant compte des impacts de nos actions.
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Vous concentrez votre travail non pas sur les objets, mais plutôt sur la relation que nous entretenons avec eux.
Les objets ne se limitent pas à leur utilité, ils agissent aussi comme des intermédiaires qui nous permettent d’appréhender le monde. Les objets de notre environnement revêtent une signification particulière, que ce soit parce que nous les avons reçus d’un proche ou parce qu’ils nous rappellent un endroit. Peut-être pourrions-nous envisager notre surconsommation autrement.
J’ai approfondi cette réflexion pour le fabricant allemand de porcelaine Nymphenburg: il est régulièrement approché par des détenteurs de services de table classiques qui souhaitent les revendre car les motifs floraux ne sont plus très à la mode. J’ai imaginé deux solutions artistiques. La première consiste à égoutter de la peinture sur la vaisselle pour créer un motif plus moderne, on parle de dripping.
L’autre solution implique d’ajouter du relief en peignant, d’un trait noir, le contour d’une mauvaise herbe au-dessus des fleurs. A présent, tout le monde peut déposer sa vaisselle à Nymphenburg pour en récupérer une «nouvelle» version.
La possibilité d’habiller nos objets d’une nouvelle «peau» peut-il assouvir notre soif de nouveauté?
Nous avons tous envie de nouveautés, même moi. Nos goûts évoluent. C’est la preuve que la consommation et le lien que nous entretenons avec nos objets sont des phénomènes complexes. Il suffit d’un peu d’imagination pour redonner son éclat à un accessoire.
Les traces de l’histoire portent en elles une beauté et nous offrent la possibilité de nous remémorer le passé en un coup d’œil. Certains reconnaissent ce potentiel et décident d’accorder plus d’attention à leurs possessions. Il y a dix ans, personne ne parlait de rénovation et d’entretien, aujourd’hui, ces concepts sont partout.
L’artisanat est un autre élément-clé de votre travail…
Dans notre studio, tout est imaginé à la main car la conception sur ordinateur ne laisse pas de place à l’improvisation. Si vous manipulez les matières, ces contacts stimulent votre créativité. Et vous vient l’idée d’une combinaison de texture à laquelle vous n’aviez pas pensé. Le travail manuel ouvre la porte à l’inattendu. La création devient ainsi une aventure.
En bref Hella Jongerius
- Elle est née à Utrecht en 1963.
- Elle a étudié le design industriel à la Design Academy d’Eindhoven.
- Ses créations ont été produites par Droog Design.
- Elle a fondé son propre studio, Jongeriuslab, à Rotterdam en 1993, et a travaillé pour KLM, Artek, Maharam, le Royal Tichelaar Makkum, et le Nymphenburg. Elle a conçu des meubles, objets et éclairages, en travaillant le verre, la céramique et le textile.
- Elle a été directrice artistique pour Vitra, Danskina et Camper.
- En 2009, elle a délocalisé son studio à Berlin.
Ces dernières années, vous êtes passée d’Ikea, Vitra ou Artek, à des projets plus culturels. Pourquoi ce changement de cap?
Mon travail a toujours été orienté vers la dimension humaine, l’imperfection et la couleur. Cette approche demande du temps, ce qui, de nos jours, n’est plus envisageable dans le secteur du mobilier. Mes connaissances et mes envies correspondent mieux à ce que les musées et la scène peuvent m’offrir. Dans le monde artistique, on ne parle plus d’acheteurs et de produits, mais de spectateurs et d’inspiration.
« La médiocrité gagne notre industrie. Les créateurs ne prennent plus de risques, il n’y a plus de temps pour l’innovation. »
Il s’agit de stimuler l’imagination et de réveiller les consciences. C’est une façon de changer les choses. Je n’interviens plus dans l’étape finale de production, mais je souhaite inspirer ceux qui y participent. Je veux croire que le message que je tente de transmettre grâce à mon art atteint aussi bien les producteurs que les consommateurs. Mes recherches sur l’imperfection ont eu l’effet d’une bombe. A l’époque, je défiais les normes du modernisme contemporain et sa quête de la perfection.
Maintenant, cette attitude est devenue la norme. Longtemps, je me suis perçue comme marginale, je ne me sentais pas tout à fait à ma place dans le monde des arts appliqués. Désormais, la valeur de mon travail n’est plus à prouver. J’ai démontré qu’un créateur pouvait se perdre dans une quête artistique en concevant des produits qui ont du sens.
En 2015, avec Louise Schouwenburg, vous avez écrit un manifeste, Beyond the New, sur l’appauvrissement du design. Vous plaidiez en faveur de la recherche, avec également une réflexion sur «l’illusion de la nouveauté». Quel regard portez-vous sur ce manifeste, près de dix ans plus tard?
Louise et moi nous trouvions à Milan à l’occasion d’un salon dédié à notre art lorsque nous avons constaté, une fois de plus, l’enthousiasme des visiteurs face au caractère novateur d’inventions souvent futiles. Personne ne semblait s’interroger sur la qualité du produit. C’est pourquoi nous avons décidé d’écrire sur le sujet.
Nous avons imprimé 500 exemplaires que nous avons placés dans un coin du stand. Les livrets se sont envolés et les retours ont été très positifs, simplement parce que les idées étaient déjà là. Nous avons seulement osé exprimer ce que tout le monde pensait tout bas. Nous nous devons de rester positifs. Après tout, l’environnement se trouve désormais au centre des préoccupations.
Le marketing des entreprises de design a suivi le mouvement, et des concepts tels que la durabilité se retrouvent au cœur de slogans populaires, mais pas toujours de manière justifiée.
C’est vrai. Le mensonge existe, même dans le monde du design. Le marketing peut être trompeur et les acheteurs ont raison d’être méfiants. Mais les choses commencent à changer. Vitra surveille de près son empreinte écologique et agit véritablement pour la réduire. Le tout est long à mettre en place, mais les efforts sont concrets.
En tant que consommateurs aussi, nous avons notre rôle à jouer. Nous connaissons l’état du monde, les générations suivantes encore plus. Contrairement aux jeunes d’aujourd’hui, nous avons connu la rareté, et la privation qui l’accompagne a alimenté notre soif de nouveauté. De nos jours, l’abondance est devenue la norme. Nous devons en être conscients et faire des choix durables, car le pouvoir est entre nos mains.
L’industrie est dépendante des mouvements du marché et des lois votées par les politiques, mais nous pouvons également faire pression en adoptant certaines habitudes. Libre à vous d’acheter des rideaux ignifuges et des jeans souples, mais ces qualités sont obtenues grâce à des pratiques néfastes pour l’environnement et la santé.
La fonction principale d’un designer est de questionner, même s’il n’existe pas de réponses à court terme aux problématiques. Ce n’est qu’en remettant certains éléments en question que l’on pourra faire évoluer notre profession et orienter les consciences dans la bonne direction.
Dans une interview, vous avez déclaré que si la conception d’un objet consistait uniquement à rechercher de nouvelles formes et à susciter l’interrogation, la laideur serait parfois de la partie. L’industrie se dirige-t-elle dans ce sens?
Malheureusement, le manque d’intérêt et la médiocrité gagnent notre industrie. Les créateurs ne prennent plus de risques, il n’y a plus de temps pour l’innovation. Souvent, le département marketing prend le pas et les entreprises concentrent tous leurs efforts sur l’augmentation des ventes, reléguant ainsi la qualité au second rang.
Notre profession se trouve à un tournant, reste à savoir ce à quoi le monde du design ressemblera demain. Nous devons réinventer la production, la consommation et trouver d’autres manières de créer. C’est facile à dire, un peu moins à mettre en place. Pourtant, je garde espoir, car sous l’impulsion des consommateurs, l’innovation regagne du terrain.
De plus, les jeunes générations affichent un idéalisme prononcé, et pour eux, le développement durable est une problématique fondamentale.
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Ces dernières années, vous travaillez sur le tissage en 3D.
Cette technique de création est le prolongement d’un artisanat que nous pratiquons déjà. Nous reprenons les éléments de base du tissage traditionnel et ajoutons une troisième série de fils qui permettent d’obtenir du volume, un peu comme le tricot, même si le concept est bien plus poussé. Nous avons développé des métiers à tisser 3D pour des projets antérieurs.
Grâce à ces outils, nous avons pu créer des textiles légers et solides qui pourraient trouver des applications dans le domaine de l’architecture par exemple. L’idée nécessite des recherches plus approfondies, mais j’imagine déjà ces produits devenir une alternative au béton ou à l’acier, pour ne citer qu’eux. Le tissage peut aussi se faire au moyen de fils plus épais comme des câbles d’acier. Pensez à la manière dont nous pourrions confectionner des tentes, des toits ou des briques qui seraient à la fois solides, légers et souples.
Je ne sais pas à quoi ressemblera le rendu final, mais le projet me motive, il a du sens. Le matériau est l’un des aspects les plus cruciaux de l’avenir de notre activité, et pour l’instant, nous ne sommes encore qu’à l’étape de la remise en question. Ce n’est que le début, mais une chose est déjà claire : un concept de qualité ne peut se passer de l’étape recherche.
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