Visite des Ateliers J&J: « Il y a de la place entre Ikea et Vitra »

De haut en bas et de gauche à droite: Sam Bara, Jules Bouchier-Vegis, Jean Angelats et Marion Boillod, François Dieltiens, Louis Latzarus et François Prouvost. © FRéDéRIC RAEVENS
Mathieu Nguyen

Ce qui n’était au départ qu’un tandem de jeunes Français s’est rapidement mué en une solide bande d’outsiders avec qui il va falloir compter. Nous avons visité les Ateliers J&J, en périphérie bruxelloise. Bienvenue dans l’antre des métalleux.

Flash-back. Entre 2012 et 2014, deux amis d’enfance, Jean Angelats et Jonathan Renou, décident d’unir leurs forces pour monter les Ateliers J&J, et présentent une première collection qui pique immédiatement la curiosité du secteur, bluffé par cet intrigant mobilier un peu sorti de nulle part. A la fois humbles et ambitieux, les compères ont l’intention de designer, produire et vendre eux-mêmes, suscitant régulièrement l’incrédulité de leurs pairs. Dans une interview à l’époque, Jean parlera de leur positionnement en ces mots: « Il y a de la place entre Ikea et Vitra. » Une phrase dont il a dû réexpliquer le sens à plusieurs reprises, et assurer qu’elle n’était pas une preuve d’orgueil, rien de plus qu’un constat – on le croit sur parole, d’autant que l’observation reste d’actualité aujourd’hui.

Visite des Ateliers J&J:
© FRÉDÉRIC RAEVENS

Cinq ans après ces débuts remarqués, l’un des deux « J » est parti, mais la famille s’est agrandie, et son activité aussi : à Bruxelles, il suffit de regarder les terrasses des cafés Belga et Flora, du Bar du Matin, du KipKot ou des glaciers Gaston, toutes estampillées J&J. Cette croissance exponentielle, c’est l’une des raisons de leur délocalisation dans ce vaste espace de Drogenbos, où ils ont posé leurs valises et postes à souder il y a un an et demi. « On est arrivés ici par hasard, nous raconte Jean. On était quai au Foin, en plein centre, mais on a dû partir sous prétexte que le bâtiment allait être détruit – évidemment, il ne l’est toujours pas. On ne regrette cependant rien : l’endroit est cool, pas cher, accessible en tram et via l’autoroute; c’est très pratique pour le boulot », s’enthousiasme-t-il. Il faut dire que la limite des dix-neuf communes est littéralement à un jet de pierre, à l’intérieur du ring.

Agence tous risques

Sous les verrières de leur hangar, chacun s’affaire selon sa spécialité. Nettement plus étoffée que le duo de départ, l’équipe se compose désormais d’une bonne dizaine de personnes, dont trois stagiaires issus de prestigieux établissements, combattants consentants d’une sorte de « battle » créative: « On voulait confronter ces grosses institutions comme l’ECAL de Lausanne, l’Ecole Boulle de Paris et l’IPAC de Genève, pour voir leurs différentes approches, et les résultats sont vraiment bons », nous avouent les maîtres de stage, visiblement satisfaits de leurs élèves comme de leur petite compétition interne. « Jonathan est parti, mais j’ai maintenu la philosophie de base et tout le monde y a adhéré, en y ajoutant sa touche personnelle. Jules Bouchier-Vegis se consacre à l’aspect créatif, Sam Bara gère la technique et la production, les fournisseurs et les machines, François Prouvost est plutôt branché menuiserie à la base… On devient une marque dont on peut observer l’évolution; d’autres gens amènent d’autres savoir-faire, d’autres idées. Chacun apporte son petit truc. »

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Clairement relax, l’atmosphère des lieux respire la franche camaraderie et la confiance dans un boulot qu’on sait bien fait. Pourtant, qu’un projet de ce type connaisse un essor pareil en à peine cinq ans, c’est tout bonnement inespéré. « Après le départ de Jonathan, quand on a décidé de s’associer, avec François et à l’époque un autre pote, Thomas, on s’est dit qu’il fallait oser, mettre des chose en place pour grandir et franchir un cap. C’est d’ailleurs ce qui explique que, de trois, on est repassés à deux, le rythme était sans doute trop soutenu pour Thomas, même s’il a apporté beaucoup. Il faut comprendre que c’était hyper risqué, parce que même si on parvenait à passer ce fameux cap, on n’avait aucune idée de ce qui nous attendait de l’autre côté. On avait des envies, oui, mais avec quel retour? »

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La cour des grands

C’est alors qu’intervient le déménagement, suivi d’une mise en place qui dure six mois. Et, la chance souriant aux audacieux, les commandes commencent à tomber, à tel point que J&J doit engager. « C’était une grande première pour nous. Ça marque une autre étape: tu es responsable des personnes que tu embauches, il faut qu’elles soient payées en temps et en heure, etc. Et au niveau du management également, on était novices. Il y a des gens avec qui ça s’est bien passé, et d’autres moins. On a beaucoup appris, et on a fait une super année: notre taille a doublé. Et en 2019, je pense que l’on va encore doubler. Mais il a fallu nous restructurer, faire des propositions différentes, embaucher à nouveau des collaborateurs, réexaminer nos possibilités… »

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Se sachant à un tournant, la structure s’est professionnalisée avec un bon sens et une ardeur qui font plaisir à voir, d’autant qu’elle a mis ses propres deniers dans l’aventure, sans investisseur ou coup de pouce extérieur. Aujourd’hui, la joyeuse bande bosse « de façon plus réfléchie, organisée et cohérente », ce qui lui permet d’augmenter les volumes et d’améliorer la relation au client, qui comprend mieux la démarche et la justification des délais, du prix ou de la qualité. « Maintenant, on entre dans la cour des grands, s’il faut fabriquer mille chaises par mois, ce n’est pas un problème. Et humainement, l’équipe est très complémentaire. Tout le monde est impliqué et consciencieux. Juste avec de l’optimisation, de bons outils et une bonne méthode, on parvient à faire à cinq un boulot qui auparavant mobilisait dix personnes. Du coup, on se rappelle qu’il y a de super idées qui sortent grâce au stress, et d’autres qui viennent parce qu’on a eu du temps. » D’où l’importance de se ménager des moments de réflexion, de créativité et de mesurer le potentiel des nouveautés sur les réseaux sociaux. Si le métal tubulaire reste prépondérant, en consolidant ses fondations, l’entreprise a pu élargir son horizon, comme on s’en aperçoit en parcourant le vaste espace de travail.

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Humains après tout

Pour l’heure, Jean nous montre la prochaine collection extérieure, habillée outdoor par le leader du tissu d’ameublement, Kvadrat. Tout autour se déploient plusieurs circuits, les différentes zones où se font le prototypage, la recherche ou la production en série. Prêtes à servir de squelette aux futures créations, les structures de métal alentour sont livrées par des sociétés extérieures. Ces cintrages sont ensuite calibrés sur un gabarit, construit sur place: « C’est un outil très important pour nous, c’est là que tout est fait: chaises, tables, canapés, fauteuils. Ça nous a pris du temps, mais ça nous a permis d’en gagner beaucoup plus, se félicite-t-il. Ensuite, on soude. Après il y a une partie de meulage, puis les finitions, le placement des plaquettes, du bois, la coupe, etc. » Juste à côté, l’homme nous présente une imposante machine, un engin complexe et coûteux, avec lequel les ateliers J&J ont dû se débrouiller seuls, ou à peu près: « On l’a achetée cher, 20.000 euros, mais une fois qu’elle est livrée, « Ciao »! On a commencé à appuyer sur les boutons, en se demandant ce qui allait se passer. » Aujourd’hui, Jean explique non sans fierté qu’à l’instar des grande boîtes, la team fabrique ses propres outils. « Mais il y a toujours une intervention de notre part, ajoute-t-il. Et c’est cette alternance entre actions humaine et industrielle que je trouve cool. Sans cela, le résultat n’aurait pas la même finesse. »

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© FRÉDÉRIC RAEVENS

Tandis qu’on nous vante les mérites d’un mandrin combiné à une découpe laser « qui permet de cintrer à la main un tube carré avec un effet arrondi et un angle saillant en interne », notre regard s’attarde sur un présentoir, où s’expose une série de petits objets. « On voulait trouver quelque chose à faire avec nos chutes de métal, ça me frustrait de les vendre à un ferrailleur pour un montant qui rembourse à peine le trajet jusque-là. Marion Boillod vient du secteur de la bijouterie, elle a une sensibilité différente, et a pas mal travaillé sur ce miroir, avec un résultat vraiment cool. On aimerait qu’il intègre une gamme, qu’on appellerait « Les restes », et qui ferait l’objet d’une expo-vente à la fin de l’année, avec d’autres produits de ce genre, notamment des luminaires, pour 15, 20, 30 euros. » De son côté, le deuxième stagiaire, Luc Rorive, a développé un rocking chair qui sera bientôt édité, tandis que Sam a planché sur un concept de lampe aluminium démontable, à la grande satisfaction de Jean, qui tenait à ce que chacun aille au bout de son projet.

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© FRÉDÉRIC RAEVENS

Si l’on compte cette idée de pop-up shop, pas moins de trois gammes d’une trentaine de pièces qui sortent et la réouverture prochaine d’un espace de vente à Paris (lire encadré), on peut décemment en déduire que cette fin d’année devra compter avec les J&J. « On est devenus une marque, qui a évolué plus vite que prévu et je suis content que ça ait dévié vers une sorte d’identité. On ne vient pas chez moi, on vient chez les Ateliers, on a nos spécialités, on fait un travail d’équipe », conclut Jean. « Avant d’être une collaboration professionnelle, c’est surtout un truc humain », surenchérit François, recourant au terme pour la troisième ou quatrième fois de l’entretien – cela n’a rien d’anodin. A l’heure de tomber les gants et les masques à souder, on devine sans peine le plaisir qu’a la troupe à se poser dans ses propres canapés pour s’offrir une bonne bière. Leur gratifiant labeur terminé, ils auraient tort de s’en priver; après tout, on n’est pas des machines.

Les J&J à Paris

Un autre fameux jalon du jeune parcours des Ateliers J&J fut l’ouverture d’un premier showroom à Paris, pour la durée d’un an – il est fermé à l’heure qu’il est, mais un espace « avec un nouveau format et de nouveaux partenaires », sera bientôt inauguré, toujours dans le XIe arrondissement. « Ça nous a donné d’autres perspectives, amené une autre clientèle, et fait un point de chute physique, ce qu’on n’avait pas. Là-bas, les rapports sont différents, les clients vont peut-être moins chipoter sur le budget, mais seront plus exigeants sur les finitions, les espaces n’ont pas la même superficie, le marché n’a rien à voir avec la Belgique. » Heureux d’avoir réussi à « intriguer le public français » et de voir de nouvelles portes s’ouvrir, les J&J ont récemment fourni deux restaurants dans la Ville lumière, dont le Petit Cambodge, établissement tristement célèbre pour avoir été là lors des attentats du 13 novembre 2015. Vu d’ici, les propriétaires ont eu mille fois raison de faire appel à eux pour redonner un peu de pep’s et de vie à cette terrasse meurtrie.

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