Les bouquinistes, un métier en voie de disparition

© FRÉDÉRIC RAEVENS
Mathieu Nguyen

Après trente-cinq ans d’activité, le Bouquiniste de Louvain-la-Neuve est prié de s’en aller. Un cas loin d’être isolé, qui nous a donné envie d’aller à la rencontre des acteurs d’une profession en voie de disparition.

C’est d’abord une histoire d’atmosphère. Au-delà de la vitrine plus ou moins bien garnie, une fois franchie l’entrée, le visiteur est saisi par l’inimitable fragrance du vieux papier, faite d’effluves de cellulose et de lignine s’échappant de pages jaunies. Outre l’odeur caractéristique, une déco faisant la part belle aux pépites rétro, peut-être une fine pellicule de poussière saupoudrée sur les rayonnages supérieurs, et en guise de fond sonore, un peu de musique soigneusement choisie ou les échos d’une discussion pleine de passion: en quelques secondes, le voilà plongé dans le monde merveilleux de la librairie d’occasion. Et, n’en déplaise aux fanatiques du neuf, la précision « d’occasion » a toute son importance: ce supplément d’âme, cette ambiance si particulière, d’émerveillement contenu et de mystère, elle s’impose aussi parce qu’en y pénétrant, chaque client potentiel accepte de s’en remettre à l’incertitude de sa pioche, avec l’espoir qu’une trouvaille le guette.

Hélas pour ces endroits magiques et pour leurs habitués, les bouquinistes n’accueillent pas que des belles histoires dans leurs allées; la preuve avec les récents déboires de monsieur Hamoir.

Un chapitre inachevé

Aujourd’hui âgé de 63 ans, Michel Hamoir est arrivé à Louvain-la-Neuve en 1977. A l’époque, il s’occupait d’enfants du juge, mais cultivait déjà l’amour des livres, écumant les bouquineries pour se constituer une impressionnante bibliothèque, selon ses goûts et besoins personnels, « beaucoup d’histoire mais aussi de psycho, pour rédiger mes rapports ». C’est en 1985 qu’il décide d’ouvrir sa boutique à lui: « Ma motivation première, c’était qu’il n’y avait pas de bouquinerie à Louvain ». Lui qui s’avoue « un peu bibliomane » dispose d’un stock personnel suffisant pour démarrer son affaire, avant de se faire des contacts dans le monde de l’édition et d’étoffer son offre, pour très vite trouver sa place dans le paysage néolouvaniste. Son défi, c’est de dénicher des sorties récentes, pour concurrencer les librairies sur le marché du neuf et fournir des livres au prix le plus bas aux étudiants fauchés – et cela fait des années qu’il le relève avec succès. Tout n’est pas rose pour autant, tient-il à rappeler en évoquant un « sacerdoce par amour du livre ». « J’ai vécu pauvrement, j’ai habité une cabane pendant quinze ans, raconte-t-il. C’est un commerce difficile, certainement pas la voie à prendre si on veut faire de l’argent ». Depuis trente-cinq ans, il tenait pourtant le cap – du moins jusqu’au 26 février dernier, et la réception d’un courrier lui donnant un mois pour empaqueter ses 100.000 ouvrages et débarrasser le plancher.

Le « néo-Louvain-la-Neuve »

Pas fort porté sur l’administratif, Michel Hamoir ne gardait qu’un oeil distrait sur le renouvellement prochain de son bail. Or l’échéance a expiré, et si ce genre d’oubli se réglait auparavant « à la bonne franquette » en signant un nouveau contrat vite fait, ce n’est désormais plus le cas. Le libraire en sursis a sa petite idée quant aux raisons de sa future expulsion: « Une bouquinerie, c’est trop bohème, ça cadrait mal avec la gentrification de la place: ils veulent faire une allée du roi de l’Esplanade jusqu’au Musée L. Certaines personnes ont un mépris total pour ce type de commerce, ils n’y voient qu’un marchand de vieux papier. » Un jeune homme, fidèle client, intervient alors spontanément: « C’est ça, le néo-Louvain-la-Neuve, ou Louvain-la-Neuve-Neuve: des bureaux, des extensions à l’Esplanade, des commerces bankable. Ici, c’est à l’image du propriétaire: pas assez sexy! », ponctue-t-il avec malice.

Le dossier est géré par une société anonyme à finalité sociale, l’INESU IMMO, dont nous avons contacté l’administrateur délégué, Nicolas Cordier. Selon lui, l’INESU constitue au contraire un rempart contre la gentrification, phénomène qui galope pourtant dans la cité étudiante depuis un moment. Interrogé quant à l’intérêt qu’aurait une ville universitaire à conserver une librairie d’occasion, il se contentera de pointer le manque d’attractivité des lieux, la supposée envie du grand public pour des commerces « plus dans l’air du temps » et le souhait déjà manifesté par M. Hamoir de remettre son magasin. « C’est faux », réfute en bloc le Bouquiniste, qui reconnaît toutefois avoir évoqué son départ, mais « en signe de protestation ».

On ne réconciliera pas les deux hommes, mais force est de constater que l’INESU ne fait pas le forcing pour garder le seul bouquiniste de ses centaines de commerces louvanistes. Malgré les contestations et une pétition en ligne ayant réuni plus de 6.000 signatures, la société immobilière reste inflexible. « Un des signataires a laissé ce commentaire: ‘Il y a trente-cinq ans, on ne parlait pas d’économie circulaire, et maintenant que c’est à la mode, on vous dit de circuler’, je trouve ça assez juste », parvient encore à s’amuser Michel Hamoir.

À la page et en marge

C’est vrai qu’à y réfléchir un instant, les librairies d’occasion cochent pas mal de cases dans le bingo du commerce moderne. Souvent soutenues par leur quartier et ses habitants, elles ne génèrent ni nuisances de voisinage, ni dépenses énergétiques excessives, prônant au contraire l’économie circulaire. Lieux de diffusion de la culture, de rencontres et d’émulation, elles participent à la démocratisation des savoirs – ce n’est finalement pas surprenant qu’elles soient considérées « essentielles », et restent ouvertes durant le confinement.

Ce modèle apparemment idyllique, il est dressé sur papier. Dans les faits, le boulot s’avère très contraignant, comme l’ont confirmé les bouquinistes que nous avons rencontrés (lire par ailleurs). « Pour gagner sa vie avec des livres d’occasion, il faut avoir beaucoup de clients lecteurs et un emplacement pas trop cher, deux conditions contradictoires », déplore Etienne Grandchamps, dit Fafouille, libraire bien connu à Charleroi. Il sait de quoi il parle, ayant failli remettre son enseigne à cause de la pression immobilière; un peu comme son confrère bruxellois de chez NiJiNSKi, qui fut forcé de déménager suite à l’explosion de son loyer. Heureusement, des perspectives de développement existent, en s’inspirant notamment des concept stores chers à l’ère du lifestyle – ce qu’a bien compris le duo à la tête du magasin Ramd’Âm à Namur. Diversifiant leur offre par plaisir comme par nécessité, ils semblent bien partis pour surmonter le paradoxe d’être en même temps à la page et en marge. Et Michel Hamoir dans tout ça? Il a obtenu quatre mois de répit – « à prix d’or, 30% supplémentaires ‘pour les frais' », précise-t-il – et continue à organiser son pharaonique déménagement, ne comptant plus en milliers de livres, mais en mètres cubes. « La suite, on verra bien. Je n’ai pas encore de projet. Je rouvrirai ailleurs, peut-être dans le centre. En tous cas, je vais continuer », glisse-t-il en guise de conclusion, fatigué mais déterminé à l’effectuer, son dernier bail avant la retraite.

« À refaire, ce serait oui »

Authentique institution carolo, la librairie Grandchamps a survécu contre vents et marées au défilé des modes et aux transformations du quartier. Son fondateur, Etienne Grandchamps, dit Fafouille, s’avère intarissable quand il s’agit d’évoquer son « sacerdoce bouquinier ».

Les bouquinistes, un métier en voie de disparition
© FRÉDÉRIC RAEVENS

« L’étincelle, c’est mon premier vieux livre, un petit traité de civilité et de politesse du XVIIIe siècle découvert dans le grenier de mes parents. Ensuite, c’est ma grand-mère qui m’a donné le goût tout simple d’ouvrir les livres, d’écouter la voix silencieuse des gens qui les avaient écrits, et en grandissant, mes études d’Histoire et la chasse au pittoresque dans les vieilles archives m’ont passionné, jusqu’à mener à mes premières ventes, à la brocante du pont de Jambes en 1984 – et une tempête de neige sur ledit pont. Tous mes bouquins trempés m’ont convaincu que je devais m’installer en dur. Devenir commerçant dans le centre-ville et y survivre pendant plus de trente-cinq ans, c’est comme signer un acte de mariage, pour le meilleur et pour le pire. Et malgré tout ce qu’on a dit de moche et d’injustifié sur Charleroi, c’est le « meilleur » qui gagne. Mon métier m’a apporté beaucoup de joie: si c’était à refaire, ce serait oui. Un livre, c’est un puissant médicament contre l’absurdité de nos empressements quotidiens, un médoc qui devrait être remboursé par la Sécu. La lecture est une mise en confinement volontaire, une pause bienfaisante, un entretien gratuit de tous nos rouages cérébraux. Un texte, c’est une clé fantastique qui nous permet d’ouvrir la porte de la complexité de l’esprit de nos semblables pas si semblables. Au-delà de leur soif de lire, les randonneurs de lecture qui pénètrent dans ma librairie y trouvent la quiétude apaisante d’une lumineuse forêt de printemps. Il n’y a pas de musique dans ma librairie. Le silence et la tranquillité sont devenus des plaisirs rares dans la vie – mais cela n’empêche pas le cancan, je cause et rigole beaucoup avec mes clients. »

  • Librairie Grandchamps-Fafouille, 15-19, Passage de la Bourse, à 6000 Charleroi.

« Bien plus qu’un commerce »

Il y a cinq ans, Jeremy Arnould et son cousin Simon ont fait le pari d’ouvrir un commerce de seconde main en plein coeur de Namur. Une décision audacieuse dont ils se félicitent aujourd’hui.

Les bouquinistes, un métier en voie de disparition
© FRÉDÉRIC RAEVENS

« Ce métier m’a toujours fasciné. Tout jeune, j’étais un grand lecteur, mais je fréquentais plutôt les bibliothèques. Puis en arrivant à l’université, j’ai découvert ces lieux un peu impressionnants que sont les librairies, et ce n’est que dans un troisième temps que j’ai pénétré dans le monde des bouquinistes. Cela demande parfois un petit effort supplémentaire, la boutique a l’air moins lumineuse, le classement est parfois plus aléatoire, mais c’est aussi fréquenté par un public plus investi, qui apprécie les conseils de passionnés. Moi, mes premières grandes claques, mes premières grandes découvertes, elles sont arrivées suite aux conseils de disquaires ou de bouquinistes – on leur pose une question, puis on se retrouve embarqué dans des directions inattendues, c’est ça qui est génial. Mon associé est aussi mon cousin, et le principe de la seconde main nous a particulièrement parlé. On fréquentait nous-mêmes les revendeurs d’occasion, et on était sensibles à cette idée de consommer de façon plus responsable tout en rendant la culture plus accessible. En cinq ans, on a déjà vécu des émotions intenses, comme l’ouverture de la boutique bien sûr, mais aussi le fait d’engager notre première employée. Aujourd’hui, la période compliquée accentue notre rôle social: avec la culture à l’arrêt, les représentations et les concerts annulés, les librairies sont devenues des espèces de bastions, les derniers à être ouverts car considérés comme « essentiels ». Et en comparaison des vendeurs de livres neufs, nous avons l’avantage de ce petit supplément d’âme, d’une atmosphère particulière. En temps normal, on organise des événements- parce que ce n’est pas qu’un commerce, c’est surtout un lieu de rencontres. On adore nos clients, chacun partage ses passions; on ne fait pas que donner, on reçoit tout autant ».

  • Ramd’Âm, 52, rue des Carmes, à 5000 Namur.

« Le bouquiniste, c’est l’herbe entre les pavés' »

Par un heureux concours de circonstances, Louis Castel est passé de l’autre côté du comptoir de la librairie qu’il fréquentait assidûment étant enfant. Il y a découvert un métier demandant d’être à la fois « curieux et casanier », en accord avec son tempérament.

Les bouquinistes, un métier en voie de disparition
© FRÉDÉRIC RAEVENS

« Quand j’ai eu l’occasion de reprendre la boutique, j’ai tout de suite pensé que ce serait formidable, que je passerais mes journées à bouquiner au milieu des livres. Et après deux ou trois ans, je me suis rendu compte que le plus agréable, c’était les gens qui poussent la porte, les micro- bavardages, qui ont parfois donné lieu à de belles amitiés. Si j’avais un garage automobile, je ne serais confronté qu’à des gens méga stressés parce qu’on vient de leur péter leur bagnole. A l’inverse, on entre rarement dans une librairie d’occasion par obligation. En général, c’est parce qu’on a un peu de temps, donc les gens sont dans une tonalité intérieure positive. Je n’achète pas de livre en me disant « Ça, ça va se vendre ». Je me dis plutôt « Ça a l’air intéressant, si ça se trouve, on a une chance de le vendre ». Ce sont les textes et les contenus qui me guident, on trouve ici plein de thématiques différentes. J’aime que l’éventail soit ouvert: folklore, sociologie, histoire des religions, romans ou bouquins pour enfants, on trouve des livres intéressants – ou ratés – dans tous les sujets. Par contre, je ne pourrais pas vendre de livres neufs: je devrais me tenir au courant, lire pour mon travail, et je ne saurais pas faire ça, ça me saoulerait. Moi, tout ce que je lis pour mon plaisir me sert pour mon travail, mais je ne dois pas lire pour mon travail, c’est une situation de luxe. On est un truc de niche, vaguement à part. L’herbe pousse entre les pavés, pas dessus – et c’est un peu ça, les bouquinistes: l’herbe entre les pavés. »

  • Librairie NiJiNSKi, 315, chaussée d’Ixelles, à 1050 Bruxelles.

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