Lisette Lombé, lauréate du Prix des Grenades: « Une déflagration poétique »

© Amin Bren Driss

Ainsi en ont décidé les Grenades: le Prix du jury de cette toute première édition consacre Lisette Lombé et son Brûler, brûler, brûler, paru en octobre 2020 aux éditions L’Iconoclaste. L’autrice belgo-congolaise, poétesse, slameuse et également chroniqueuse pour Le Vif Weekend, voit ainsi mis en lumière « sa justesse et ses textes inspirants et forts ». Un symbole. Et une célébration de l’intensité engagée. Interview post-couronnement.

Quels sont vos sentiments aux lendemains de ce prix des Grenades qui entend mettre en lumière le travail des autrices belges francophones? En sachant qu’en Belgique, sur l’ensemble des prix littéraires décernées par la Fédération Wallonie-Bruxelles depuis le début du siècle dernier, 135 ont été décernés à des hommes et 42 à des femmes. Vous êtes donc la 43e à être ainsi couronnée…

A l’annonce de la sélection, ce fut d’abord une joie et aussi une surprise parce que c’était Brûler, brûler, brûler et pas Venus Poetica qui avait été sélectionné. J’étais étonnée que ce soit un recueil de poésie parmi beaucoup de romans et en même temps honorée parce que c’était le projet que je portais à ce moment-là et qui venait de sortir. J’ai regardé les 22 autres sélectionnées, j’en connaissais beaucoup, ce sont des grands noms et on y trouve aussi un continuum d’autrices autoéditées, dont Pieterke Mol qui a écrit ça va n’aller. On en a parlé ensemble, on se disait qu’être parmi ces 22 finalistes, c’était déjà une belle lumière faite sur toutes les écritures de femmes. Et puis j’ai eu la belle surprise d’être élue par le jury. A nouveau, le fait que ce soit un recueil de poésie m’a surprise, ce n’était pas gagné… Je sens que ce prix veut récompenser une écriture connectée au monde, connectée à la pulsation du monde, connectée à la littérature mais aussi à la question de l’engagement.

Sur les réseaux sociaux, dans la foulée de cette récompense littéraire, vous avez écrit que vous étiez joie, en majuscules, et en même temps, vous avez dû mettre les points sur les i à l’intention, notamment, de ceux « qui se moquent des autrices qui ne veulent pas qu’on les appelle auteurs ou écrivains », de ceux « qui ressassent que la poésie engagée est galvaudée » et de ceux « qui ne souhaitent pas qu’une grille de lecture féministe soit appliquée aux institutions littéraires ».

Les chiffres montrent que le mythe de l’égalité acquise en matière de droits, on le retrouve aussi dans le milieu artistique, comme si l’écriture était sans sexe, sans classe sociale, sans couleur. Mais quand on regarde les chiffres on voit qu’il est quand même question de sexe, de classe sociale, de couleur – cela pose la question de qui écrit et qui lit et qui donne les prix.

Lisette Lombé, lauréate du Prix des Grenades:
© Gilles Fischer

Quand j’ai écrit un post de remerciements, j’ai aussi répondu aux détracteurs de ce prix, j’en ai vu passer quelques-uns sur les réseaux sociaux, des gens qui estimaient que la littérature allait devenir assujettie à un cahier des charges liées à l’engagement, à la diversité… Je n’ai pas l’impression de faire une littérature assujettie à un cahier des charges mais une littérature très libre directement connectée à la pulsion du monde, aux grands enjeux sociétaux contemporains. Je ne me sens pas tenue de, c’est naturel pour moi. C’est l’inverse d’une poésie hermétique, déconnectée du réel, de ce que vivent les gens au quotidien. Certains ont aussi questionné le fait que ce soit un prix de femmes pour des femmes, ils ne remettent pas en question le fonctionnement de l’institution littéraire ni les chiffres des prix décernés par des hommes pour des hommes. Or ces chiffres montrent que le mythe de l’égalité acquise en matière de droits, on le retrouve aussi dans le milieu artistique, comme si l’écriture était sans sexe, sans classe sociale, sans couleur. Mais quand on regarde les chiffres on voit qu’il est quand même question de sexe, de classe sociale, de couleur – cela pose la question de qui écrit et qui lit et qui donne les prix. Je suis donc très fière de ce prix-là et je vais en devenir l’ambassadrice, il a toute sa pertinence.

Comment êtes-vous entrée en littérature?

Je dois remonter très loin… J’ai eu accès aux livres et aux mots dès l’enfance, mes parents sont de grands lecteurs malgré le fait qu’on habitait à la cité, tout l’appartement était une grande bibliothèque. Ils m’avaient offert une machine à écrire, je devais avoir 8 ou 9 ans. Et cela virevoltait: je me revois écrire de longs textes comme on peut le faire enfant, des romans policiers, des petites nouvelles sans questionnements sur ma légitimité ou sur la qualité, juste pour le plaisir d’écrire. Puis il y eut une longue mise au frigo, avec comme événement fondateur la confiscation de ma machine à écrire, j’avais écrit assez tôt des textes érotiques, cela a dû faire peur à mes parents… A l’adolescence, avec la découverte des grands noms de la littérature, il y eut une forme de gel de la plume, une forme d’écrasement, d’autant que je ne venais pas d’une famille d’artistes et cette question de l’illégitimité est devenue plus prégnante. Je suis pourtant restée connectée aux mots : je voulais être institutrice, j’ai fait des études de langues et littératures françaises et romanes, la ligne droite des romanistes est de devenir prof de français. J’ai travaillé comme formatrice, j’ai accompagné des adultes en réinsertion professionnelle mais dans des modules de français – le fil rouge, c’est toujours les mots. Mais dès le départ, dès mes premiers stages à l’université durant l’agrégation, j’ai demandé de les faire en école technique ou professionnelle, parce que je n’ai jamais eu un amour du livre pour le livre mais que toujours la dimension sociale a été présente, avec ce souci d’accessibilité, de vulgarisation chevillée au corps depuis les études. Et puis arrive le burn-out en 2015 et là, c’est le début de l’écriture pour moi-même. Il y avait eu des petits élans, des petites velléités avant mais chaque fois avec un ressac où je pensais ce n’était pas pour moi. Avec le burn-out, je me suis dit que je n’avais plus rien à perdre, qu’il n’y avait pas de retour en arrière possible.

Lisette Lombé, lauréate du Prix des Grenades:
© Xavier Lieben

Votre poésie est incarnée, organique, en un jaillissement rythmé. Est-ce parce que vos textes sont à l’origine écrits pour être dits?

Oui, ma poésie porte la trace de ce passage sur scène et porte cette exigence scénique, d’être dans le partage, la générosité, avec une présence forte pour permettre cela. C’est aussi une poésie qui à la base est mémorisée, l’écriture en garde trace. Mes premiers textes ont été directement écrit pour un concours de slam, la porte d’entrée a donc été la poésie orale, de scène, dans le milieu du slam. Et je pense aussi que la fulgurance du parcours est expliquée par cela: ce n’est pas une poésie qui a démarré par des éditeurs, avec le temps long des éditeurs, mais sur la scène. Elle est liée à une programmation et à une confrontation plus directe avec le public et l’édition étant venue après, j’avais déjà une communauté de personnes qui connaissaient ma poésie et attendaient une trace de ces textes éphémères sur scène. Il y a aussi un momentum avec les questionnements féministes, les questionnements sur la place des femmes dans les arts et la société, la lutte contre le racisme, l’engouement pour la poésie, j’ai l’impression que je suis à l’intersection de tout cela et de ces enjeux-là.

Lisette Lombé, lauréate du Prix des Grenades:
© Manon Royer

Etes-vous née à l’écriture et à l’écriture engagée en même temps?

Autant l’écriture est ancrée dans l’enfance, autant l’engagement est venu plus tard. Je n’ai pas été élevée dans une famille qui avait des positionnements politiques forts, il s’agissait plutôt d’une forme d’intégration liée aux études – il fallait faire de bonnes études, trouver un bon métier, réussir sa vie. Mais avec les recompositions familiales liées à des séparations, j’ai eu une prise de conscience, vers mes 33 ans, après la naissance de mon troisième enfant. Jusque-là je m’étais sentie jeune diplômée très indépendante et voyageuse et j’ai soudain pris conscience que cette triple maternité avait des impacts sur ma vie professionnelle, d’autant que j’avais eu des grossesses rapprochées, que je m’étais mise en retrait pour élever mes enfants pendant deux ans… En m’inscrivant à un atelier d’écriture féministe à Vie féminine, j’ai découvert que d’autres femmes me ressemblaient. Mon expérience personnelle a commencé à se mettre en résonnance avec des grilles de lectures systémiques. Et j’ai vu mon parcours individuel relu à la lumière d’une grille de lecture politique : ce qui m’arrivait n’arrivait pas qu’à moi, cela arrivait à plein d’autres parce qu’on vit dans une société patriarcale. J’ai compris que les plafonds de verre, l’inégalité salariale et le reste ne se résolvait pas au sein du noyau familial, qu’il y a des engagements à prendre. Mes textes étaient porteurs de tout cela, des choses qui bouillaient dans le ventre… Aujourd’hui, les femmes qui entrent dans les ateliers de slam sont porteuses de tous ces bouillonnements-là. Et quand je suis montée sur scène en janvier 2015 mes textes en portaient la trace.

Votre éditeur L’Iconoclaste écrit de vous que vous défendez « avec rage » toutes les minorités…

J’utilise plutôt le terme opiniâtreté et pugnacité. Je ne suis pas en rage mais debout. Et je le suis depuis ma prise de conscience des dysfonctionnements du système, du racisme structurel, du patriarcat. J’adhère à cette phrase: « on ne s’en laisse plus compter », c’est-à-dire ne plus rien laisser passer sur certains sujets, sur les injustices, parce que je sais que mon silence va participer à leur reconduction et à leur reproduction. Et tout est lié: je suis aussi belgo-congolaise, cela n’aurait pas de sens d’être présente sur les questions antiracistes et de laisser passer l’homophobie, la grossophobie, le sexisme, le validisme… Sans se faire le porte-voix ou parler à la place des gens, mais en étant un aiguillon sur ces questions-là. A partir du moment où j’ai cette possibilité de mettre des mots, je pense que j’ai une certaine responsabilité et une nécessité d’opiniâtreté, car on s’inscrit dans un processus long. Le prix des Grenades participe à cela, c’est une mise en lumière d’années de mots et d’engagements… On travaille sur le long terme, pas pour nous mais pour la génération suivante. Je suis née dans les années 70, avec beaucoup de silences sur certains comportements. Je veux faire barrage de mon corps, de mes mots, cela ne se passera plus comme ça, pour que le chemin de la génération suivante soit moins rocailleux, moins épineux – si on peut enlever quelques pierres tranchantes sous les pas de nos enfants…

Dans vos textes, on trouve également en partage de la jouissance charnelle et de l’érotisme brûlant.

Chez moi, il est questions du corps, de chair, de sexualité, d’érotisme, c’est un beau lieu. Si je n’étais que du côté militant, la question de la sexualité et des corps tournerait essentiellement autour de l’excision, du viol, du harcèlement de rue, de tous les droits qu’on défend. Mais comme je suis aussi du côté de la poésie, je suis également libre d’encenser la sexualité, de parler de plaisir, de liberté, de corps qui transpirent, qui dansent et tout ce que la sexualité a de beau et ce qu’elle permet comme épanouissement aussi. Il y a une forme de tension dans les textes qui dénoncent et d’autres qui encensent le charnel.

Lisette Lombé, lauréate du Prix des Grenades:
© Bouchra Draoui

Vous créez également des collages. Mis en miroir de vos mots, ils vivent leur vie intensément, en résonance. Comment vous est venue cette pratique de la découpe aux ciseaux et de l’assemblage des images?

Je qualifie ma poésie de jaillissement mais quand une injustice ou événement extrêmement dur me bouscule très fort et qu’il n’y a plus de possibilité de mots, elle s’exprime alors en collage, plus vrai que les mots. C’est souvent lié à une actualité très dure, comme la mort de Mawda, le collage est arrivé très vite comme forme d’exutoire, une image sans mots, pas de commentaire à ajouter et puis alors l’écriture suit. C’est quelque chose d’infra-mot, infra-littéraire. Peut-être est-ce parce que c’est infra-langagier que c’est aussi plus accessible, c’est donné à l’oeil, même à l’oeil qui ne sait pas lire. Les collages dans Brûler, brûler, brûler, ont été faits pendant le confinement. Ils sont plus épurés, c’est une forme de réponse au brouhaha: il y avait beaucoup de paroles échangées sur les réseaux sociaux, j’avais besoin au printemps dernier de retrouver un silence et de la simplicité en une seule image ou deux… Alors qu’auparavant j’avais fait de collages très saturés, avec beaucoup de mots et d’images, ceux-ci portent la trace du confinement.

Quel regard portez-vous sur l’année écoulée?

Etrange année… La manifestation Black Lives Matter du mois de juin a été importante pour moi, autant de gens descendus dans la rue, je trouvais que symboliquement c’était très fort. Tous ces corps-là, ensemble, montraient leur désaccord avec les décisions politiques prises et les orientations en matière de migration. La contestation est à l’oeuvre, avec une jeunesse politisée et des gens très conscients, et si aujourd’hui la rue est confisquée, cette contestation est grondante, elle se passe ailleurs, sur les réseaux sociaux notamment. Etrange année… Avec la couverture « blackfaces » du Vif, j’ai cessé de questionner l’intention, était-ce voulu ou pas, juste maladroit – parce que cela prend de l’énergie. Cela m’a d’ailleurs épuisée. L’effet est le même pour les personnes concernées: c’est une micro-agression, qui s’ajoute à une micro-agression, s’ajoutant à une autre micro-agression… La vigilance est de mise – être intraitable et ne plus rien laisser passer. Etrange année… Où il y a également eu les déboulonnages de statues coloniales… Ce n’est pas parce que les feux des projecteurs s’éteignent que le travail de l’ombre ne continue pas. Et c’est cela qui m’intéresse.

Lisette Lombé, Brûler, brûler, brûler, L’iconopop, éditions L’iconoclaste.

Lire aussi Venus Poetica paru à l’Arbre à Paroles et écouter sur Musiq3 dans « Laurence Vielle lit la poésie » , la comédienne lire le poème de Lisette Lombé « Et s’il n’en restait qu’un ».

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