L’univers de Bertrand Burgalat

© DR
Mathieu Nguyen

Auteur-interprète atypique et racé, producteur, arrangeur et dénicheur de talents sans équivalent dans le paysage français, Bertrand Burgalat nous a reçus chez lui, à Paris. Plongée pudique dans l’intimité de l’artiste et portrait en creux, à travers son environnement quotidien.

Les Batignolles, un matin d’été. Bertrand Burgalat nous accueille dans l’appartement qu’il partage avec Vanessa Seward, ex-créatrice d’Azzaro et A.P.C., désormais à son compte, et leur fille Jacqueline. Fils de haut fonctionnaire, baladé d’un coin à l’autre de l’Hexagone depuis l’enfance, il a posé ses valises ici, avec l’intention de ne pas en bouger pour un moment. Burgalat, c’est évidemment une esthétique seventies cultivée avec un goût sûr, ce qu’il réfute d’abord, avant de l’admettre en rigolant, mais surtout une discographie riche de 200 albums, toutes casquettes confondues.

Bertrand Burgalat
Bertrand Burgalat© Ph. Cornet

Défricheur de territoires musicaux avec son inclassable label, Tricatel – un nom tiré du film L’aile ou la cuisse, dont il nous improvisera le thème au piano pour trois minutes de pur bonheur – il fait partie du club très restreint des artistes capables de faire rocker la langue française. Et ce, grâce sans doute à son amour pour la musique anglo-saxonne, qui d’ailleurs le lui rend bien, en témoignent ses collaborations avec Supergrass, Robert Wyatt ou Mick Harvey. Musicien estimé, le Parisien a le succès modeste, même lorsque son neuvième album solo, peut-être le plus réussi, probablement le plus personnel, reçut un accueil triomphal en avril dernier. Durant la tournée promo qui s’ensuivit, son omniprésence médiatique aura d’ailleurs permis à un large public de constater qu’au-delà de cette image de dandy lunaire pour chanson chic, se révèle un homme cordial et policé, tout en discrétion et en sensibilité. Autant dire que lorsqu’il nous accorda la faveur de lever le voile sur son intérieur, et de se raconter par la bande, à travers les objets qui l’entourent, on ne s’est pas fait prier.

L'univers de Bertrand Burgalat
© DR

Les Batignolles

 » Je voulais habiter ici. C’est un quartier qui m’a toujours intéressé, un peu désert, crépusculaire. J’aimais beaucoup, même si c’est en train de changer. Cette gentrification, peut-être que j’en suis aussi responsable, ou du moins coresponsable. Quand je suis arrivé, des gens comme moi, il n’y en avait pas beaucoup ; maintenant, il n’y a plus que ça. Sociologiquement, de nombreux quartiers de Paris connaissent le même sort et ce n’est pas forcément une bonne chose, certaines populations ont été poussées dehors. Au bout de la rue, il y avait un terrain de la SNCF, un peu laissé à l’abandon, ils y construisent un nouveau lotissement. Ce n’est pas une mauvaise idée, mais on ne peut pas dire que ça brille par son élégance. La ville n’engage jamais de grands architectes, à part pour le palais de justice qui a été réalisé par Renzo Piano. Au lieu de restaurer l’ancien, de le préserver comme un témoignage, et de construire des bâtiments vraiment modernes à côté, on préfère généralement massacrer le préexistant, en jurant qu’on va le revisiter et respecter l’âme du lieu. Je trouve ça dommage. « 

L’appartement

 » Ça fait vingt-deux ans que je vis ici. Le hasard a voulu que son précédent propriétaire soit l’impresario d’Edith Piaf, et je l’ai gardé tel qu’il était. Avant même que Vanessa n’arrive, il était déjà encombré, alors, avec ses affaires et la naissance de notre fille, on est un peu à l’étroit. Mais j’ai essayé de le conserver comme un témoignage de l’architecture d’intérieur de cette période, c’est pour ça que tout n’est pas en très bon état : maintenant, les systèmes de plomberie et d’électricité sont un peu fatigués. Le logement date des années 1940, donc il a dû être super moderne en son temps, avec ces trucs en stuc, des choses vachement bien pensées. Une partie du mobilier est d’époque : les petites consoles, la bibliothèque, le canapé, les fauteuils – l’un est d’origine, mais il a fallu regarnir l’autre, parce que le chat l’avait bousillé. On a vraiment tenté d’être fidèles à l’esprit initial, d’en rester le plus proche possible. A Paris, il y a une tendance à être muséal vis-à-vis de choses très anciennes mais il y a toute une architecture du xxe siècle qui est en train d’être saccagée, énormément d’hôtels, de restaurants, de bars… Par contre, on est prêt à payer des fortunes pour des meubles que Prouvé destinait aux HLM. C’est indécent. « 

Les tapisseries

 » La première fois que le frère de Vanessa est venu ici, il a dit : « C’est l’appartement de Tatie Danielle ! » Et c’est vrai que j’en ai mis pas mal. Je collectionne les tapisseries modernes d’après-guerre, disons même que je les ai un peu « amassées ». J’apprécie celles de Jean Picart Le Doux et de Jean Lurçat, notamment pour leur côté psychédélique. Je ne sais pas d’où ça me vient, peut-être de mon enfance, durant laquelle j’ai dû en voir beaucoup. Quand je suis arrivé dans ces murs, ce n’était pas trop tendance mais maintenant, il me semble qu’il y a comme un regain d’intérêt, ce qui ne m’arrange pas du tout… mais je ne vais pas renier mes goûts par snobisme, pour éviter d’être à la mode. On ne doit jamais avoir honte d’aimer quelque chose ou pas. Moi, je les trouve superbes et, comme en musique, j’aime militer pour que des trucs un peu sous-estimés soient mieux considérés. « 

Le piano

 » Là, il est couvert de partitions de ma fille. On croirait qu’elle l’utilise davantage que moi, mais non. Elle devrait travailler plus, d’ailleurs. Je m’en sers plutôt pour composer. Il ne date pas du temps de Piaf, c’est un Schimmel que j’ai acheté il y a une quinzaine d’années. Il dispose d’une particularité assez rare pour un quart-de-queue, c’est la sourdine – en général, on ne la trouve que sur les pianos droits. Or, ça m’intimide que l’on m’entende tâtonner. Surtout qu’au-dessus, une voisine avait un piano aussi. Quand je suis arrivé, elle jouait comme une patate, dix ans plus tard, elle jouait dix fois mieux que moi. Et je me disais :  » C’est honteux, je suis toujours au même niveau.  » J’aime beaucoup cet instrument, j’en avais essayé beaucoup à l’époque, sans regarder les prix. A la fin, il y en avait deux qui me plaisaient : un Steinway qui coûtait un bras, et celui-ci, que je trouvais peu cher et très délicat. Il sonne mieux que certains de mes instruments de studio. Mais je ne peux rien enregistrer ici à cause des bruits de la rue. Je n’en ai vu un autre comme ça qu’une seule fois, dans une émission TV, genre Les Carpentier, avec Gilbert O’Sullivan. C’était du play-back, mais il avait une bonne tête. « 

La télévision

 » Elle ne fonctionne pas toujours très bien, j’ai un problème de câbles. Ce genre de téléviseurs se trouve maintenant sur le site d’annonces leboncoin.fr. Ils sont superbes, le son et l’image aussi. A l’époque, ça valait le prix d’une bagnole. Il y avait aussi un modèle qu’on pouvait faire pivoter avec la télécommande, et j’en ai une comme ça. Bang & Olufsen faisait d’ailleurs plusieurs pieds, et celui-là n’est pas le plus joli. J’aime jouer en écoutant la télé, au hasard. Ça me décontracte, ça me désinhibe et c’est un très bon apprentissage pour les débutants, c’est formateur. Même chose avec la radio. Souvent, les gens essayent de progresser en écoutant des disques. Mais à force, ils savent sur quoi ils vont tomber, alors qu’ici, c’est la surprise. Ça oblige à tenter de deviner la mesure d’après. C’est pour ça que j’adore des artistes comme Bowie : avec eux, ce qui suit n’est pas toujours l’accord qu’on attend. « 

La basse

 » Les très belles guitares anciennes, aucun musicien professionnel que je connais ne joue dessus. Leurs acheteurs se font plaisir et font monter la cote. Moi, je n’ai jamais eu une guitare ou une basse qui ait coûté plus de 1 000 euros. Or, aujourd’hui le prix des instruments prend parfois des proportions dingues, du coup plus personne n’en joue. J’ai deux basses, que j’utilise principalement. Une Jacobacci, que j’aime beaucoup, et une Fender Precision, issue d’une série qui n’est justement pas très cotée – je ne vais pas dire laquelle, ça va la faire monter. J’ai dû l’acheter à moins de 700 euros sur eBay, elle date des années 1980. Ce qui m’intéresse, c’est le son, pas la rareté. J’apprécie que des fabricants comme Fender ou Gibson fassent encore de très bonnes guitares aujourd’hui. « 

L’album

 » Il y a des peintres que j’apprécie beaucoup, comme Marc Desgrandchamps, avec qui j’ai déjà collaboré. Là, il y a une vraie complicité. Ou comme, évidemment, Guillaume Pinard, qui a réalisé la pochette de mon dernier album, Les choses qu’on ne peut dire à personne. Ce sont des artistes dont la démarche me paraît très construite. Il est devenu aussi difficile de parler d’art contemporain aujourd’hui que de religion au xixe siècle. C’est-à-dire qu’il y a un côté qui semble relever de la foi, ceux qui y croient, ceux qui n’y croient pas. Personnellement, j’aurais tendance à être agnostique. Ce qui m’intéresse dans la musique, c’est qu’elle n’est pas basée sur un discours. On y est sensible, ou pas, c’est instinctif. Mais j’essaye de ne pas rester fermé, parce que même si 99 % de ce qui est estampillé « art contemporain » m’indiffère – les oeuvres, le langage, les gens que je croise -le pourcent qui subsiste pourra peut-être me passionner. En France, l’impôt sur la fortune exonère les oeuvres d’art, et comme par hasard, de grandes fortunes sont devenues de grands mécènes. Mais je n’ai pas l’impression que cela fasse émerger des artistes très intéressants, et je ne vois pas en quoi le fait d’acheter un Picasso aide l’art, à part une fois encore au niveau de la cote. Ça ne profite pas à Picasso, et encore moins aux jeunes artistes. Cet arrière-plan fiscal crée des choses artificielles. « 

Les photos du bureau

 » Au mur, vous reconnaîtrez Henri Salvador, Robert Wyatt, il y a mon père aussi, puis cette photo avec Vanessa, de Serge Leblon, qui a fait les clichés pour le disque. Il vit à Bruxelles. Il y a aussi une caricature du groupe slovène Laibach, réalisée par un des gars qui dessinait très bien. Il s’était marié et avait quitté le groupe, je le remplaçais. Les autres membres arborent la croix de Malevitch alors que je suis représenté affublé d’un béret et une seringue dans le bras, parce que je suis diabétique, avec l’Arc de Triomphe en arrière-plan. Je suis allé vivre à Ljubljana dans les années 1980, ils étaient incroyables, ils avaient une culture artistique que je ne possédais pas du tout. « 

Les seventies

 » Je ne souhaite pas qu’on revienne aux années Giscard ou Pompidou, ça n’aurait aucun sens. En revanche, on peut se demander ce qu’on peut en retirer d’intéressant, au-delà de la largeur des costumes. Ils ont aussi fait des conneries, des choix dramatiques, comme l’obsession de la voiture. Mais je pense que le plus mauvais secrétaire d’Etat de cette période a le niveau d’un chef de gouvernement actuel. J’ai connu ces périodes-là, et je n’ai pas envie de les revivre, je suis content de vivre aujourd’hui. Les années 1970 avaient aussi leurs mauvais côtés. Dans les films, on en donne une image insouciante, mais c’était une période de crise, avec l’apparition du chômage de masse, le choc pétrolier, de gros conflits sociaux, un climat très lourd. « 

Le vintage

 » Je suis né en 1963. Toutes les gens qui m’ont nourri ont fait avancer les choses en étant respectueux du passé. Les Beatles, à l’époque, c’était un groupe de revival, inspiré par les rockers comme Eddie Cochran, mais ils n’étaient pas « vintage ». Les premières générations du rock allaient aux puces, puis, après, c’est là aussi que Jimi Hendrix trouvait ses fameuses vestes. Les grands appartements design des années 1970, c’était pour les vieux. Chez les jeunes, tout le monde s’habillait d’occase, se meublait dans les brocantes, on a toujours fait ça : racheter des trucs déjà utilisés mais pas chers. La transformation de ce phénomène en « vintage », c’est assez pénible. Beaucoup de choses que j’ai pu acquérir, fringues ou autres, étaient d’occasion, mais c’était par manque de moyens et non par vocation. Je rigole quand les gens trouvent ma musique « passéiste » ou « seventies » , parce que je pense qu’elle l’est moins que des choses qu’eux identifient comme modernes. Ce ne sont que des préjugés. « 

L'univers de Bertrand Burgalat
© DR

Par Mathieu Nguyen / photos : renaud callebaut

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content