Que peuvent bien avoir en commun une chaise mythique, un poêlon vintage, des jouets, des couverts, une lampe en forme d’ampoule et des croquis d’architecture ? Tous ont bousculé le destin de six jeunes créateurs belges. Récits de rencontres.

Il y a des parcours professionnels plus linéaires que d’autres. Des métiers dont le nom évoque à lui seul – médecin, architecte, pompier, coiffeuse… – un art qui, à tort peut-être, paraît à tous familier. Et d’autres, qu’il faut apprivoiser, explorer pour trouver sa voie. Ainsi, il y a aujourd’hui autant de manière d’être designer que de candidats à cette profession où création pure et pragmatisme se chamaillent et se réconcilient sans cesse, comme un couple d’amoureux. Ce qui suscite un jour cette vocation à visages multiples, c’est presque toujours une rencontre. Avec un objet ou l’homme ou la femme qui l’a créé. Ces découvertes qui sans qu’on y prenne garde peuvent changer une vie, six créateurs belges ont accepté de nous en parler. Tous ont la passion de créer. Des objets, aussi anonymes soient-ils, qui demain vont compter. Peut-être autant que ceux qui ont un jour inspirés les jeunes designers qui reviennent pour nous sur les catalyseurs de leur vocation.

1. LUCILE SOUFFLET ET LES COUVERTS MONO-A DE PETER RAACKE

 » Ce n’est pas la rencontre avec l’un ou l’autre objet emblématique qui a transformé ma vie. J’ai grandi entourée de belles choses. Ces couverts ont accompagné toute mon enfance. Ils sont la matérialisation d’un quotidien – celui de ma famille – où les arts, les couleurs, la nature avaient beaucoup d’importance. Adolescente, je rêvais de devenir artiste. J’étais une fan absolue de Camille Claudel. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours cousu mes vêtements, fabriqués des objets, comme si je ressentais le besoin d’être autonome. J’ai vite pris conscience que l’art pur et dur ne m’aurait pas convenu : j’aime le côté concret, réaliste, les contraintes même qu’implique le design industriel. Être designer, c’est mettre son univers artistique au service du quotidien, de l’utilitaire. Pendant mes études à La Cambre, à Bruxelles, je suis partie à Londres, en Erasmus. C’est là que j’ai commencé à m’intéresser à l’espace public, au mobilier urbain. Et j’ai poursuivi ma carrière dans cette voie. La dimension d’universalité est encore plus présente : ce design par essence doit s’adresser à tous. C’est un travail très anonyme, aussi. Ce qui me convient très bien. Je n’aspire pas à être une superstar mais à ce que mon travail soit juste, cohérent. Qu’il me permette de vivre. Je trouve cela plutôt jouissif de concevoir des pièces monumentales. Mon premier banc public a été réalisé pour la Ville de Bruxelles. Chaque fois que je prends le bus 48, je regarde si quelqu’un est assis dessus. S’il sourit, je me dis que j’ai réussi ma mission. « 

2. MICHAËL BIHAIN ET LES JOUETS FISCHERTECHNIK

 » J’ai toujours adoré bricoler. Petit, je récupérais les boîtes à cigare de mon père pour en faire des coffres-forts que je vendais 20 francs à la cours de récré. Mon grand-père était menuisier du côté d’Aywaille. Avec les chutes de bois que je trouvais chez lui, j’imaginais des meubles pour les poupées Barbie de ma s£ur. Les Fischertechnik n’étaient pas aussi populaires que les Lego, mais j’en avais toute une caisse et je construisais toute sorte d’engins. Je ne me souviens plus exactement qui m’a offert ma première boîte. Maman peut-être. Ou mon parrain qui me faisait toujours de super cadeaux. C’est lui qui est arrivé un jour à la maison avec un petit banc de menuisier. Pourtant, dès l’âge de 12 ans, j’ai pris une tout autre orientation professionnelle. Du côté de mon père, on était boucher de père en fils. Parfois le week-end, j’aidais à tuer les bêtes. J’ai mis du temps à évacuer tout cela. Heureusement, j’ai croisé la route d’un enseignant qui a convaincu mes parents de me laisser changer de filière. Et de poursuivre des études supérieures en architecture d’intérieur à Saint-Luc, à Liège, que j’ai financées moi-même en gagnant des concours de menuiseries qui m’ont permis d’acheter des machines et de développer très vite un réseau de clients. Aujourd’hui, une des étagères est dans le top des ventes chez Swedese, l’un des plus grands éditeurs suédois de meubles contemporains. « 

3. VANESSA HORDIES ET LES CROQUIS D’OSCAR NIEMEYER

 » Depuis que je suis toute petite, j’ai toujours aimé mettre la main à la pâte. Jusqu’à ma 5e primaire, j’étais inscrite à l’école Steiner de Court-Saint-Etienne. L’approche y était très artistique et très manuelle aussi. J’ai même appris à y construire un four à pain. Tout cela s’est avéré très utile lorsque je me suis retrouvée à l’Ecal (École cantonale d’art de Lausanne) et que j’ai dû réaliser moi-même mes propres prototypes. Au départ, j’avais envie de devenir architecte d’intérieur. Pour pouvoir m’inscrire à l’ESAPV, à Mons, je devais présenter un travail sur un architecte. C’est mon beau-père qui m’a suggéré de regarder de plus près ce qu’avait fait Oscar Niemeyer. J’ai tout de suite été captivée par son rapport à la nature, sa manière de jouer avec les courbes aussi. Au fil du temps, je me suis de plus en plus intéressée à la création d’objets, ce qui m’a poussée à partir à l’Ecal en Erasmus au début de mon master. Ça ne devait durer qu’un semestre mais cela m’a tellement plu que je suis restée là-bas. Et j’ai décroché mon diplôme de bachelor en juin dernier. Pour mon travail de fin d’études, j’avais envie d’imaginer un objet lié au rituel du coucher. Je voulais trouver un moyen de

4. JEAN-FRANÇOIS D’OR ET LE POÊLON CHINÉ AUX PUCES

 » Dès l’âge de 8 ans, j’étais déjà fasciné par les objets, par le mystère qu’ils renferment. Ce qui m’intéressait, c’était de comprendre comment ils fonctionnent. Le nombre de choses que j’ai pu démonter ! J’allais chercher un tournevis, j’étalais toutes les pièces sur la table et je les observais. Chez moi, j’ai encore aujourd’hui une collection d’objets, mais pas du tout organisée. Je ne suis pas du genre à amasser les tire-bouchons. Je vois ça plutôt comme une sorte de matériauthèque. Il n’y a pas de lien logique entre ce qui s’y retrouve si ce n’est qu’il s’agit toujours d’objets ordinaires. Leur matière, leur forme, leur toucher m’attire. Ce petit poêlon est un très bel exemple de ce que je trouve intéressant : on dirait presque un personnage de bandes dessinées. Il est à la fois très graphique mais chaque partie qui le compose – le bec verseur, les anses… – a une fonction bien précise que même un enfant peut comprendre rien qu’en la voyant. C’est à la fois très simple et très juste. J’aime l’aura qui peut se dégager d’objets ordinaires. J’avais 16 ans quand j’ai visité le Design Museum de Londres. Il y a avait là une collection d’une bonne centaine de brosses à dents : l’exercice consistait à en choisir une, à la dessiner, la décortiquer. Pour moi, ça a été le déclic. J’ai su que c’était ce métier-là que je voulais faire : imaginer tous les possibles qui se cachent derrière un objet en apparence tout simple. « 

5. NICOLAS DESTINO ET LA CHAISE PANTON

 » Gamin, je voulais devenir décorateur. Mais mon père, qui était imprimeur, m’a d’abord poussé à suivre la même filière que lui pendant mes études secondaires. J’ai dû me battre pour pouvoir me réorienter. Et j’ai finalement choisi la section design de Saint-Luc, à Tournai. J’avais déjà vu la chaise de Verner Panton mais c’est à l’occasion d’un cours de de-sign de l’objet que j’ai véritablement commencé à m’intéresser à elle. Elle est magnifique mais surtout elle a contribué véritablement à la démocratisation du design. Elle a aussi révolutionné l’industrie du plastique : c’est l’une des premières chaises que les techniciens ont réussi à injecter d’une seule pièce. Je suis aussi fasciné par ses courbes, par la féminité qui s’en dégage. Et c’est plutôt paradoxal car mon travail à moi est plutôt géométrique. J’aime les objets simples car je trouve que tout est déjà tellement compliqué autour de nous. Mais lorsque l’on épure une forme au maximum, on risque de reproduire des lignes qui existent déjà. Récemment j’ai présenté lors d’une exposition à l’Atomium une collection d’objets inspirés des codes du milieu médical. La petite pointe d’originalité qui me permet, je l’espère, de me différencier. Jusqu’à présent, j’édite moi-même la plupart de mes créations en petite série. Je finance la fabrication en proposant lors de ventes aux enchères l’un de mes prototypes tout en conservant toujours un exemplaire pour moi. Pour l’instant, je crée sans chercher à tout prix à être édité.

6. NATHALIE DEWEZ ET LA LAMPE BULBE D’INGO MAURER

 » J’ai toujours baigné dans un univers artistique : mon grand-père était peintre, ma mère avait étudié la sérigraphie à La Cambre. Il y avait chez mes grands-parents des tonnes d’objets, du design scandinave, je suis encore étonnée aujourd’hui à quel point mon grand-père était moderne pour quelqu’un qui est né au début du siècle dernier. Pendant mes études, à La Cambre, j’ai dû faire un travail sur un créateur. J’ai fait le tour de pas mal de showrooms et je suis tombée sur les lampes d’Ingo Maurer. J’ai flashé. La lampe Bulbe, c’est le tout premier modèle qu’il a dessiné. Un hommage à l’ampoule à incandescence d’Edison. Je ne pensais pas créer des lampes moi-même a priori. C’est venu petit à petit. J’aime travailler sur l’objet éteint, sur la place qu’il occupe tel qu’il est dans l’espace. Regarder ensuite les jeux de lumière qui s’installent. C’est un équilibre subtil. En ce moment je planche sur un projet pour le Mudam (Musée d’Art Moderne Grand Duc Jean) à Luxembourg. C’est très difficile de bien choisir une lampe. Pourtant, c’est l’un des objets design que les gens achètent le plus spontanément. C’est un peu comme les chaussures dans la mode : on est toujours content d’en avoir une paire de plus. Une petite lampe de chevet, c’est pareil : quand on flashe on se dit qu’on trouvera toujours bien un endroit dans la maison pour l’installer. « 

Remerciement au Centre Bruxellois de la Mode et du Design.

PAR ISABELLE WILLOT

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