Lorsque Marina Yee, ex-membre discrète des mythiques Six d’Anvers, rencontre Jean-Paul Lespagnard, jeune créateur liégeois au look décoiffant, les aiguilles valsent et le sourire triomphe. Gros plan sur un duo de mode aussi insolite qu’attachant.

Remerciements à Utexbel, à Renaix, qui a aimablement fourni les tissus.

S es créations dénoncent, avec ironie, l’hypocrisie des années 1950 où les ménagères, sages comme des images, rêvaient secrètement d’une sexualité torride et interdite. A 25 ans, Jean-Paul Lespagnard respire la joie de vivre et l’humour bon enfant qu’il place volontiers au c£ur de son travail, en caressant légitimement le fantasme de la célébrité. Face à lui, Marina Yee a déjà connu précisément cette ivresse furtive de la notoriété. Ex-membre de la fameuse bande des Six d’Anvers, elle a pourtant quitté la mode et la scène médiatique à la fin des années 1980 pour revenir finalement par la petite porte à l’aube des années 2000. Depuis quelques mois, elle gère discrètement son nouvel espace bruxellois qui allie le charme d’une boutique intimiste à l’authenticité d’un atelier bouillonnant.

Jean-Paul et Marina ne s’étaient jamais rencontrés ; Weekend Le Vif/L’Express les a réunis autour de deux bustes Stockman et de huit mètres de tissu noir à partager équitablement. Compte rendu d’une après-midi créative passée dans l’antre de l’ex d’Anvers…

Marina Yee : J’avoue que je ne vous connais pas. Je n’ai même jamais vu une seule de vos créations.

Jean-Paul Lespagnard : Moi, je vous connais ! Enfin, de réputation. Et je suis un peu impressionné car vous faites partie des fameux Six d’Anvers…

M.Y. : Rassurez-vous, je ne mords pas ( rires) ! Oui, j’ai fait partie de la bande des Six, mais aujourd’hui, je suis celle dont on parle le moins. Les autres sont beaucoup plus célèbres.

J.-P.L. : Mais vous étiez dedans !

M.Y. : Il y a tellement longtemps…

J.-P.L. : Cela fait quinze ans, n’est-ce pas ?

M.Y. : Vingt ans et même un peu plus ! C’était au tout début des années 1980. Mais, en 1988, j’ai quitté la scène. J’ai décidé d’arrêter la mode et j’ai ouvert peu de temps après une espèce de café-brocante…

J.-P.L. : A Bruxelles ?

M.Y. : Oui, à Bruxelles, près du marché aux puces de la place du Jeu de Balle. Je restaurais des meubles, je cuisinais des tartes aux légumes, je faisais des gâteaux au chocolat… Je m’occupais de mon fils aussi. J’avais vraiment choisi de me déconnecter de la mode. Mais bon, après plusieurs années, j’y suis quand même revenue…

J.-P.L. : Mais vous avez gardé de bons contacts avec les cinq autres d’Anvers ?

M.Y. : Ça va. En fait, je ne les vois plus vraiment. A part Walter Van Beirendonck et Dirk Van Saene que je croise de temps en temps… ( Silence) De toute façon, les autres ne sortent pas. Ils sont trop accros à la mode…

J.-P.L. : Vous êtes originaire d’Anvers ?

M.Y. : Non, je suis originaire du Limbourg. Mais j’ai fait mes études à Anvers et j’y ai habité dix ans. Aujourd’hui, je dirais plutôt que je suis une Flamande de Bruxelles. J’y vis depuis douze ans. Et vous, où habitez-vous ?

J.-P.L. : J’habite officiellement à Liège, mais j’ai l’habitude de dire que je vis dans ma voiture ( rires) ! Je suis toujours entre Bruxelles, Anvers et Liège. Ce sont vraiment, pour moi, les trois villes importantes au niveau de la mode en Belgique. Bon, c’est vrai que Liège est loin derrière Anvers û c’est le moins qu’on puisse dire ( rires) ! û, mais en Wallonie, c’est la ville qui bouge le plus à ce niveau-là.

M.Y. : Et vous y faites quoi pour le moment ?

J.-P.L. : Pour le moment, je produis des pièces, mais on ne peut pas vraiment parler de collection. En revanche, en mai 2005, je vais participer à un grand défilé au musée d’Art moderne de Liège et je compte bien y présenter une collection complète. D’ici là, je prépare un DVD qui résumera mon travail, histoire de me présenter d’une manière plus dynamique. Et je vais aussi participer à l’exposition  » Mode à l’extrême  » qui sera bientôt organisée au Centre Wallonie-Bruxelles à Paris, juste en face de Beaubourg ( lire à ce propos l’article en pages 71 à 76).

M.Y. : Bien !

J.-P.L. : ( Il déploie ses quatre mètres de tissu) Bon, je crois que je vais faire une jupe. Et si j’ai assez de tissu, je ferai peut-être un haut. En fait, je ne travaille jamais avec du noir. C’est une couleur qui ne me parle pas. Je préfère la couleur et les imprimés. Donc là, pour moi, c’est un vrai exercice de style !

M.Y. : Moi, je pense que je vais faire une robe très très simple. Très minimaliste. J’aime bien l’idée de vêtements intemporels. ( Elle déroule à son tour le tissu) J’avoue que j’ai un peu le trac, là…

J.-P.L. : C’est sûrement à cause de mes piercings et de mes tatouages ( rires) ! C’est une deuxième passion. D’ailleurs, j’ai travaillé un peu dans un studio de tatouage.

M.Y. : J’aime bien les tatouages, même si je n’en ai pas sur moi. ( En désignant l’épaule de son interlocuteur) C’est quoi exactement ?

J.-P.L. : C’est une panthère qui se recoud. Cela me symbolise un peu. En fait, j’ai réparé moi-même toutes les blessures de ma vie. La démarche n’est pas toujours facile. C’est pour cette raison que la panthère se pique en se recousant…

M.Y. : Personnellement, je préfère les tatouages abstraits, très graphiques en fait…

J.-P.L. : ( Il se retourne et dévoile le bas de son dos orné d’un tatouage d’inspiration polynésienne) Comme celui-là ?

M.Y. : Oui, j’adore ! Vous en avez encore beaucoup comme ça ( rires) ?

J.-P.L. : Non ! J’en ai encore un sur le torse….

M.Y. : Je peux voir ( rires) ?

J.-P.L. : ( Il relève son tee-shirt) C’est un cinq de c£ur, mon chiffre fétiche.

M.Y. : C’est très beau.

J.-P.L. : ( Il montre ensuite son biceps gauche) Et là, c’est mon logo, inspiré du concept  » I love New York  » : il s’agit d’un c£ur entouré de I et de JP pour dire :  » I love Jean-Paul  » ! Aujourd’hui, le corps est devenu un support commercial. C’est la dérive actuelle de la mode. Mieux vaut en rire !

M.Y. : Si c’est de l’humour, ça va.

J.-P.L. : En fait, j’aime bien le thème de la starification. J’ai d’ailleurs fait une exposition à ce sujet à Saint-Luc à Liège. Par exemple, j’aime beaucoup John Galliano…

M.Y. : Je le déteste !

J.-P.L. : Laissez-moi finir ( rires) ! En fait, j’aimerais savoir s’il joue avec ce côté star ou s’il se prend vraiment au sérieux. S’il joue, c’est fabuleux. Si c’est sérieux, c’est triste…

M.Y. : Il est sans doute très intelligent et je pense qu’il joue le jeu à fond. Selon moi, il sait qu’il sera mis dehors dans deux, trois ou cinq ans et, donc, il en profite ! C’est malin mais, en même temps, je déteste cette attitude parce que c’est révélateur de sa cupidité. De toute évidence, il adore ce statut de star qui pose, qui se déguise, qui joue la carte de la décadence… Beurgh !

J.-P.L. : Moi, je trouve ça très drôle. J’apprécie son délire, mais j’aimerais effectivement qu’il reconnaisse un jour que c’est un jeu.

M.Y. : Je suis peut-être un peu jalouse, qui sait ? En fait, je suis trop sérieuse et trop honnête. Même à l’époque des Six d’Anvers, je n’ai jamais joué ce jeu-là, contrairement à d’autres…

J.-P.L. : Moi, si on me donnait les moyens de John Galliano, je m’éclaterais autant que lui. Ça, c’est sûr ! En plus, je pense qu’il doit être très libre dans tout ce qu’il fait.

M.Y. : Je n’ai pas cette impression-là. Ce qui est certain, c’est qu’il gagne beaucoup de pognon ! Mais je n’ai jamais aimé ce qu’il a fait. Ce n’est pas très subtil…

J.-P.L. : Encore une fois, j’aime bien son délire, mais je n’irais jamais mettre de grands Jean-Paul Lespagnard sur un tee-shirt comme il le fait avec Dior !

M.Y. : Ou comme Dirk Bikkembergs…

J.-P.L. : Ah ça, non !

M.Y. : Et puis, je sens que Galliano déteste les femmes. Il est complètement misogyne, c’est sûr !

J.-P.L. : Ce n’est pas du tout l’image que j’ai de lui.

M.Y. : Mais derrière ses créations, il ne reste plus rien de la femme ! C’est laid ! C’est une discussion que j’ai souvent eue avec les créateurs homosexuels. Moi, ce n’est pas la vision que j’ai envie de donner de la femme…

J.-P.L. : ( Tout en plissant minutieusement ses quatre mètres de tissu à l’aide d’épingles) Vous avez vu les défilés de fin d’année de La Cambre ou de l’Académie d’Anvers ?

M.Y. : Non. Je ne veux rien voir.

J.-P.L. : Pourquoi ?

M.Y. : Ça me fatigue. Pour le moment, je n’en ressens pas l’envie. Je veux rester neutre en fait. Dans les défilés des écoles, il y a trop de signaux et moi, je préfère garder une certaine innocence, une simplicité dans ce que je fais. Si je vois trop de silhouettes en une seule fois, ça me rend nerveuse parce qu’il y a fatalement des choses que j’aime et d’autres que je n’aime pas. Ça me bouscule. Ça me fatigue. Peut-être l’année prochaine…

J.-P.L. : Vous avez dit tout à l’heure que vous aviez arrêté la mode pendant quelques années. Pourquoi y êtes-vous revenue ?

M.Y. : Lorsqu’on vit un appel de la mode, on se sent un peu comme une nonne qui a la vocation. Moi, à 14 ans, j’ai vraiment vécu cet appel. J’ai eu une espèce de flash dans ma chambre de jeune fille. C’était très irrationnel : j’ai vraiment senti quelque chose à l’intérieur de moi, comme une lumière, un peu comme si Dieu me parlait ! Ce n’était pas simplement une pensée. C’était quelque chose d’indépendant de moi. C’était une force. Et dès cet instant, j’ai su que je ferais des vêtements toute ma vie. J’avais trouvé ma voie. Aujourd’hui encore, je garde un souvenir très fort de ce flash. Alors, c’est vrai que j’ai arrêté la mode pendant sept ans. Mais la passion a fini par me rattraper. Quand on a vécu un tel appel de la mode, on ne peut rien faire pour y échapper. On y revient toujours. C’est comme une source que l’on redécouvre.

J.-P.L. : Moi, quand j’étais petit, je voulais être glacier en été et vendre du poisson en hiver ( rires) ! Je devais avoir 5 ou 6 ans. Mais tout de suite après, j’ai voulu devenir styliste.

M.Y. : Pourquoi ?

J.-P.L. : Je ne sais pas vraiment pourquoi. En fait, mon père était camionneur et, dans son garage, il avait des vieilles chambres à air de pneus de camion. Et moi, je m’amusais à découper ces chambres à air pour confectionner des corsets que je faisais porter à mes s£urs !

M.Y. : ( Elle éclate de rire) Bravo !

J.-P.L. : Tout a commencé comme ça. Aujourd’hui, la mode est en moi. Je l’ai dans mes tripes et je pense que je ne pourrai jamais faire autre chose.

M.Y. : En tout cas, je trouve ce principe du duo de mode très intéressant. C’est très gai à faire. Et puis, je suis étonnée de moi-même. Et vous ?

J.-P.L. : Oui, moi aussi. Je m’étonne de mon classicisme ! En fait, j’avais un peu peur. Je me disais :  » Si ça se trouve, je vais faire une grosse merde et je serai grillé !  »

M.Y. : Pas de panique, c’est très beau. Votre robe me fait penser à une tenue de samouraï.

J.-P.L. : C’est une robe modulable !

M.Y. : Ça me fait penser aussi à une création de Azzedine Alaïa. Et c’est un compliment ! Car je trouve qu’il a beaucoup de talent. C’est un grand Monsieur…

J.-P.L. : Merci ! Je suis très content. Et je vous rassure : j’aime aussi beaucoup votre robe ( rires) ! Je savais bien que vous n’alliez pas être méchante. D’ailleurs, en voyant votre photo avant cette rencontre, j’en étais déjà sûr…

M.Y. : Je suis toujours très franche, mais jamais méchante. Je me permets de vous donner un dernier conseil avant de terminer : n’écoutez pas les autres, écoutez seulement votre c£ur.

J.-P.L. : Pourquoi ? Vous avez plus souvent écouté les autres que votre c£ur ?

M.Y. : Quand on est jeune, on est très vulnérable. Enfin, c’était mon cas. Et quand les autres le découvrent, ils vous attaquent et ils vous démolissent. Surtout lorsqu’ils sont concurrents ou tout simplement jaloux de votre vision des choses.

J.-P.L. : Donc, il faut se méfier de tout le monde…

M.Y. : Non ! Il ne faut pas se méfier des gens qui ont beaucoup d’expérience et qui sont plus loin que vous. Il faut plutôt se méfier des gens de votre âge, surtout lorsqu’ils font le même métier que vous, croyez-moi !

J.-P.L. : D’accord, je m’en souviendrai.

Frédéric Brébant

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