Plus on connaît son corps, mieux on se connaît soi-même ! C’est le credo du psychiatre et psychanalyste J.-D. Nasio. Et si au lieu de l’ausculter dans le miroir, de le critiquer, de le soumettre aux diktats de l’apparence, nous apprenions à l’écouter attentivement ? Car notre corps recèle un trésor : notre propre identité. Explications.

Tout comme Narcisse, nous sommes fascinés par le reflet que nous renvoie notre miroir. Mais pourquoi donc nous trouvons-nous beaux… ou laids ? Si  » Mon corps et ses images  » (*), le dernier livre du psychiatre et psychanaliste J.-D. Nasio, est exigeant, c’est parce qu’il comprend tous les aspects qui orientent l’image que nous nous faisons de notre corps. Multidimensionnelle, celle-ci est à la fois le fruit de notre vue, de notre vécu et de notre ressenti, de notre conscient et de notre inconscient. Le docteur nous a reçu dans son cabinet parisien, orné d’£uvres d’art et d’un portrait de Freud. Volubile, son discours teinté d’un charmant accent italien, il affirme que  » le visage d’autrui est un miroir vivant « . Tant celui de nos parents que celui de notre société, centrée sur l’individu. Sous l’enveloppe charnelle, le corps recèle l’essentiel, puisqu’il renferme notre identité. Et si au lieu de le critiquer, nous apprenions à l’écouter attentivement ?

Weekend Le Vif/L’Express : Qu’entendez-vous par  » le corps  » ?

Docteur Nasio : Ce terme complexe comprend plusieurs définitions. Il s’agit d’abord d’un organisme vivant, reproducteur et périssable. Notre corps s’anime car il possède une force vitale, qui va de l’avant en nous portant. C’est lui qui nous permet de trouver les objets, susceptibles de satisfaire nos besoins et nos désirs. Comprenant le visage, le corps englobe également une forme, une image et une apparence. Grâce à lui, on peut construire le monde et communiquer avec les autres. Je le perçois aussi comme le premier résonateur de notre inconscient. Ainsi, il représente l’intermédiaire entre notre inconscient et la réalité dans laquelle nous vivons. Il est l’assise de notre identité. Celle qui procure le sentiment d’être soi.

Pourquoi avons-nous souvent tendance à séparer le corps de l’esprit ?

Il est vrai que le corps est vécu comme un objet que nous possédons. Ne dit-on pas  » être doté d’un superbe corps  » ? On réagit comme si c’était une partie de nous et non nous-mêmes. Inestimable, cette part précieuse incarne le partenaire le plus intime et le plus nécessaire qui soit. Pourtant, nous nous considérons comme étant l’addition d’un corps et d’un Moi, qui parle, qui sent et qui ressent. On localise d’ailleurs ces entités dans deux endroits différents : le corps et le cerveau, qui contiendrait l’âme. Pendant des siècles, l’être humain s’est basé sur ce dualisme corps/esprit. Aujourd’hui, on tend de plus en plus à les imaginer comme une unité. Mon corps est désormais identifié à mon Moi.

Le corps serait donc au c£ur de notre identité et de notre histoire ?

C’est en effet l’idée que je tiens à développer. Le corps tel que nous le sentons à l’intérieur de nous-mêmes (contact, respiration, douleur), et tel que nous le voyons, est le substrat de ce qui définit notre identité. La représentation que nous nous forgeons de ce corps est déterminante. Mais attention, il y a deux façons de se voir. Soit visuellement – dans la glace, sur les photos, dans une vidéo… – soit de façon plus interne, via les cinq sens. De par tous ces canaux, quelque chose de très différent se déploie en nous. Etant donné que ces images s’impriment dans notre inconscient, elles traversent notre histoire depuis que nous sommes f£tus. Mais, elles ne cessent de se renouveler tout au long de notre vie.

L’évolution naturelle du corps va-t-elle de pair avec un changement de l’image que nous nous en faisons ?

L’image du corps change en fonction de l’âge, des époques et des circonstances. Chacun des grands moments de la vie – adolescence, grossesse, vieillesse, maladie – s’accompagne d’une écoute de notre corps. Il nous invite à le regarder évoluer. Une femme enceinte possède une plus grande acuité quant à ses sensations intérieures. Excepté en cas d’accident, les modifications se font progressivement. C’est comme si on découvrait, à chaque fois, un autre soi.

Qu’est-ce qui détermine  » l’image de base  » que nous nous faisons de notre corps ?

Comme l’a démontré Françoise Dolto, celle qui est forgée pendant l’enfance est fondamentale. Cela commence dès les premiers mois de la vie. Enveloppé par l’utérus, le f£tus croit que le monde le contient. A sa sortie, le bébé a besoin d’être tenu car cela lui procure un sentiment d’assurance, de confiance et d’insouciance. Répondre à ce besoin permet de se sentir serein.

Qu’en est-il du regard qu’on porte sur lui ?

Le visage et le regard de l’autre sont une  » fenêtre de l’âme « . Levinas disait que ce regard  » nous visite  » et nous habite. L’autre est nécessaire pour se sentir reconnu comme être humain, car il nous confirme qu’on existe. Le regard de la mère est primordial. Pour qu’il nous donne de l’assurance et une image positive de nous-mêmes, il faut qu’il soit empli d’amour et de tendresse. Son pouvoir est énorme : il peut nous vivifier ou nous anéantir. La haine, le mépris ou l’indifférence façonnent une mauvaise image. Ils nous donnent l’impression d’être nuls, dégradés et dissous. L’absence de regard ou de présence de l’autre, pendant l’enfance, ne permet pas d’intégrer l’autre en soi. Dépourvu de boussole, l’enfant qui grandit ainsi ne peut pas tenir compte d’autrui, ni réguler son comportement. Il risque dès lors de sombrer dans la violence. La façon dont le père regarde la mère est tout aussi importante. S’il lui donne l’impression qu’elle est aimée et désirable, cela rejaillit positivement sur l’image personnelle du bambin.

A l’instar de la marâtre de Blanche-Neige, qu’attendons-nous de notre  » miroir, doux miroir…  » ?

Tout comme elle, nous aimerions qu’on nous confirme notre beauté exquise. Renvoyé à notre image, nous cherchons la confirmation que nous sommes ce que nous voyons. Cela nous permet de réguler la façon dont nous nous présentons aux autres. Même s’il est parfois indulgent, le miroir peut être le plus cruel des juges. En raison d’une exigence extrême, nous avons tendance à grossir le plus petit de nos défauts.

Quelle est l’influence de notre image sur notre rapport à la séduction ?

C’est ce qui nous apparaît en premier car nous sommes séduits par la forme de notre corps. Quand un enfant de 3 ans s’observe dans la glace, il constate que son reflet n’est qu’une image de lui. Une belle image, dont il peut se servir comme instrument de communication et de séduction envers ceux qui l’entourent. On se soucie très tôt de son apparence, tant on veut être  » beau « . En aménageant ses formes – grâce aux fringues, au maquillage, à différentes attitudes… -, on se livre à une exagération, une dissimulation ou une déformation de ce qu’on est. Il s’agit d’un moyen pour attirer le sexe opposé, afin de devenir l’objet de son désir. Cette parade s’observe dès la puberté. Le problème, c’est que les ados portent souvent des vêtements excitants, alors qu’ils n’en sont qu’aux balbutiements de la sexualité.

Comment la société réagit-elle à la façon que nous avons de nous regarder ?

Aujourd’hui, elle est plus portée sur l’apparence que sur ce que nous ressentons intérieurement. La tyrannie de cette société de l’image pèse fortement sur l’image que nous nous faisons de nous-mêmes. Désireux de répondre aux canons imposés, nous pensons que chaque petit défaut est terrible. La télé et les magazines nous renvoient un corps svelte, parfait et beau à regarder. Face à la rue, on doit subir une réalité très différente. Tous les corps ont leur particularité. L’image qui est mienne est celle dont je dois me contenter ; celle que je dois apprendre à aimer. Or le narcissisme ambiant a un effet aussi pervers que dans l’histoire de Blanche-Neige : il y a toujours quelqu’un de mieux que soi. Cela nous déçoit et nous encourage encore plus à scruter nos moindres imperfections.

Que pensez-vous de l’engouement pour la chirurgie esthétique, qui nous donne l’illusion que nous pouvons modeler le corps à notre guise ?

On en revient à cette image du corps comme instrument, qu’on peut refaçonner au gré de sa volonté. Le problème, c’est que chacun d’entre nous a une fausse perception de son corps. Il n’est pas tel qu’on le voit, mais tel qu’on l’imagine. Ce fantasme pousse certaines personnes à modifier ce qu’elles croient voir. Cette interprétation est, par conséquence, totalement subjective. Je ne suis pas contre la chirurgie esthétique, mais elle nous confronte à un souci éthique. Une grande partie des demandes sont orientées par une relation trop imaginaire, voire faussée, à son corps. Ramener quelqu’un à une vision plus juste est un leurre, dans la mesure où cette  » déformation  » semble une évidence indiscutable. Les dérives m’inquiètent d’autant plus que tout le monde a une image aléatoire de son corps. La pression d’une société de l’apparence ne fait qu’accentuer ce côté.

Que signifie alors connaître son corps ?

L’important c’est de se reconnaître en l’image qu’on perçoit. Cela nous permet d’être en accord avec sa personnalité et celui qu’on est. L’apparence a beau être superficielle, elle est désormais tellement mise à l’avant-plan, qu’on néglige notre ressenti. Aussi devenons-nous oublieux de ce que le corps renferme d’essentiel. La vie permanente ou le silence intérieur sont bien plus importants car ils nous renvoient à notre humilité. Il faut attendre parfois l’apparition d’une maladie psychosomatique pour réaliser que l’inconscient se sert du corps. En criant sa douleur, le corps tente de se faire entendre. Mais nous l’écoutons moins que ce que nous le voyons. Ainsi, nous devons prendre conscience que nous avons de la chance d’avoir un corps qui vit, qui vibre et qui palpite ! Plus on connaît son corps, mieux on se connaît soi-même. Et ce, même s’il y a une part de soi qui restera à jamais méconnue…

(*)  » Mon corps et ses images « , par J.-D. Nasio, Payot (coll. Désir), 264 pages.

Propos recueillis par Kerenn Elkaïm

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