À 32 ans, ce créateur britannique signe sa première collection à la tête du Studio Homme de Louis Vuitton. Un mix efficace d’humeurs sportswear et d’esprit grand luxe mêlés aux sonorités africaines de son enfance. Portrait.

Paris. Ligne 7, sortie de métro Pont-Neuf. À droite, Henri IV sur sa monture, regard impassible. À gauche, les anciens grands magasins La Belle Jardinière, imposant leur autorité haussmannienne aux bords de Seine. C’est ici que Louis Vuitton tient QG. Passé le protocole d’usage, badge, signature, portique d’entrée, dédale de couloirs à l’ambiance corporate, nous voici au c£ur du département de prêt-à-porter masculin. Oubliez marbre, dorures et créatifs en ébullition sonore. Les équipes s’affairent calmement sur un plateau lambda flanqué d’un modeste bureau tapissé de croquis, de photos et de coupures de presse. En sort Kim Jones, rictus amène, sans chichis faussement amicaux, poignée de main décontractée, allure raccord : jeans invisiblement griffé LV, idem pour les baskets, chemise en jeans ouverte sur un tee-shirt vintage à l’effigie de W.A. Mozart –  » mon compositeur préféré, avec Haydn. Ces deux-là m’aident parfois à mettre mes idées en place « , déchiffre- t-on dans un flux véloce accentué de pointes cockney. Kim Jones ne tutoie pas encore la langue de Voltaire. Il a débarqué de Londres il y a quelques mois à peine pour chapeauter les collections masculines sous la direction artistique de l’empereur Marc Jacobs – même si dans les faits, ce dernier délègue complètement l’identité masculine au directeur du Studio Homme. En l’occurrence, Kim Jones, donc, qui remplace le Néerlandais Paul Helbers, parti  » réaliser d’autres projets personnels « , tel qu’on l’apprenait sans plus de détails dans un communiqué envoyé aux rédacteurs mode en mars 2011.

Premières impressions de notre Englishman in Paris ?  » Je retourne très peu à Londres, je veux creuser mon chemin ici. Je n’ai pas encore vraiment eu l’occasion de bien découvrir la ville même si j’aime m’y balader le week-end. Je ne sors pas beaucoup, en fait. À vrai dire, je passe énormément de temps au bureau, à bosser, et je ne m’en plains pas, j’ai trouvé mon job de rêve « , sourit-il. Carrément ? Il argumente, sincèrement enthousiaste :  » Grâce à la concentration des métiers, la rapidité du processus de création est sans égale et toutes les expérimentations sont les bienvenues, on ne me dit jamais que telle ou telle pièce va être impossible à réaliser. Je n’ai jamais vu ça de toute ma vie. « 

SAGA AFRICA

Celle-ci commence un 14 septembre 1979, à Londres, dans un milieu international. Sa mère est danoise, son père anglais. Géologue de profession, ce dernier voyage copieusement. Kim Jones est âgé de 4 mois quand il s’envole pour l’Équateur. Le reste de son enfance se passe aux quatre coins du monde, côté continent noir surtout, Éthiopie, Tanzanie, Kenya. L’expérience est fondatrice. Il en a gardé une fascination indélébile pour la nature et les animaux. Fan du National Geographic, Kim Jones s’est un temps rêvé zoologue. Il peut encore vous entretenir avec aisance sur les espèces en voie de disparition et cite parmi ses rares idoles Sir David Attenborough, réalisateur de documentaires animaliers pour la BBC.  » L’Afrique est mon premier amour, j’y retourne autant que je peux  » dit-il en feuilletant la monographie The Hyena and Other Men, du photographe sud-africain Pieter Hugo avec qui il vient de diriger une séance photo au Cap pour le compte du magazine GQ. Sans surprise, sa première collection pour la marque au monogramme, présentée en juin 2011 dans les serres du Parc André Citroën à Paris, puise son inspiration dans ses souvenirs d’enfant. Nous sommes chez Vuitton : il y saupoudre une bonne pincée de glamour, sublime l’esthétique ethnique de matières luxueuses, emballe le tout dans une bande-son dansante signée Talking Heads. Kanye West et son amie Lily Allen applaudissent la performance en front row.

Dans ce petit monde fantasmé, les imprimés rouge et bleu des guerriers massaïs sont réinterprétés dans des écharpes en cachemire à motif damier maison. Sur le podium plane l’élégance tranquille du photographe américain Peter Beard. Ami des Rolling Stones, figure du gratin arty et littéraire new-yorkais, voisin de ranch de l’écrivain Karen Blixen ( Out of Africa), ce portraitiste tête brûlée de la faune kenyane trimbalait sa dégaine BCBG de diplômé de Yale en pleine savane. Kim Jones :  » Ce défilé est un clin d’£il que je lui fais et une représentation fictive de cette période de voyages africains dans les années 60, 70.  » Avec sa classe d’athlète Ivy League, Peter Beard est aussi la muse parfaite pour donner un sursaut de chic à l’esthétique sportswear dont Kim Jones a fait sa spécialité.

LONDON CALLING

Cette patte, il la tient de son adolescence : après les grands espaces, choc des civilisations. Le retour à Londres est pour le moins troublant. Mais excitant.  » Je me suis pris de passion pour la culture pop, les tribus urbaines, je dévorais des magazines de style comme The Face, truffés de gens très très cool que je croisais à Soho.  » Il en hérite un petit côté branché, une connaissance racée de la musique à écouter dans les milieux underground (voir sa play-list en page 42). Au décès de sa mère, alors qu’il n’a que 17 ans, sa s£ur aînée Nadia (aujourd’hui D.A. de la chaîne de vêtements britannique Oasis) le prend sous son aile et le conforte dans son intérêt pour la mode. Il intègre le prestigieux Central Saint Martins College of Arts and Design.  » J’ai hésité un temps avec la photographie. Mais j’ai choisi la mode car c’est un domaine d’expression qui a des connexions avec tous les autres. Ce sont des études durant lesquelles tu touches à l’illustration, à la littérature, à la photo, des disciplines dans lesquelles je pourrais éventuellement me reconvertir si je le voulais vraiment. Mais j’aime la mode, son côté rapide et changeant, la possibilité qu’elle donne de traduire un monde, un univers complet.  »

Après les bancs de l’école, Kim Jones ne perd pas de temps. Sa collection de fin d’études est acclamée par le landerneau fashion. Dans la foulée, il lance une marque en nom propre, défile à Paris en 2004 et commence à faire parler de lui. En parallèle, il travaille comme directeur créatif de l’équipementier britannique Umbro et comme consultant pour de nombreuses griffes et non des moindres : Hugo Boss, Topman, Iceberg, Uniqlo ou encore feu Alexander Lee McQueen, qui lui donnera ce conseil qu’il respecte encore au quotidien :  » La clé du style est de toujours, toujours porter les fringues que tu veux porter – ne t’habille jamais pour les autres.  » Malgré son street style donc, ou grâce à lui, en 2008, la prestigieuse maison de tailoring Dunhill, fleuron du groupe Richemont (Chloé, Cartier…), appelle Kim Jones à la rescousse. L’enjeu : moderniser l’image séculaire de ce monument de l’élégance britannique. Mission accomplie : en deux ans les ventes de prêt-à-porter bondissent de 30 %. Toujours bon quand on laisse traîner son curriculum vitae sur le bureau de Bernard Arnault.

L’ACMÉ PRÉCOCE

A posteriori, le passage chez Dunhill est en tout cas à considérer comme le trait d’union qui le séparait de son actuelle fonction. Entre Umbro et Louis Vuitton, le chemin n’est effectivement pas des plus évidents à se figurer.  » Je suis ravi de mon expérience, se défend Kim Jones. J’ai une vision panoramique sur l’industrie de la mode, du vêtement sport et bon marché aux produits de luxe. Je prends cela comme un cadeau au même titre que les voyages que j’ai pu réaliser dans mon enfance. Je me suis particulièrement rendu compte de la chance que j’avais à cet égard quand j’ai lancé ma marque. Contrairement à beaucoup de mes amis d’école, j’étais rompu aux différentes sensibilités des hommes. Celles-ci peuvent radicalement changer d’un endroit à l’autre de la planète.  » De là à saisir l’importance de travailler des marchés segmentés avec la nuance nécessaire, il n’y a qu’un pas, une tournure d’esprit que l’Anglais a visiblement intégrée : si ses nombreux costumes-bermudas séduiront sans doute plus facilement un public asiatique, ils trouveront rarement leur place dans les garde-robes européennes.

 » Quand je crée, je n’ai pas un type d’homme précis en tête. Tous ne se ressemblent heureusement pas. Les hommes Vuitton parcourent le monde et cherchent des solutions pour voyager pratique et élégant, c’est tout ce qui les rassemble. J’essaie de répondre à leurs menus soucis en inventant par exemple une parka légère qui se roule et se déplie sans avoir l’air froissée.  » Dans le même ordre d’idée ingénieux, on pointera ces sandales en cuir à pressions qui se détachent entièrement et se posent à plat dans la valise.  » Ma recette, c’est d’écouter. J’ai de nombreux amis qui voyagent dans le cadre de leur boulot. Qu’ils soient banquiers à la City ou producteurs de film, chaque fois qu’ils me voient, ils me parlent de fringues, forcément. Mais ça ne m’ennuie jamais, ils sont mes sources d’information les plus précieuses pour comprendre ce dont les hommes ont besoin.  » Dispo à 100 %. Lui n’a plus besoin de rien, il a trouvé le job de ses rêves. À 32 ans, c’est l’acmé précoce. Dans l’argumentaire du défilé distribué à la presse, une phrase résume assez bien la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui le créateur :  » La collection se penche sur le concept de voyage personnel. Elle incarne le passage à l’âge adulte.  » Kim Jones ne sera sans doute jamais zoologue.

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PAR BAUDOUIN GALLER

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