Invité d’honneur d’Interieur, Alfredo Häberli s’inspire des petits détails de notre quotidien pour créer un design comme on l’aime. Dans l’air du temps sans effet de style inutile. Respectueux de l’homme. Et capable de le faire sourire. Rencontre complice avec une antistar heureuse de vivre de son art.

Déjà, au premier coup d’£il, on sent le souci du détail, l’envie de bousculer les standards. Sans incongruité forcée. Il suffit de regarder le sac posé à côté de lui. Etrange, étroit, interminable, il n’a rien d’un bagage ordinaire. Sûrement pas choisi par hasard, il en révèle bien plus sur le caractère de son propriétaire que celui-ci ne pourrait le penser. A moins que tout cela ne soit étudié ?  » Vous l’aimez ? sourit Alfredo Häberli, le regard brillant comme celui d’un enfant qui montrerait son nouveau jouet. C’est un de mes amis qui l’a créé. Il est un peu cher parce qu’il est en poil de chèvre. Mais pour moi, il est parfait. C’est une question de proportions. Je suis « long » (sic), alors je peux me permettre un sac de grande taille. Et puis, je déteste que les gens puissent deviner que je voyage. Je veux rester cool et en même temps avoir tout ce dont j’ai besoin sous la main.  »

En quelques mots, tout est dit. Pour Alfredo Häberli, un design réussi c’est un savant mélange d’esthétique, de fonctionnalité, de nouveauté, d’intemporalité aussi. Qu’il s’agisse comme ici d’un sac de voyage, d’une chaise, d’un verre à vin ou d’un chandelier,  » un bon produit doit aller de l’avant, apporter quelque chose en plus, respecter l’homme et le faire sourire « , précise le créateur argentin, installé en Suisse depuis l’âge de 13 ans. Une philosophie qu’il a eu l’occasion de mettre en pratique avec les plus grands : Classicon, Danese, Driade, Iittala, Moroso, Zanotta ont fait appel à cet architecte de 42 ans, passionné de mode, qui travaille aussi pour le fabricant espagnol de chaussures Camper et planche sur une collection de vêtements pour enfants pour le finlandais Marimekko.

Des clients avec lesquels il a développé au fil du temps des relations plus amicales que professionnelles.  » Pour travailler avec quelqu’un, il faut que le courant passe. C’est une question de feeling, avoue-t-il. Vous n’imaginez pas le nombre de coups de fil que je reçois. La plupart du temps, rien qu’à la voix, au ton que l’on emploie, je peux vous dire si cela marchera ou pas. Certains appellent et me disent « nous sommes machin, ou bidule… » Et ils pensent que cela suffit ! Je pourrais leur répondre « Je suis » aussi… Mais, bon qu’est-ce que cela veut vraiment dire « nous sommes »… Juste de l’arrogance et de la prétention.  »

Sous des dehors posés, Alfredo Häberli n’est pas du genre à cacher ce qu’il pense pour plaire au plus grand nombre.  » Mon objectif n’est sûrement pas d’avoir mon nom partout dans tous les secteurs « , ajoute-t-il encore. C’est d’ailleurs en partie à son esprit critique qu’il doit son titre d’invité d’honneur de la Biennale de Courtrai.  » Il s’était montré très sévère à l’égard d’Interieur, dénonçant des dérives commerciales, regrettant l’époque où les designers pouvaient s’y retrouver pour respirer, réfléchir, communiquer, rappelle Dieter Van Den Storm, commissaire de la 20e édition. Il nous a donc paru tout indiqué de l’inviter pour nous montrer le chemin à suivre.  »

Refusant le statut de designer star, Alfredo Häberli a choisi de céder une partie de l’espace d’exposition qui lui est réservé à d’autres créateurs suisses.  » Pour moi, c’est formidable d’être designer et d’en vivre, justifie-t-il. Mais parfois l’être humain est trop égoïste, il ne voit que lui. Il y a tellement de jeunes créateurs talentueux forcés d’ouvrir leur propre studio parce qu’ils ne trouvent pas de travail pour les éditeurs en quête de  » grands noms « . Il y a pourtant de la place pour tous si l’on accepte de se mettre un peu en arrière.  » Difficile donc de ne pas adhérer à un tel mantra. Rencontre complice avec un adepte éclairé du partage des tâches.

Weekend Le Vif/L’Express : Etre l’invité d’honneur d’Interieur, c’est l’occasion rêvée de poser un regard critique sur sa pratique. Que pensez-vous de ces premières années ?

Alfredo Häberli : C’est une bonne chose de pouvoir regarder en arrière. Parce que vous réfléchissez. Vous vous demandez : quelle est la dernière chose vraiment bien que j’ai réalisée ? J’ai mon studio depuis la fin de mes études. C’est long qunize ans, vous savez. Aujourd’hui, je peux me dire que je suis un peu plus loin qu’au début. J’analyse ma production et je me dis, à peine pour 1 %, non pas que je n’aime pas ce que j’ai fait, mais  » zut, j’aurais pu le faire mieux, autrement « .

Quelle est votre définition d’un bon produit ?

Tous mes produits doivent respecter l’histoire du design et aller vers l’avant. Si je dois dessiner une chaise, je veux être au moins aussi bon que ce qui existe déjà sur le marché. Je ne peux pas me contenter de regarder par exemple les années 1970 et imiter ce qui a été fait alors. Pourtant, c’est la tendance aujourd’hui, mais ça, c’est du stylisme ! Un bon design respecte l’homme et le fait sourire. Si vous regardez le produit même après de longues années, il vous procure toujours un bon sentiment. Il faut qu’il ne vieillisse pas vite. Qu’il ne soit pas trop mode.

La mode ne vous influence pas ?

Si, j’adore la mode, quand cette interview sera terminée, j’irai faire du shopping, c’est une inspiration. J’adore les créateurs belges, je suis un  » Margiela freak  » (NDLR : un fou du créateur belge Martin Margiela). Mais avec les vêtements que j’achète, c’est la même chose. Mes chemises, mes tee-shirts, même si je les ai choisis il y a plusieurs années, ils n’ont pas l’air démodés. C’est ce que j’aime avec la mode : plusieurs fois par an sortent de nouvelles collections. Mais en même temps, vous pouvez aussi ressortir une chemise Helmut Lang d’il y a quelques années, et encore avoir de l’allure.

Y a-t-il un style Häberli ?

Je n’ai pas  » d’écriture « , à la manière de Karim Rashid ou de Marc Newson : dans leurs créations, on retrouve une forme qui les caractérise. Ce n’est pas trop le cas dans mon travail. J’espère qu’on peut y voir le plaisir de créer. Pour moi, le plus important, c’est la typologie. Qui est définie par nos manières de vivre. Et celles-ci changent constamment. Prenez la vaisselle par exemple : aujourd’hui, nous n’avons plus la place dans nos intérieurs pour stocker des services de 32 pièces. Mais nous avons besoin d’armoires entières pour nos 500 CD et DVD… ou nos 300 sacs ! C’est pour cela que j’ai créé Origo pour Iittala : sept pièces qui puissent servir à tout, du petit déjeuner au dessert du dîner.

Qu’est-ce qui vous inspire ?

Les gens surtout. L’observation de la vie de tous les jours. Depuis le début de notre entretien, je regarde la manière dont vous êtes assise, comment vous vous tenez sur la chaise, le fait que vous regardez votre liste de questions pendant que vous écrivez. La prochaine chaise que je dessinerai intégrera ce que j’ai vu. Toutes ces images me reviennent quand je crée un objet. Je ne suis pas Einstein ! Je n’invente pas de zéro. Quand je commence un projet, les images arrivent. Et tout devient clair. J’ai toujours avec moi un petit carnet, j’ai besoin de dessiner mes idées. Ce  » sketch book  » est un peu une radiographie de mes pensées. Un copion, si vous préférez : vous écrivez dessus l’essentiel, ce que vous devez absolument retenir. Mais une fois que c’est fait, vous n’en avez plus vraiment besoin.

Comment avez-vous décidé de devenir un designer ?

C’était dans ma famille. Mon grand-père était un artiste, ma mère créait aussi, mon père était un excellent peintre, mais il s’est lancé dans les affaires, et il l’a regretté. Quand j’ai choisi l’architecture, il m’a dit : c’est une carrière difficile, mais c’est une belle carrière. C’est aussi une coïncidence. J’ai toujours aimé les voitures. La seule chose que j’ai emmenée d’Argentine quand nous sommes venus en Suisse, c’est ma collection de voitures Matchbox. Ma mère nous avait seulement donné une boîte à chaussures à remplir : le reste nous devions le laisser là-bas. C’est très dur pour un enfant. Vingt ans plus tard, je me suis rendu compte que ma petite voiture préférée était dessinée par Giorgio Giugiaro. Et tous les objets que j’aimais étaient dessinés par Achille Castiglioni (NDLR : designer italien décédé en 2002, célèbre surtout pour ses lampes réalisées pour Flos). Jusque-là je n’avais jamais pensé qu’il y avait quelqu’un derrière les objets. J’ai compris alors que j’avais envie de travailler sur des projets de la taille d’une pièce, pas d’un immeuble entier. Parce qu’ils touchent les gens directement.

Quand on regarde les intérieurs aujourd’hui, on a l’impression que les mélanges de genre sont enfin permis. La dictature du minimalisme absolu est-elle enfin révolue ?

Oui, et c’est très bien, c’est comme cela que vivent les gens. Vous verriez ma maison, c’est un vrai collage. Je ne comprends pas les publicités quasi monochromes qui mettent en scène des sofas de 7 mètres de longueur. C’est bon pour l’image de la marque, mais cela ne correspond pas à la réalité. Surtout cela donne mauvaise conscience aux gens qui se disent :  » Quoi, j’ai une maison minable ? Faut-il que je change tout ?  » Je déteste cela, ce n’est pas humain. J’essaie d’avoir un design parfait, du point de vue des formes. Mais s’il remplit tout l’espace, capte trop d’attention, ne laisse pas de place aux autres objets, cela ne va pas non plus.

A propos de mélanges, vous êtes argentin, vous vivez en Suisse, vous avez des clients dans le monde entier. Toutes ces cultures vous influencent-elles ?

Oui, mais quand je vais en Scandinavie et que je suis inspiré par le design nordique, je ne l’exporte pas dans mes projets pour une firme italienne par exemple. J’ai été contacté par des Japonais qui étaient très contrariés par cette façon de voir les choses. Ils m’ont dit :  » Nous voulons du Häberli international, pas du Häberli japonais.  » Moi, j’étais très déçu. Je rêvais de travailler depuis des années avec des Japonais pour pouvoir enfin utiliser toute l’inspiration qui m’était venue de ce pays et que je n’avais pas pu employer auparavant. Mais ils voulaient du  » design européen « . Oui je suis européen… mais inspiré par le Japon, quand je travaille là-bas ! C’est ça mon style.

Où vous voyiez-vous dans dix ans ?

Je sais que je ferai moins et mieux. Je ne veux surtout pas me répéter. Les sociétés qui m’appellent parce qu’elles veulent une copie de ce que j’ai déjà fait pour un de leurs concurrents, parce que leur but est de faire de l’argent avec moi, je dis non. Il doit y avoir de la place aussi pour d’autres designers.

C’est un peu la rançon de la gloire, le prix à payer lorsqu’on est un designer star, non ?

Oui, mais c’est terrible, c’est trop, il y a trop de communication, de marketing autour des créateurs. Je ne veux pas être une star. Ce n’est pas ma manière d’être. Je veux créer des objets. Je n’ai pas besoin de cette attention, cela génère de la pression. J’ai des collègues qui veulent leur nom partout dans tous les secteurs. Ils veulent toujours plus. Moi je voudrais moins. Je m’en sors très bien financièrement, je suis très content d’être payé pour ce que je fais, et je peux faire ce que je veux. Que me faudrait-il de plus ? Une autre voiture, une autre maison ? Parfois l’être humain est trop égoïste, il ne voit que lui. Il y a tellement de jeunes créateurs qui ouvrent leur propre studio parce qu’ils ne trouvent pas de travail ailleurs, je crois qu’il y a de la place pour tous si l’on accepte de se mettre un peu en arrière.

Propos recueillis par Isabelle Willot

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