Star parmi les stars de la cuisine américaine, la Californienne Alice Waters imagine un monde où se nourrir est une philosophie de vie. Rencontre avec une pasionaria.

La star s’appelle Alice Waters. Elle s’est rendue célèbre à l’enseigne de Chez Panisse, son restaurant de Berkeley, la ville universitaire californienne dédiée aux sciences humaines. Comblée d’honneurs, elle a été classée parmi les dix plus grands chefs du monde. Elle fut aussi consacrée meilleur chef des Etats-Unis en 1992. Les célébrités qui viennent s’asseoir à sa table sont innombrables, à commencer par Bill Clinton, un fidèle parmi les fidèles.

Bob Cannard, lui, n’a pas besoin d’artifices pour faire comprendre son engagement pour l’écologie: son physique d’homme du terrain parle pour lui. Il habite à Sonoma, à quelque 65 kilomètres à vol d’oiseau de San Francisco. Des hauteurs qui bordent les 12 hectares de sa ferme, on peut voir, par ciel très serein, les grands buildings de la ville.

 » Il y a une quinzaine d’années, les marchés fermiers étaient encore très mal perçus ici, souligne Bob Cannard. Alice nous a beaucoup aidé en clamant qu’elle ne s’approvisionnait que chez nous.  » Chez Panisse est aujourd’hui le seul et unique client de cette ferme bio qui peut désormais être considérée comme le grand jardin potager du restaurant. Depuis leurs premières rencontres sur les marchés fermiers de Sonoma, une fructueuse collaboration s’est nouée entre la restauratrice et le fermier. Pour ne citer qu’un exemple récent, Bob a aménagé – à la demande expresse d’Alice – un endroit pour forcer ses chicons en pleine terre,  » comme en Belgique « .

En 1963, Alice Waters a 19 ans. Elle séjourne une année à Paris dans le cadre d’un échange étudiant.  » J’étais censée suivre les cours de la Sorbonne mais je n’y suis jamais allée ou presque, confie-t-elle. J’ai été à la meilleure école du monde: à l’école de la vie.  » La jeune fille découvre les marchés, la baguette chaude du matin, les longues conversations à refaire le monde assise aux terrasses des cafés avec des amis…  » Je ne pouvais croire ce qui se passait sous mes yeux, la relation que les gens avaient avec la nourriture, poursuit Alice Waters. Et je me suis rendu compte que je n’avais jamais vraiment mangé avant. J’ai été séduite, je suis tombée amoureuse de ce mode de vie. « 

Alice Waters rentre à Berkeley, où elle s’immerge dans le tourbillon du mouvement contestataire et hippy et confirme ainsi son engagement politique à gauche. Voici trente ans, en 1971, Chez Panisse ouvre ses portes Shattuck Avenue. La maison bardée de cèdres réfère à la douce Provence de Pagnol.  » Désillusionnée par la politique, j’ai vu Chez Panisse comme une petite île, explique Alice Waters. Je voulais traduire dans le concret ce qui faisait nos idéaux. »

L’événement se produit en 1975, lorsque Jean-Pierre Moullé débarque Chez Panisse. Le chef gascon apporte les  » piliers  » culinaires dont le restaurant manquait jusqu’alors. Il les combine aux fantastiques produits frais qu’offre la Californie.  » Notre style de cuisine est très simple, mais la simplicité est la chose la plus difficile à atteindre, souligne Alice Waters. Si je vous donnais, par exemple, la recette de la soupe de fèves que nous réalisons, vous seriez surpris et vous me répondriez sans doute  » Ce n’est que cela !  » Mais lorsque vous trempez la cuiller dans le bol, je puis vous assurer que vous goûtez la fève, et plus encore la très bonne fève. « 

Alice Waters aime défendre ses idées. Pendant qu’elle effeuille une salade, pendant la cuisson d’une soupe de poissons, pendant qu’elle croque une poire, elle revient sans cesse sur ce qui lui tient à coeur et qui fait le fondement de sa démarche. Elle sort même de son sac une feuille avec neuf photos symbolisant les mots-clefs de son propos:  » Nourrissant «  est illustré par les racines d’une botte de carottes,  » beauté «  par de jolies pommes rouges,  » fraîcheur «  par des fleurs de courgette,  » sensualité «  par une tomate charnue coupée en deux,  » origine locale «  par un poisson,  » saison «  par une grappe de raisins,  » honnêteté «  par des mains qui offrent un pain,  » diversité «  par toutes sortes de paniers de fruits et  » communauté «  par un marché fermier.

Alice Waters ne se lasse pas de s’émerveiller, de détailler la texture d’un radis, le parfum d’une huile d’olive, la consistance d’un pain, l’odeur du feu de bois allumé sous le chaudron où se mitonne la soupe de poissons de Chez Panisse. Elle se souvient aussi avec verve d’une de ses premières nominations.  » Le magazine « Playboy » avait sélectionné Chez Panisse parmi ses meilleurs restaurants, raconte-t-elle. Pour la séance officielle, nous étions censés amener quelque chose pour présenter notre savoir-faire. Seule femme parmi tous ces messieurs, j’ai emporté à New York une laitue et un grand bol. Et alors que d’autres excellaient dans des sculptures de glace, j’ai préparé une vinaigrette. Je me sentais quelque peu confuse mais les journalistes présents n’ont eu d’yeux que pour cette salade. « 

Alice Waters le répète à l’envi :  » Notre cuisine a étonné les grands chefs français lorsqu’ils sont venus Chez Panisse. Ils étaient déconcertés par autant de simplicité. On a même dit que ce n’était pas de la cuisine mais du shopping. Mais, selon moi, les ingrédients font partie de la cuisine. Ce qui m’importe c’est la table et que les gens se sentent bien à cette table. « 

Sans attendre, Alice Waters défend d’autres causes encore :  » Savez-vous que 85 % de mes compatriotes ne prennent plus les repas ensemble en famille. Pour les enfants, les produits viennent du supermarché. Ils ne veulent pas aller plus loin, savoir d’où vient ce qu’ils mangent. Ils supportent inconsciemment un système qui détruit les ressources naturelles et les traditions partout dans le monde. « 

Depuis 1993, Alice Waters consacre une bonne partie de son temps à un projet de potager scolaire,  » The Edible Schoolyard « . Organisé dans une école multiraciale et multiethnique de son quartier, il met en pratique son propos :  » Nous voulons créer des lieux pour apprendre à nos enfants à devenir des great kids. « 

Un jour viendra sans doute où ce projet fera des petits, à Berkeley, à San Francisco, en Californie et puis dans tous les Etats-Unis.  » C’est un processus très lent, conclut Alice Waters. Je suis impatiente, mais sans obsession. « 

JEAN-PIERRE GABRIEL

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