En ces temps de féminité exacerbée, quelques créateurs résistent à l’envahisseur sexué. L’androgynie est leur créneau et l’ambiguïté, leur credo.

 » Espèce de garçon manqué!  » Les gamines délurées que nous fûmes peut-être n’ont pas manqué d’essuyer cette remarque lorsque, durant les sempiternelles réunions de famille dominicales, elles boudaient le rosbif-petits pois pour grimper à l’arbre, jouer aux Action Man ou se battre comme des chiffonnières avec leurs frères et leurs cousins. A la prépuberté, les corps juvéniles des garçons et des fillettes se ressemblent quasiment… jusqu’à ce que les mutations propres à l’adolescence définissent, avec plus ou moins de densité, la femme et l’homme qu’ils seront bientôt. Cependant, Mère Nature réserve de temps à autre des surprises, s’amusant ainsi, la friponne, à brouiller les pistes et confondre les genres. Résultat? Des particularités physiologico-psychologiques où les parts masculines et féminines, qui font partie intégrante de notre individu, débouchent sur un match nul. Un match nul dont maints artistes, toutes disciplines confondues, ont tiré et tirent toujours parti.

Témoin le brillant Hedi Slimane ( voir aussi notre article  » L’étoile mystérieuse  » dans le Spécial Hommes du 23 mars dernier), dont la  » patte  » marqua, jusqu’à l’hiver 00-01, les collections masculines de Yves Saint Laurent Rive gauche et  » griffe  » à présent avec brio celles de Christian Dior Homme où il a débuté avec la collection de l’automne-hiver 01-02). Adepte du costume  » hot couture  » – on adore ses contrastes entre le flou et le structuré, la rigueur et la volupté – et de l’allure androgyne, le sieur Slimane est aussi l’idole des lesbiennes chics, les  » garçonnes  » du XXIe siècle.

Mélangeant les genres depuis presque un demi-siècle, tel un Maurice Grevisse de l’élégance, Yves Saint Laurent, concentré d’ambivalence à lui tout seul, n’a pas son pareil pour muer les belles dames en mecs qui ont vraiment du chien : il suffit de (re)voir l’ambiguë Betty Catroux, égérie de YSL, pour réaliser que sous chaque femme chic, un homme sommeille et vice versa.

Du coup, Tom Ford, nouveau chef d’orchestre des collections Saint Laurent Rive gauche, a choisi, avec le concours du grand photographe Steven Meisel, de présenter son prêt-à-porter estival sur des personnages aux confins de la confusion des genres.  » A noter, la plastique percutante de Kim Peers, jeune belge de 22 ans aux faux airs de Betty Catroux, et qui, à travers ladite campagne de Yves Saint Laurent, sert de plaidoyer vivant à l’androgynie. Chez Giorgio Armani, certains modèles nous la jouent également recto verso en vue de l’été à venir (chemise d’homme, marcel chic, pantalon taille basse retenu par des bretelles, souliers plats…) tandis que les silhouettes de Viktor & Rolf, sorties tout droit d’un  » musical  » des années 20, portent le complet-veston sans complexe et que les jolis garçons en créations  » Only for Men  » signées Xavier Delcour évitent la caricature tout en sachant manier les principes de séduction habituellement réservés aux filles.

Il et elle en recto-verso.

Bien après les gitons en jupette des anciens Grecs, les mignons ou muguets (hommes efféminés) d’Henri III, les petits maîtres poudrés jusqu’aux narines du XVIIIe siècle finissant, l’attitude  » ni chair ni poisson  » continue à récolter un certain succès voire un succès, certain. En 1922, Victor Margueritte suscite le scandale avec son roman  » La Garçonne « , oeuvre coquine où il relate les aventures dissolues d’une jeune fille  » dévergondée  » selon les critères du temps. Entre nous, cette nénette délurée aurait été qualifiée de  » femme libérée  » en Mai 68 et, aujourd’hui, elle défriserait à peine votre plus jeune fils. La garçonne cultive donc l’attitude lesbienne chic – un courant déjà promu par Colette et Cie en 1912 et, aujourd’hui encore, chéri des photographes pointus -, pratique l’ambivalence comme un art et boycotte avec bonheur la sacro-sainte image de la femme assimilée jusque-là à la mère aimante, l’épouse dévouée et l’exemplaire déesse du foyer.

Légèrement garce, cette garçonne, d’après Christine Bard dans un ouvrage évidemment intitulé  » Les Garçonnes  » (1), hésite entre masculinisation et invention d’une nouvelle féminité. Au fond, elle incarne, de manière ambiguë, l’émancipation des femmes. Parallèlement, les élégantes et les proto-féministes des Roaring Twenties réservent un accueil chaleureux à l’héroïne de  » La Garçonne « : elles coupent leurs cheveux, applatissent leurs seins sous des soutiens-gorge à effet de bandeau, troquent le corset et les tournures contre la robe droite et la taille basse, rient en se tapant sur les cuisses, fument comme des pompiers et jouent les piliers de comptoir dans les très branchés cabarets lesbiens du style  » Le Monocle « . C’est aussi l’époque où des  » vedettes  » de la chanson genre Tino Rossi et du grand écran style Rudolph Valentino sont maquillées comme des camions volés et cultivent un look efféminé-gominé… qui plaît d’ailleurs beaucoup aux dames. Dans les années 30, en Grande-Bretagne, l’écrivain bisexuel Victoria Sackville-West inspire à sa copine de coeur et de plume, Virginia Woolf, le personnage androgyne d’Orlando (1938) pendant que les sculpturales actrices Greta Garbo et Marlène Dietrich brouillent les pistes en complet-veston.

A défaut d’y perdre son latin, on y mélange les genres et l’on obtient une étonnante  » soupe  » asexuée qui ne manque certes pas de piquant.

N’oublions pas, non plus, que l’étrange Amanda Lear fut la muse de Salvador Dali et Jane Birkin celle de son compagnon-mentor Serge Gainsbourg ( NDLR: rappelez-vous son rôle de garçonne paumée dans  » Je t’aime, moi non plus « ) lui-même  » passé de l’autre côté du miroir  » pour chanter  » Mon Légionnaire  » sur l’album  » Love on the Beat « , paru en 1987. Malgré ses longs cheveux, Françoise Hardy se retrouve joliment  » androgynisée  » dans le smoking conçu pour elle par le jeune couturier Yves Saint Laurent, en 1967. Saint Laurent qui, justement, expose l’ambivalence de sa nature en se dénudant devant l’objectif du regretté Jeanloup Sieff, en 1971. Bercées par le mouvement hippie hype, les seventies sont d’ailleurs un terreau fertile pour l’androgynie généralisée: cheveux longs, même tunique à fleurs et broderies, jeans identiques, sandalettes communes, plus de lingerie fine pour les filles, plus de cravate pour les garçons… Vu(e)s de dos, on ne sait plus qui est qui. C’est à peu près au même moment, aussi, que David – Ziggy Stardust – Bowie exploite à fond la veine androgyne à travers une allure glam’rock qui associe make-ups, tenues et accessoires extravagants tandis que le pape de la photo chic et perverse, le Berlinois Helmut Newton,  » shoote  » des damoiselles-damoiseaux collé-serré(e)s en costard d’homme. A l’aube des années 80, le designer Claude Montana arnache de cuir des amazones sexy mais dissimule, sous les épaulettes de son blouson surdimensionné, la fragilité d’une jeune fille névrosée. Mode et musique étant d’éternelles soeurs jumelles, les eighties voient également naître – sous l’appellation générale de new wave -, les styles, difficiles à cerner sexuellement, du new romantic (Spandau Ballet, ABC, Pet Shop Boys, Boy Georges dont l’ambivalence absolue défraya longtemps la chronique…) et du gothique chic (The Cure – qui a oublié le rouge à lèvres purpurin de Robert Smith? -, The Lords of the New Church, Bauhaus…) alors qu’outre-Atlantique, sa majesté du funk Prince et le roi de la pop Michael Jackson n’en finissent pas de se conjuguer au féminin-masculin. La période colle pile-poil avec la chanson  » Le Troisième Sexe « , d’Indochine, où il est question de  » garçons-filles à l’allure stupéfiante, asexués une fois dévêtu(e)s « . Et la liste des adeptes de l’androgynie n’en finit pas de s’allonger, occupant un jour le devant de la scène ou du podium et reléguée, le lendemain – les modes sont, comme la plupart des amours, infidèles -, dans les coulisses de l’inspiration artistique. Pêle-mêle, dans les années 1990, on épingle, au grand panneau de l’ambigu, l’acteur hermaphrodite Jay Davidson du film  » The Crying Game « , le jeune Brian Molko du groupe Placebo et sa féminine attitude sur son album  » Black Market Music « , les mannequins Kate Moss, espèce de Twiggy contemporaine, et Stella Tennant ( NDLR: maman comblée de deux enfants, Miss Tennant conserve néanmoins sa silhouette filiforme et un visage anguleux d’adolescent boudeur), les silhouettes effilées des  » Gucci boys  » de Tom Ford, les créations bisexuelles en cuir noir des Belges Ann Demeulemeester et Lieve Van Gorp ou encore les tenues  » tous genres confondus  » du streetwear et du sportswear, adoptés à l’unanimité par quelques générations de teen-agers.

Seulement voilà: depuis que la mode, et l’art de vivre en général, ont décidé, à partir de l’été 2000, de voir la vie en couleurs et en formes, les vêtements et les corps se sont furieusement sexués. Postérieurs et poitrines triomphantes, chevelures de splendides sorcières, talons hauts, robes et jupes à foison, lingerie affriolante, perles et pampilles… le IIIe millénaire se veut féminissime, inéluctablement. Même quand elle revêt la chemise, la cravate, le veston et le pantalon, la femme du XXIe siècle conserve et chouchoute, sous les habits chinés dans les viriles garde-robes, les glorieux attributs de sa féminité. Les messieurs, pas en reste, sont priés d’arborer virils pectoraux, mâchoire décidée et pilosité triomphante sur les bras et le torse. Au vestiaire, siouplaît, les maigrichons neurasthéniques! Place aux play-boys, le must en matière de mode masculine cet été ( lire aussi  » Play it again, boy!  » dans notre numéro Spécial Hommes du 23 mars dernier).

Chaque tendance de mode, cependant, finit toujours par accoucher de son contraire, et cela, autant par pur esprit de contradiction que par souci de dynamiser constamment le processus créatif inhérent à cette discipline artistique. En ce printemps 2001, la poignée de designers évoqués en début d’article résistent vaillamment à l’envahisseur sexué et demeurent, en adeptes d’une neutralité allurée, fidèles à l’interprétation vestimentaire du sexe des anges, indéterminé par essence.  » Un homme qui n’est que masculin, une femme qui n’est que féminine, c’est une horreur « , déclare la très germanopratoise créatrice Sonia Rykiel.

Androgyne mais alluré(e).

Sur la vague androgyne, les maestros du fil et de l’aiguille surfent donc délicatement, sans céder au courant, somme toute très commercial, des fragrances soi-disant unisexes ( NDLR: hormis Calvin Klein, le seul à avoir vraiment, avec le jus CK One, osé parfumer Adam et Eve en même temps), des montres et bijoux pareils pour il et elle, des soins cosmétiques  » bi  » telle que la poudre de soleil  » Terracotta  » de Guerlain, ou des sandales, baskets et mules (Timberland, Clarks, Perry Ellis, Camper, No Name…) qui couvrent simultanément le petit 37 et un puissant 45. Loin de ces habiles manoeuvres de marketing, les créateurs susnommés adoptent plutôt une position pro-androgyne franche et affirmée. Position qui ne cède pas non plus à l’exagération d’un phénomène, exploité jusqu’au  » too much  » par, pêle-mêle, le  » speakerin  » franco-antillais Vincent Mac Doom, le trublion du hard-rock américain Marilyn Manson, le travelot chantant Ru Paul qui sert aussi d’égérie aux cosmétiques américains M.A.C. ou encore les artistes français Natacha Lesueur et Bruno Pelassy qui préconisent aux hommes de souffrir pour être beaux en portant les escarpins de leurs mères, même si leurs panards en débordent (2)!

Non, le culte de l’androgynie, pratiqué avec classe et culot par les initiés, n’a que faire des phénomènes de foire ou des processus artistiques foireux. Pour eux, le IIIe millénaire se confond doucement avec un troisième sexe et la mode en est une des meilleures revendications.

D’ailleurs, les journaux branchés ne s’y trompent pas: le mensuel britannique I.D. du mois de février ( NDLR: c’est le styliste belge Raf Simons qui en est le rédac’chef honoraire) met en scène un couple où fusion rime avec confusion tandis que dans le mensuel néerlandais  » Dutch « , on annonce que  » The butch is back « , comprenez par là que  » le look camionneuse a la cote « .

En vedette chez les femmes  » qui en ont « , le designer new-yorkais Miguel Adrover qui a fait défiler des demoiselles bien éloignées des brindilles ou des pépées siliconées sur le catwalk. Adepte de la récup’ chic, Adrover plébiscite l’uniforme militaire pour les lesbiennes chics, voire les élégantes sans chichis d’aujourd’hui. Et l’on a rarement vu mieux que ce genre de vêtement pour gommer toute différence de sexe ou de classe sociale.

Le printemps pousse péniblement la porte et, déjà, les collections de l’hiver prochain ont arpenté les feux de la rampe. Ceux-ci saluaient encore, à l’été 2001, les rondeurs de la germano-brésilienne Gisèle Bündchen, future Madame Leo DiCaprio. A présent, ils préfèrent la mâchoire carrée et la carrure pas fluette d’Eleanora Bose, star de la campagne de prêt-à-porter Gucci et de celle de Versus (été 2001), la seconde ligne de Donatella Versace.

Petite-fille du toréador espagnol Luis Dominguin, Eleanora, allure mi-punk mi-androgyne, enchante les dieux de la mode – le photographe Mario Testino, entre autres, l’a immortalisée dans le dernier  » Vogue  » – et se retrouve chez tous les designers pointus tels que Marcel Marongiu, Balenciaga, Eric Bergère, Chloé, etc. L’androgyne avec ses cheveux courts, sa jambe musclée et sa démarche chaloupée succède ainsi à la bimbo dont les talons hauts font saillir le voltigeur. Par définition, l’androgyne est ambigu(ë) et énigmatique.

Cette dégaine  » ni chair ni poisson  » attise la curiosité des autres, tour à tour charmés, décontenancés ou réfractaires à celle ou celui qui déroge, volontairement ou non, à la règle de  » les filles à la vanille, les gars en chocolat  » chantés par Alain Souchon. Doté d’un charme étrange, pareil aux anges dont on n’a jamais vraiment su s’il fallait leur donner du  » madame  » ou du  » monsieur « , l’androgyne ne laisse pas indifférent.  » Le beau est bizarre « , a coutume de dire notre écrivain vedette Amélie Nothomb. Entre séduction et malaise, envie et rejet, l’androgyne du XXIe siècle, mis en scène par la crème de la crème des créateurs de mode et des photographes prouve aussi, plus souvent qu’on ne le pense, que le bizarre est beau.

(1)  » Les Garçonnes – Mode et fantasmes des Années folles « , par Christine Bard, éditions Flammarion, 1998.

(2) in le mensuel  » Jalouse  » de janvier 2001.

Marianne Hublet

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