Terre immense, passée en partie aux mains des gringos, la Pampa abrite encore des domaines modestes, où les gauchos tentent de perpétuer un mode de vie unique.

On a dégainé les couteaux à manche d’argent sculpté. Affûtés comme des rasoirs, ils sont plantés dans la table. Le moment venu, les gauchos s’en serviront pour trancher d’épais filets de boeuf, larges comme l’assiette et cuits à la parilla (gril), à l’horizontale au-dessus des braises. En attendant, foulard autour du cou, béret rouge ou noir sur le crâne – feutre enfoncé jusqu’aux yeux pour les anciens – éperons aux talons, les rudes hommes sirotent le maté, le regard dur, forgé par la Pampa. Cette immensité s’étire autour de Buenos Aires dans un rayon d’un millier de kilomètres vers le nord, l’ouest et le sud, en direction de la Patagonie.

L’odeur du crottin émanant de la piste boueuse labourée par les chevaux se mélange à celle du mouton, des saucisses et de la viande crépitant sur les immenses feux de bois. Comme chaque année, le 10 novembre, San Antonio de Areco fait la fête. Cette petite bourgade de style colonial, édifiée vers 1730, située à 120 kilomètres à l’ouest de la capitale, accueille plus de 2 000 cavaliers et 2 500 chevaux dans l’enceinte du parc Criollo, qui s’étend sur une centaine d’hectares. C’est le Jour de la tradition. Ce grand rassemblement gaucho, fier, viril et sans folklore, commémore la conquête de la Patagonie au début du XXe siècle. On y trouve un avant-goût de Pampa et d’estancias, ces immenses exploitations agricoles où sont élevés, en totale liberté, jusqu’à l’âge de 4 ou 5 ans, les chevaux criollos afin qu’ils acquièrent endurance et musculature.

A l’intérieur du parc, les jineteadas (rodéos) s’enchaînent. Dans l’assistance, les gourdes en cuir pleines de l’âpre vin rouge local passent de main en main. Autour, les campements ont été dressés en cercle, comme dans les westerns. A l’avant des 4 x 4 et des Jeep ainsi qu’au cul des camions sont disposés les parillas et le harnachement complexe des chevaux. Les bêtes, une fois équipées, défilent sous les bannières des associations locales. En tête de la procession, les grands propriétaires, le regard droit et le visage compassé, arborent la ceinture en argent ciselé aux armes de leurs estancias, un véritable bijou travaillé par José Draghi, l’artisan réputé de San Antonio. Les plus modestes cavaliers, leur femme en croupe, attentifs à leur monture, ferment le cortège. Tous ont passé des heures à graisser les harnais, à astiquer éperons, étriers et facones, couteaux incrustés de pièces d’argent et glissés dans le ceinturon.

Les gauchos du fortin Guilmes portent en signe de reconnaissance un épais poncho de laine en provenance des cabañas, les bergeries, renommées pour la qualité de leur cheptel de moutons. Plus à l’aise à cheval qu’à pied, ces hommes font corps avec leur monture. On observe idéalement le spectacle équestre depuis la Nueva Rosada, bar situé en face du parc, où les empanadas sont servies à tour de bras, largement arrosées de Gancia-limón (rhum au citron).

Autour du feu de l’asado (viande grillée), dont la braise est entretenue toute la nuit, les guitares et les chants nostalgiques se répondent. C’est le moment où les langues se délient. On apprend que le travail en estancia devient très dur si l’on ne possède pas assez de terre. Beaucoup de gauchos sont obligés de travailler à la ville pour nourrir leur famille. Un hiver plus rude que les autres peut tuer les moutons; il peut arriver aussi que chiens et taureaux brisent les clôturent et attaquent les hommes. Alors, parfois, les estancieros lâchent tout et vendent au gringo le plus offrant. Des célébrités achètent des morceaux de Pampa et de Patagonie grands comme des départements français : Sylvester Stallone, Douglas Tompkins, fondateur de la marque Esprit, John Lewis, de la chaîne Planet Hollywood, Jane Fonda et bien d’autres.

Si ça continue, l’activité traditionnelle de la Pampa ne sera plus qu’un souvenir. Dans tout le pays, les estancias se reconvertissent en hôtels de luxe avec golf, piscine, promenade à cheval et polo : de vrais palaces pour la jet-set internationale. Mais il existe toujours heureusement, des domaines plus modestes où l’on peut partager la vie authentique des gauchos. C’est le cas de l’estancia El Sauce, à 25 kilomètres de La Paz, dans la province d’Entre Ríos, au bord du Paraná, dont l’élevage demeure l’activité principale. Là, on accompagne à cheval les troupeaux pendant des jours entiers à travers les marais et les grands espaces. On bivouaque en partageant le maté avec les hommes, au soleil couchant.

Ce pays est sans doute l’un des derniers Far West. Rien ne manque au scénario, pas même les Indiens Mapuche, dont les chamans sont doués d’une sensibilité hors du commun. Dépouillés de leurs terres, certains se sont acculturés. Mais ceux qui résistent voyagent par la pensée et peuvent encore, paraît-il, provoquer la pluie grâce à la danse. On les rencontre dans les bars de Caleta Olivia, beaucoup plus au sud, où ils traînent leur spleen.

Caleta est une ville fantôme depuis le départ des compagnies pétrolières américaines, dans les années 1960. La côte, jalonnée d’épaves, en témoigne : hangars, camions rouillés. Les campements, qui abritaient jusqu’à un millier d’ouvriers, ont été démontés et les Américains ont jeté à la mer matériel et véhicules. Impala, Cadillac et Jeep, recouvertes d’algues, dorment toujours dans les profondeurs et font le bonheur des plongeurs.

Les habitants se souviennent de la folle ambiance d’antan, des bouges à l’enseigne de Blue Moon, Mogambo, California, Las Vegas, bourrés de gringos en bottes texanes, qui allumaient leur cigarette avec des billets de banque argentins et se payaient des prostituées. Devenues grand-mères, scotchées ici, à Caleta, jusqu’à la fin de leurs jours, celles-ci sont intarissables sur le sujet et passent leur temps, aujourd’hui, à remettre sur la route de la forêt pétrifiée les touristes perdus. Il faut suivre la route n° 3 vers Santa Cruz, puis la 49. Et c’est le choc : les araucarias, longs de 50 mètres, gisent là où ils sont tombés, il y a vingt millions d’années, quand les dinosaures se grattaient contre leur écorce. Les éclats de bois pétrifié qui jonchent le sol disparaissent à vue d’oeil, volés par les visiteurs indélicats. Quelques troncs et peintures rupestres ont même entièrement disparu.

Le pillage de ce patrimoine unique est l’une des plaies de ce pays. La découverte de la Pampa et de la Patagonie argentine, véritables réserves culturelles, historiques et écologiques, nécessite plus qu’un simple voyage. Elle devrait mettre l’accent sur la sauvegarde de ce patrimoine inestimable.

Elia Imberdis

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