Entre Saint-Pétersbourg et Moscou, s’étendent 1 743 kilomètres d’eaux bleues. Un itinéraire au coeur de la Russie éternelle, celle des églises à bulbes scintillants et des cités de l’Anneau d’Or.

Avant d’entamer cette navigation au long cours, le Lenin reste amarré pour deux jours aux quais de Saint-Pétersbourg, près du seul pont qui ne se lève pas lors des nuits blanches.  » Dommage pour les jeunes du coin, plaisante notre guide, car lorsque nous sortions les soirs d’été, nous avions l’excuse des ponts levés pour ne pas rentrer trop tôt à la maison !  » Pour l’heure, il nous permet de profiter des jours sans fin et de la frénésie qui anime les lieux chaque soir de juin et de juillet. Saint-Pétersbourg est une ville qui respire, ouverte et spacieuse. Les larges boulevards dessinés par les architectes de Pierre Ier étaient résolument en avance sur leur temps. Des voies de communication doublées d’un vaste réseau de canaux, de rivières et de ponts qui rendent l’atmosphère encore plus avenante. Sans oublier le fleuve Neva. Ami et ennemi à la fois, il a inondé la cité plus de trois cents fois depuis la fondation de celle-ci en 1703.

Romantique, Saint-Pétersbourg se visite à pied et en bateau. Forteresse Pierre-et-Paul, théâtre Mariinski, musée russe, Ermitage… On se laisse porter par ses envies. Le tsar voyait grand, très grand, et on dénombre encore plus de trois cents palais, mais aussi des monastères ou cathédrales à foison. Des merveilles mises entre parenthèses sous l’ère soviétique, à plus forte raison s’il s’agissait d’églises : quand elles n’étaient pas détruites, elles étaient privées de cloches et de croix, servant alors d’entrepôts, de musée anticlérical, voire de… piscine. En vingt ans, la Venise russe a repris le rang des plus belles cités de la planète à coups de longues restaurations. Certaines ont réservé des surprises, comme cet obus de la Seconde Guerre mondiale qui n’a pas explosé, retrouvé dans l’un des bulbes de l’église de la Résurrection…

SVIR, LA ROUTE BLEUE

Pierre le Grand avait beau être le maître des eaux de la Neva, il échoua à relier Saint-Pétersbourg à Moscou. Ce projet pharaonique devra attendre le XXe siècle, le percement de canaux et la construction de dix-sept écluses. Pour le plus grand bonheur des croisiéristes d’aujourd’hui. Première étape de cet itinéraire d’une semaine : 188 kilomètres en direction du lac Ladoga. Une petite mer d’eau douce de 18 000 km2, alimentée par 3 500 rivières, dont le trop-plein donne naissance à la Neva. Le Lenin s’engage ensuite sur la rivière Svir qui relie Ladoga et Onega – les deux plus grands lacs d’Europe. Forêts denses et marécages ponctuent la douce navigation. Mais les apparences sont trompeuses car le Svir n’est pas de tout repos : rapides et changements subits de profondeur ont obligé un balisage minutieux de plus de 1 000 bouées lumineuses. On y croise de nombreuses barges chargées de bois. La région produit une grosse partie du papier servant à imprimer les journaux du pays. En début d’après-midi, le bateau fait escale à Mandrogui, paisible village d’isbas magnifiquement décorées, pour une balade bucolique. En traversant le lac Onega, nous mettons le cap sur l’île de Kiji. Les rives méridionales, en pente douce et peu profondes, sont bordées de plages de sable baignées par des eaux pouvant atteindre 25 °C en été. Ce voyage vers le nord s’accompagne de journées sans fin. Ce soir-là, à l’approche de minuit, le ciel embrase le lac de tons flamboyants.

ESCALES HORS DU TEMPS

Dans le décor, s’invite l’îlot de Kiji. Vision surréaliste que cette île sur laquelle s’élève une cathédrale en bois coiffée de vingt-deux bulbes. Un incroyable puzzle boisé de 37 mètres de hauteur, assemblé sans un seul clou ! Du sapin pour le corps et du tremble argenté pour les tuiles. Juste à côté, faite du même matériau, l’église de l’Intercession de la Vierge, moins grande et donc facile à chauffer, accueillait les offices en hiver.  » Avec ses nombreux pommiers et ses serpents venimeux, Kiji a un côté paradis originel « , plaisante la guide. Aujourd’hui patrimoine de l’humanité, le site s’est enrichi d’autres bâtiments anciens : moulins, sauna et fermes en bois ramenés des quatre coins de la Carélie. L’été, des figurants en habits traditionnels donnent vie à ce village d’un autre temps.

En quittant le lac Onega par le sud, le navire pénètre le canal Volga-Baltique. Marqué par plusieurs écluses (dont l’une permet de franchir un dénivelé de 38 mètres), ce tronçon marque la séparation des eaux entre Baltique et Caspienne. La sortie du lac Blanc vers la rivière Cheksna est saluée par l’église de Krokhino qui rappelle qu’autrefois, s’élevaient là un village et un monastère, engloutis pour les besoins d’une centrale hydroélectrique. A Goritsy, on se plonge dans la vie d’un village russe perdu au milieu de nulle part. La visite de l’école et la rencontre avec les élèves en uniforme nous ramène dans notre propre passé scolaire. A quelques kilomètres, Saint-Cyrille-du-Lac-Blanc est le site religieux le plus important du nord-ouest de la Russie. Rempart de la Moscovie, il est devenu au XVIIIe siècle le second plus riche propriétaire terrien du pays. Désaffecté et transformé en musée à l’époque soviétique, il a récemment été restitué à l’Eglise et nécessite encore de lourdes rénovations. Sa vaste enceinte fortifiée abrite l’immense cathédrale de l’Assomption, des tours, des chapelles et l’une des plus riches collections existantes d’icônes du XVe siècle.

SPLENDIDES RELIQUES

La navigation se poursuit ensuite vers Iaroslavl, l’une des plus anciennes villes de Russie. Un pur joyau ! Eglises et monastères émergent de partout au-dessus des toits. Les bulbes dorés des cathédrales font de l’ombre au soleil et attestent du renouveau de l’église orthodoxe. Autant d’édifices qui ont échappé aux affres des siècles, mais surtout aux assauts des bolchéviques. La cathédrale de la Dormition fut carrément dynamitée par les communistes qui estimaient que la ville paraissait trop religieuse. En 2010, pour les fêtes du millénaire de la ville, le bâtiment reconstruit à l’identique était inauguré en grande pompe. L’église de Saint-Nicolas-le-Thaumaturge et ses magnifiques fresques ont eu plus de chance. Pourtant, son emplacement gênait les défilés militaires et elle a failli être détruite dans les années 30.

Dans le centre de la ville, la guide nous montre des barres d’immeubles où subsistent encore de nombreux appartements communautaires. Comme sous l’ère soviétique, beaucoup de familles russes partagent encore cuisine et salle de bains avec un ou deux autres foyers. Et même si des spéculateurs lorgnent sur leur bien pour les réaménager en logement individuel, pour rien au monde elles ne déménageraient vers la banlieue.

Mais le chef-d’oeuvre de cette escale est à une heure de route d’ici, à Rostov le Grand, devenue grand centre religieux au XIIe siècle. Son kremlin particulièrement imposant qui surplombe le lac Néro est fait de plus de vingt millions de briques et est dominé par une petite forêt de bulbes. Un bijou d’art religieux et militaire à la fois, dont la plus belle pièce est sans doute la cathédrale de la Dormition.

CLOCHE PUNIE

Pour le dernier tronçon du périple, le Lenin s’engage sur la  » petite mère  » Volga, direction Ouglitch. Une autre merveille de l’Anneau d’Or de Russie. L’arrivée est saluée par les bulbes bleus de l’église Prince-Dimitri-sur-le-Sang-Versé, construite sur la rive à l’endroit même de l’assassinat du fils d’Ivan IV. Un drame qui signa la fin d’une dynastie et le début de troubles politiques. Plusieurs détails étonnent en entrant : les murs peints en rouge évoquent le drame qui s’est joué ici, le sol en fonte couvre un étonnant système de chauffage et une grande cloche est suspendue dans un coin. Cette dernière annonça la mort du prince. En retour, elle reçut… douze coups de fouet puis fut exilée trois cents ans en Sibérie. Dans la petite ville, la réalité de la Russie profonde saute aux yeux : trottoirs défoncés, véhicules d’un autre âge et épiceries peu achalandées confirment que l’on est encore loin de Moscou.

Pour la rejoindre, il faut quitter la Volga et s’engager sur le canal de Moscou. Un ouvrage qui a nécessité des travaux pharaoniques, dépassant Suez et Panama. La main-d’oeuvre gratuite des goulags de Staline le permettait, peu importe le coût humain, et le canal de 128 km fut percé en à peine cinq ans. Ainsi, en 1937, le rêve est enfin réalisé : la capitale devient un port relié aux cinq mers du pays. Moscou et ses 15 millions d’habitants, c’est un perpétuel mélange des genres. S’y côtoient les hommes d’affaires pressés et les nostalgiques de l’URSS, les jeunes branchés, les  » novorichi  » et les babouchkas. Devant les murs du Kremlin, des retraitées dansent aux rythmes d’un orchestre militaire, une tradition soviétique remise au goût du jour depuis l’été dernier. En total contraste, des jeunes endimanchés sortent du plus beau métro du monde et convergent vers la Place Rouge pour fêter leur diplôme et assister au programme de la soirée : concert rock et feu d’artifice… face au tombeau de Lénine.

PAR ERIC VANCLEYNENEBREUGEL

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