Fantasme suprême de l’élégance masculine, culte de la singularité, le dandysme fascine à nouveau. Mais que reste-t-il de la révolte par le style initiée par Beau Brummell ? Décryptage.

Oscar Wilde n’est pas mort. Pour preuve, pas plus tard qu’en janvier dernier, à Milan, le père de Dorian Gray nous conviait en personne à assister au défilé de prêt-à-porter masculin D&G, la ligne  » jeune  » du duo sicilien. Sur le carton d’invitation ( document en page de droite), Domenico Dolce et Stefano Gabbana avaient reproduit le portrait de l’écrivain irlandais, transformé pour l’occasion en maître de cérémonie. En hommage à ce dernier, les mannequins semblaient tout droit sortis d’un club british. Des vestes en tweed galonnées, garnies ici de passepoils en velours ras, là, arborant des motifs de tapisseries baroques, des gilets cintrés sous des redingotes, des n£uds papillon : une élégance sophistiquée, singulière. Qui apparaîtrait pour le moins surannée si le dandysme n’était pas redevenu  » furieusement tendance « , comme l’avance la sociologue Valérie d’Alkemade dans son Abécédaire impertinent du dandysme et des néo-dandys (1).

De fait. Si l’on s’en tient aux seuls défilés de prêt-à-porter de l’hiver prochain, les références à cette fascinante religion du style, apparue en Angleterre à l’extrême fin du xviiie siècle et donnée pour morte à l’orée de la Première Guerre mondiale, sont loin d’être insignifiantes. Que ce soit chez Alexander McQueen qui imagine un lord khôlé, méchamment beau, canne à pommeau argenté à la main. Ou chez John Galliano rêvant d’un garçon à l’élégance rare, brodé de sequins, le cou garni d’un foulard de tulle XXL, le chef surmonté d’un chapeau haut de forme. En multipliant les clins d’£il à l’apparence dandy, du moins telle qu’on la fantasme aujourd’hui, les stylistes semblent nous exhorter à défier la vulgarité, cultiver l’exception, chercher la distinction, provoquer l’étonnement. Missions que respectaient à la lettre les héritiers de George Brummell, dit Beau (1778-1840), bien décidés à  » faire de leur vie une £uvre d’art « , comme l’affirmait Oscar Wilde.

Mais l’habit ne fait pas le moine. S’en tenir à l’admiration que les designers nourrissent pour l’esthétique racée chère aux icônes historiques du mouvement est un peu court pour entrevoir un revival dandy plus global. Le mot a beau être actuellement mis à toutes les sauces médiatiques –  » aujourd’hui, remarque d’Alkemade, n’importe quel jeune éphèbe un brin efféminé et l’un ou l’autre « vieux beau » vaguement élégant est classé au rang de dandy  » – sa signification profonde et la philosophie de vie qu’il suppose est, dans tous les sens du terme, bien plus complexe. Le débat n’est pas neuf. En 1863, Baudelaire, dandy de son état, écrivait déjà :  » Le dandysme n’est même pas, comme beaucoup de personnes peu réfléchies paraissent le croire, un goût immodéré de la toilette et de l’élégance matérielle. Ces choses ne sont, pour le parfait dandy, qu’un symbole de la supériorité aristocratique de son esprit  » (2). Comme le précise le Larousse, la discipline vestimentaire observée par les dandys était en effet  » associée à une attitude faite d’esprit et d’impertinence « . Certes, ils passaient des heures entières à soigner leur apparence. Mais leur mise en scène d’eux-mêmes n’était qu’un des éléments destinés à signifier la profonde révolte qu’ils nourrissaient contre le prosaïsme du quotidien et le conformisme ambiant.  » Par fonction, oppositionnels  » (3) selon Camus, allergiques au suivisme, érudits notoires, les dandys n’étaient en réalité jamais à la mode. Ils l’anticipaient.  » Toujours mouvants, ils narguent les académies « , pointe Daniel Salvatore Schiffer dans sa Philosophie du dandysme (4).

Un Julien Doré ou un Louis Garrel, rapidement qualifiés par les magazines people de néo-dandys du seul fait qu’ils portent un slim et font la moue, ont peu à voir avec un Barbey d’Aurevilly ou un comte Robert de Montesquiou. Les soirées parisiennes de l’Experimental Cocktail Club où l’on s’habille Années folles et où l’on swingue toute la nuit sont une interprétation floue, grotesque et  » balcostumée  » de l’esprit dandy. Les défilés placés sous le signe de Brummell ne suffisent pas à ressusciter le mythe. Mais faut-il pour autant décréter que  » les dandys sont morts et enterrés « , ainsi que l’affirmait récemment l’éditorial de la revue Monsieur (5) ?

Bien sûr, les répliques contemporaines des puristes du mouvement ne courent pas les rues. Le contraire serait pour le moins pathétique et virerait au mardi gras. On a rarement croisé un homme corseté occupé à deviser sur la médiocrité de notre époque et son indigence esthétique. Par contre, il semble que deux siècles après sa naissance, le phénomène ne soit pas totalement faisandé. Apparu avec l’individualisme, dont il constitue en quelque sorte une forme de paroxysme, ce culte de la singularité n’est-il pas vigoureusement actuel ? Ce  » dernier éclat d’héroïsme dans les décadences « , dixit Baudelaire, ne fonde-t-il pas carrément le fantasme de toute une génération obnubilée par l’image et dévorée par l’ambition viscérale de briller par-dessus le troupeau ? Par ailleurs, l’émancipation du mouvement gay et la féminisation des m£urs ont remis la coquetterie masculine au goût du jour, favorisant une attention accrue des hommes envers leur silhouette et leur corps.

On est loin de l’explosion néo-dandy, ce n’est pas le sujet (le dandy est par définition allergique au nombre). Par contre, une société qui, d’un côté, craint et subit l’uniformisation, et de l’autre rêve logiquement de s’en dépatouiller est a fortiori un terrain propice aux résurgences dandys :  » On vit dans une époque qui tend à perdre ses repères, de plus en plus sauvage, sans dieu, constate Valérie d’Alkemade. On a tendance à se donner de nouveaux héros. Dans ce cadre-là, ces esthètes vivant hors du monde, au-delà des contingences, peuvent incarner un modèle de liberté.  » Qui sont-ils, ces modèles ? Qui sont les ambassadeurs du porter beau et impertinent ? Notre sélection. Forcément subjective.

(1) Dandys. Abécédaire impertinent du dandysme et des néo-dandys, par Valérie d’Alkemade, éditions Soliflor.

(2) Le Peintre de la vie moderne, par Charles Baudelaire, Le Livre de Poche.

(3) L’Homme révolté, par Albert Camus, Folio essais.

(4) Philosophie du dandysme, par Daniel Salvatore Schiffer, P.U.F.

(5) Monsieur, septembre 2008.

Baudouin Galler

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