Briser les codes et les frontières, déconstruire, mélanger, détourner… Ces trois jeunes créateurs de mode belges se jouent des clichés et nous invitent à découvrir leur univers fantasmagorique.

Carnet d’adresses en page 64.

Malgré leur formation et leur parcours différents, Aurore Jean, Nurse et Olivier Reman ont un point commun : ces trois jeunes créateurs de mode utilisent et brisent les stéréotypes, ces images délavées et usées qui circulent dans notre imaginaire collectif et qui se chargent au fil du temps d’un tas de références implicites. A la limite du kitsch, les clichés sont généralement synonymes de mauvais goût, mais ce nouveau cru de stylistes sulfureux nous propose justement une vision différente de la mode en repoussant ses limites encore un peu plus loin. Tous trois sortis d’écoles artistiques en 2003, Aurore Jean, Nurse et Olivier Reman n’ont pas tardé à se faire remarquer. Il faut dire que leurs créations sortent de l’ordinaire et qu’elles cherchent à faire réfléchir sur le statut de la femme, son image et sa symbolique. Parfois choquantes, souvent drôles, elles sont à prendre au second, voir même au troisième degré parce qu’elles ne sont pas forcément conçues pour être portées mais plutôt pour se laisser penser.

 » J’aime les doubles jeux, précise d’emblée Aurore Jean. J’aime quand un vêtement est ambigu et qu’il provoque une réaction forte chez le spectateur.  » Ce qui frappe chez cette jeune diplômée de La Cambre, c’est le paradoxe qui l’habite. Mêlant le latex à la dentelle, le glamour au trash, les froufrous des années 1950 à la plastique du fétichisme, ses créations sont basées sur la contradiction, la réunion de mondes diamétralement opposés. Pour Aurore, le vêtement est avant tout une façon de contraindre le corps humain.  » Le corset, dit-elle, est par exemple un de mes modèles favoris parce qu’il détourne ses proportions et ses formes naturelles.  » Que ce soit des jupes dont l’embrassure resserrée entrave la marche, des structures creuses qui augmentent les volumes et brisent le rythme de la silhouette ou des assemblages de scotchs collés à même la peau qui brident ou exacerbent les attributs féminins, tout est prétexte pour modifier le corps, le forcer, l’exulter.

 » J’adore contourner et jouer avec les codes de l’ultraféminité, de la fraîcheur et de l’innocence, poursuit la créatrice. L’imagerie fétichiste des années 1950 créée autour du mannequin Betty Page, par exemple, est un univers qui m’inspire beaucoup.  » Pendant ses études à La Cambre, on a d’ailleurs souvent reproché à Aurore l’influence trop explicite des années 1950 sur son travail.  » Cela m’a obligée à m’abstraire de cet univers et à le repenser avec mes propres codes « , ajoute-elle. Aujourd’hui, son acharnement est enfin récompensé : elle ouvre sa propre boutique au c£ur de la mythique rue Antoine Dansaert, à Bruxelles, où les références à l’époque  » baby doll  » n’en restent pas moins présentes.

Pour Roberta Miss, alias Nurse, la féminité est également un véritable leitmotiv au c£ur de ses créations voluptueusement sanguinaires.  » En évoquant des figures féminines fortes, courageuses, fières d’elles-mêmes, j’essaie de faire évoluer, à mon niveau, le statut de la femme qui est encore aujourd’hui trop précaire et difficile « , confie la jeune femme qui a suivi des études en arts plastiques à la prestigieuse Central Saint Martin’s School of Art and Design de Londres. Grâce à cette formation, Nurse s’est forgé une vision très graphique de la mode :  » J’essaie d’explorer des territoires qui se situent entre l’art et le vêtement, avoue-t-elle. La mode permet de diffuser des messages que je brouille et que je superpose. Le vêtement est un support idéal car il est porté, vu, emprunté, perdu, usé, revendu, donné… Il circule, il vit !  »

Pour sa nouvelle collection, Nurse s’est inspirée d’une tapisserie médiévale,  » Le Triomphe de la Force « , datant de 1525. Elle en a extrait plusieurs figures féminines  » incarnant un symbole, un ordre moral en opposition avec le support érotique, léger et déshabillé de la combinaison qui répond à l’image commerciale actuelle de la femme, transformée en objet sursexué, soumis, standardisé  » affirme- t-elle. Récupérées dans des brocantes ou en seconde main, ses nuisettes sont imprimées par sérigraphie, brodées et parfois agrémentées de quelques rubans et de strass.  » J’aime l’idée de donner une deuxième vie au vêtement, de le remettre dans un nouveau contexte « , conclut Nurse.

Pour Olivier Reman, autre iconoclaste textile, le vêtement est avant tout prétexte à raconter. Raconter des histoires et des personnages, recréer des ambiances et des paysages…  » J’ai toujours adoré les gadgets, les souvenirs et les cartes postales que l’on rapporte de voyage, reconnaît le créateur de mode. J’aime ces images qui gardent l’empreinte d’une chose ou d’un lieu.  » Si Olivier est devenu styliste, c’est un peu grâce à un professeur de secondaire qui le voyait griffonner sans cesse des silhouettes et qui lui conseilla de s’orienter vers le stylisme.  » J’ai alors assisté au défilé de fin d’études de Saint-Luc à Tournai et j’ai apprécié la liberté avec laquelle les élèves pouvaient s’exprimer, se souvient-il. Et j’ai donc franchi le pas.  »

Travaillant sur des icônes pieuses de la Vierge Marie ou sur la rigueur figée des uniformes, Olivier insuffle, aujourd’hui, une nouvelle vie à ces images qui ont traversé les temps.  » Je ne cherche pas la vulgarité ou le scandale, prévient-il. Ma collection baptisée ôMiss Lourdes » a choqué certaines personnes, mais ce n’était pas mon intention. Personnellement, les bondieuseries, je trouve cela beau ! Grâce à l’ironie, je me permets simplement de détourner leur valeur d’origine.  » Et cet univers imaginaire réussit bien à Olivier qui a remporté le premier prix du Coral Fashion Awards en mars dernier.  » Je me suis laissé inspirer par Nèle, une petite fille qui se serait fait emprisonner dans des porcelaines de Delft, précise le créateur. J’ai joué sur l’imagerie et le folklore hollandais en utilisant des symboles forts comme des sabots ou des tabliers.  » Curieux, Olivier exploite également la superposition des couleurs et des motifs, utilise le point de croix et le tissu d’ameublement, plisse et déplisse les jupes et les cols de chemises selon les envies.  » En travaillant les volumes, j’ai voulu contraster avec les paysages plats et figés des Pays-Bas, tranche- t-il. J’ai également essayé de rendre hommage au vent du nord qui s’engouffrerait dans les tenues de Nèle.  »

Lorsqu’on évoque l’avenir, les réponses de ces trois jeunes créateurs sulfureux se font disparates, souvent inspirées mais toujours incertaines.  » La Belgique est un pays relativement dur pour y exercer une pratique artistique, confie Nurse. Il est très fréquent de devoir recourir à un emploi complémentaire pour pouvoir survivre. Les subsides sont faibles et souvent inégaux, c’est donc difficile d’envisager un projet à long terme.  » Ses projets ? En septembre, elle participera à la Triennale Art, Mode et Design de Hasselt, même si elle n’en parle qu’à demi-mot :  » J’ai envie d’y aborder l’aspect local et de me rapprocher des préoccupations de tout un chacun.  »

Habitant la province de Namur, Olivier Reman regrette, quant à lui, que la Wallonie ne soit pas plus valorisée.  » Lorsqu’on fait Saint-Luc à Tournai, je pense que l’on a deux fois plus à prouver que lorsque l’on sort d’une école de mode bruxelloise. Mais depuis ma récompense aux Coral Fashion Awards, il faut reconnaître que tout s’enchaîne assez bien. Même s’il est difficile d’exercer ce métier ici, j’aime beaucoup mon pays qui m’inspire un grand nombre de mes créations.  » C’est sans doute pour cela qu’il a été choisi pour participer au défilé des 175 ans de la Belgique qui s’est tenu le 22 juin dernier à Bruxelles.

Pour Aurore Jean, le futur, c’est maintenant :  » En ouvrant ma boutique à la rue Dansaert, je me suis jetée à l’eau, s’amuse-t-elle. Avec un petit groupe de collaborateurs qui dessinent des sacs à main et des accessoires, on a créé une synergie. Pour le moment, on bouillonne d’idées, chacun apporte ses propres influences et c’est un renouvellement permanent !  » Pour monter sa propre enseigne, elle avoue avoir dû faire quelques concessions mais ne les regrette en rien.  » Après avoir passé plusieurs années à créer pour les autres, c’est assez difficile de revenir à son propre univers, concède Aurore. Aujourd’hui, j’ai une énorme satisfaction à voir mes idées prendre enfin forme. Mais tout s’est si vite enchaîné, je ne sais pas vraiment de quoi demain sera fait…  » Peut-être d’une douce odeur de soufre, qui sait ?

Myriam Banaï

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