Jumeaux de la cuisine, Stefan et Kristof Boxy, les traiteurs stars de la Flandre, ont ancré leur univers culinaire dans le verger d’une maison de famille. Du grand art qui dit merci à Maarten Van Severen.
Tout cela pour un arbre ? C’est ce que l’on pourrait penser lorsqu’on entend l’architecte Caroline Lateur raconter la genèse de la » cuisine » du traiteur Boxy’s, un pavillon de verre de 36 mètres de longueur, 6,20 m de largeur et 3,20 m de hauteur. Eh oui, tout cela pour un arbre, un chêne présent dans ce jardin verger d’une habitation centenaire, une grosse maison bourgeoise, construite en 1905 pour le peintre Jenny Montigny, nièce et élève de Emile Claus. Nous sommes à Deurle (Flandre orientale).
A la fin des années 1990, Carine Boxy emménage dans cette propriété acquise par sa famille avec Stefan, son mari, et leurs deux enfants. Ce changement de cadre de vie personnel se combine avec une mutation dans la carrière des frères jumeaux Stefan et Kristof. Ceux qui, dès l’ouverture de leur premier restaurant à Courtrai (le 13 novembre 1982), étaient apparus comme les enfants terribles de la cuisine flamande, ont en effet évolué peu à peu pour ne plus se consacrer qu’au métier de traiteur à domicile.
Ils choisissent le célèbre designer et architecte d’intérieur Maarten Van Severen pour transformer la demeure et l’adapter aux exigences du métier des cuisiniers. Première étape : résoudre le problème majeur du manque de lumière. Le concepteur – décédé prématurément en 2005 – crée donc deux ouvertures à l’arrière, une pour la cuisine et l’autre pour le salon. A l’intérieur, ses interventions sont fortes mais elles respectent l’architecture et la structure du lieu. Au rez-de-chaussée, Maarten Van Severen s’est concentré sur quelques éléments remarquables, comme le plan de travail et de cuisson en béton de la cuisine, dans lequel il a intégré un feu ouvert et l’imposant âtre en acier du show-room de Carine, l’épouse de Stefan, lieu où elle expose les collections de vêtements qu’elle diffuse.
» C’est à la suite de ces premières transformations, en 2000, que je suis intervenue comme assistante de Maarten, explique Caroline Lateur, lorsqu’il a été question de construire le pavillon de cuisine. » D’emblée, il est décidé de l’inscrire dans l’axe latéral de la maison, en continuité avec une des fenêtres du pignon. L’emplacement retenu permet aussi d’accoler la construction nouvelle à la limite de la parcelle, de la fermer de ce côté-là et de l’ouvrir sur la plus grande partie du jardin, ensuite aménagé par le paysagiste Aldrik Heirman.
Pour placer ce bâtiment étiré dans sa longueur sur la parcelle, Maarten Van Severen doit tenir compte de l’existence d’un chêne que Carine Boxy ne voulait voir abattre sous aucun prétexte. Le pavillon l’a donc englobé. Ce qui pourrait apparaître comme une anecdote architecturale et qui se matérialise à l’intérieur du bâtiment par un cylindre de verre galbé, un fuseau qui enserre le tronc de l’arbre jusqu’au plafond, va avoir une influence déterminante sur la technique et même la philosophie du bâtiment. » Dès le moment où vous construisez autour d’un arbre, vous couvrez ses racines, vous supprimez leur accès à l’air et à l’eau, explique Caroline Lateur. Pour l’eau, nous avons donc prévu de diriger les pluies recueillies sur le toit dans le sol, via une sorte de serpentin superficiel. Pour l’air, il fallait créer une ventilation, d’où la mise du bâtiment sur » pilotis « . En outre, les pieux que l’on peut positionner remplacent des fondations qui endommageraient aussi les racines. »
Un meuble déposé dans le verger
» Le pavillon de cuisine, poursuit Caroline Lateur, abrite trois lieux ou fonctions : la cuisine, l’accueil des clients et l’appartement destiné à Kristof, inséparable de son jumeau Stefan. La seule portion construite à l’étage est réservée à la chambre à coucher. » Tous ceux qui se sont intéressés de près à cette dernière réalisation de Maarten Van Severen s’accordent pour la comparer à un meuble déposé dans le verger, une impression qui est sans doute suggérée par la perception des lignes de la structure. » Ce qui fut fascinant, soulignent les frères Boxy, c’est la rapidité avec laquelle les traits ont été couchés sur le papier. En une heure, nous avons vu naître ce qui allait sortir de terre. »
Néanmoins, il a fallu travailler sur les plans pendant plus de deux ans, notamment pour peaufiner une structure qui, à la différence des techniques traditionnelles, ne tolérait aucune approximation. Le regretté designer voulait aussi que rien n’entrave le regard du côté des fenêtres. Il prévoit que les châssis fixes alternent avec les portions coulissantes. En ouvrant le tout, une confusion totale entre l’extérieur et l’intérieur s’instaure. On travaille et on vit dans le jardin.
Le volume intérieur est la résultante de l’obsession de dégager un maximum l’espace. Dans la cuisine proprement dite, on peut remarquer l’alignement parallèle de plans de travail ou de cuisson. Tous les autres appareillages (fours, robots…) sont disposés sur une longue tablette située contre la façade opaque. C’est de ce côté-là aussi que sont placés les renforcements aveugles qui contribuent à la stabilité de l’édifice.
Ce côté n’est ni entièrement opaque ni entièrement hermétique. Il compte deux entrées, celle de la cuisine et celle des clients qui, entre autres, viennent goûter les menus. Deux segments sont vitrés. L’un correspond à la bibliothèque, l’autre à la salle de bains bleue du studio. Au départ, celle-ci devait logiquement se situer à l’étage dans le volume de la chambre. Kristof voulait une salle de bains bleue en polyester, telle qu’il l’avait vue chez Maarten lui-même. L’emplacement au rez-de-chaussée permet un contact direct avec le jardin. La baignoire encastrée répond à une économie d’espace. Son emprise est moindre que la structure d’une baignoire classique. Elle est complétée par une vitre translucide située au niveau du sol. Depuis le bain, on bénéficie d’une vue sur l’autre côté du jardin et sur les flammes du feu ouvert, selon la saison et l’heure du jour.
Le studio de Kristof et la zone de bureaux et d’accueil peuvent être isolés de la cuisine par une cloison composée de hauts panneaux en acier inoxydable qui forment autant de grands miroirs. » Il ne faut pas qu’ils soient entièrement ouverts, confie Stefan, pour créer une perméabilité entre les deux espaces. Il suffit de modifier leur angle de quelques degrés pour créer d’autres images, par le simple jeu des réflexions. C’est là que Maarten a placé sa table ST93, de manière à ce que les clients puissent voir et goûter en même temps. »
» Maarten adorait venir chez nous, se retrouver dans l’atmosphère de la cuisine, ponctuent les deux frères. Ce qui nous unissait c’était cet amour des choses simples, l’honnêteté, la vérité du propos. Son architecture ne cache rien, comme notre cuisine. »
Carnet d’adresses en page 169.
Reportage : Jean-Pierre Gabriel