Dans son atelier tournaisien, Faezeh Afchary-Kord marie la terre, l’eau, le feu et l’air. La céramiste iranienne façonne l’éclatante fragilité de la porcelaine. Et poétise sa blancheur. Catalogue irraisonné.

Pour l’occasion, elle a balayé la poussière, nettoyé les taches de terre au sol, ôté son tablier – ne dites surtout pas d’artiste, elle préfère artisan – et préparé du thé, des pistaches, des douceurs au chocolat. Le temps de les partager, Faezeh Afchary-Kord délaisse son travail de céramiste ; dans cet endroit où elle marie la terre, l’eau, le feu et l’air, sa porcelaine incarne son univers intime, la poésie n’est jamais loin. Qu’elle soit iranienne n’y est pas étranger. Qu’elle ait partagé la vie d’un homme qui en écrivait, non plus. Qu’elle connaisse l’exil, le lointain et le près, idem. Toute chose qui trouve toujours un écho.

Faezeh – prononcez Fazy – débarque à Grenoble, à 17 ans, en 1971, c’était l’époque où les familles bourgeoises de Téhéran envoyaient leurs enfants étudier en France,  » le pays de la littérature et des intellectuels « . Elle choisit l’architecture, un non-choix, question d’obéissance et de fidélité à sa lignée. Mais elle n’apprécie guère la mentalité de la corporation, ni la compétition : diplôme en poche, elle part en Angleterre, travaille comme décoratrice d’intérieur, passe un jour devant un panonceau  » Pottery « , pousse la porte, quelques dames y tuent le temps en créant pour leur plaisir des services à thé. Pour la première fois, Faezeh Afchary-Kord palpe l’argile, dans l’instant, elle sait qu’elle a trouvé ce qu’elle  » doit faire « .  » Je venais d’un milieu où on nous encourageait plutôt à être cérébral mais quand j’ai touché la terre, j’ai senti une autre façon d’entrer en contact avec les autres, avec le monde.  »

Très vite, elle passe à la vitesse supérieure et suit des cours de céramique à temps plein, durant quatre ans, au South Thames College de Londres. Elle y découvre toutes les techniques puis privilégie la porcelaine, pour sa translucidité, sa blancheur, parce qu’avec cette matière, elle sent qu’on peut  » montrer sa fragilité « . Elle apprend cette langue particulière, qui d’ordinaire se passe de mots. Chez elle, ils feront leur apparition plus tard, quand elle se sera installée en Belgique, à Tournai – c’était un projet de couple, elle se retrouvera seule ici, sans son mari Hessam Haeri (1943-2002). Lui l’Iranien qui rêvait de vivre dans un pays francophone, qui avait étudié le français quand il était petit, qui était devenu psychiatre, psychanalyste et poète en secret -, il écrivait pour lui, pas pour être publié, elle a réussi à sauver quelques trésors. Lui dont le coeur lâcha, la veille de la traversée de la Manche. Un deuxième exil débute alors, qui la pétrifie. Le moindre son la déchire, même la terre la rebute.

AU-DELÀ DE LA MÉTAPHORE

Mais le temps atténue toujours les aigus, Faezeh Afchary-Kord décode les conseils de ses amis et s’inscrit à l’Académie royale des beaux-arts de sa ville d’adoption, section céramique. Emile Desmedt y est professeur, elle redécouvre le souffle puissant du kaolin, du four et la magie propre à la création, à l’apprentissage, à la recherche, à la rencontre.  » Buvez votre thé « , coupe-t-elle soudain, s’excusant dans un petit rire de trop parler d’elle. Sur la tasse, d’une écriture fine, noire sur la porcelaine blanche, court une phrase en persan, un vers d’Omar Khayyâm (1048-1131). Au début, seuls les poèmes de son mari dentelaient sa vaisselle – sa manière à elle de donner corps à l’absent. Depuis, elle a élargi le spectre. Et pour ceux qui ignorent la langue de son pays natal, à deux doigts, un peu malhabile, elle dactylographie la traduction sur du papier translucide qui ne fait pas tache avec la fragile délicatesse de ses oeuvres. Si elle préfère sa méthode, dont elle partage le secret – du papier dans la barbotine -, c’est parce qu’il brûle durant la cuisson et puis disparaît en ne laissant que quelques traces évanescentes qui rappellent la texture de la page blanche. D’ailleurs, chez elle, tout est blanc, ou alors noir, coloré dans la masse. Et quand elle expose, elle ose l’installation-frisson. Pour ses Marches de Soie, elle a plongé une pièce dans l’obscurité, murs compris, y a posé des bouts d’escaliers en ruine et en porcelaine, ce sont ceux qu’elle a vus à Bam, après le tremblement de terre qui détruisit la ville en 2003. Elle est allée  » au-delà de la métaphore « , les façonnant de telle manière qu’ils ne purent résister à la cuisson, se brisant d’eux-mêmes, de façon aléatoire dans un four chauffé à 1200 degrés. Quand elle arrivait le matin à l’Académie, les autres étudiants effarés lui annonçaient la nouvelle ; ses marches étaient cassées, elle, au contraire, se réjouissait, comme à Bam, il y avait eu séisme. Suivi d’une invitation à  » enjamber le désastre « .

Aujourd’hui, elle travaille sur une installation prévue en 2015, des bandes en porcelaine, sur lesquelles elle sérigraphie des articles de presse qu’elle collationne, ils parlent de ces gens qui ont tout quitté, fuyant la guerre et la folie meurtrière, des histoires vraies qui se passent en Syrie, en Palestine, en Afrique… A les inscrire ainsi dans la terre, elle leur donne une longévité à laquelle ils n’ont pas droit dans les quotidiens, c’est peu, mais ce n’est pas rien.

LA PRÉCIOSITÉ DE LA PORCELAINE

Il y a dix ans, elle dégotait cette maison en ruine, avec des cloisons partout et des marches  » tarabiscotées « . Elle n’a conservé que les poutres, qui sont plus vieilles que la bâtisse, elle les a datées en examinant les clous, ils sont carrés, pas besoin de Carbone 14. Elle a dessiné les plans,  » c’était plutôt destruction que construction, j’ai tout enlevé « , dans la petite cour arrière, elle a planté des bambous, qui poussent plus vite que leur ombre. Et à front de rue, au numéro 17 de la rue Morel, dans ce grand rez-de-chaussée où elle crée, Faezeh Afchary-Kord donne des cours de céramique, organise parfois des stages pour les enfants, expose les travaux des étudiants de l’Académie, s’ouvre vers l’extérieur,  » je veux partager « , invite d’autres céramistes, parfois même des profs d’université, comme cette spécialiste de la littérature venue dernièrement de Lille parler de l’exil. Si, après, cela prend une forme terreuse, c’est sa manière d’être au monde.

Dans son atelier, sur les étagères, ses pièces sèchent – cela ne fait aucun doute, elles sont vivantes. Parce qu’elles incarnent le mariage parfait des quatre éléments. Et parce que, une fois sorties du four, elles chantent pendant deux jours, des petits  » ding  » cristallins qui l’enchantent.

Autour du feu, 17, rue Morel, à 7500 Tournai. www.afchary-kord.com

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

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