Avaler le miroir, manger une glace

Lisette Lombé © karel duerinckx

Lisette Lombé se promène sur le même bitume que tout le monde… mais son regard y distingue d’autres choses. Elle nous livre ici ses humeurs poétiques.

Nous y sommes! Dernière chronique, dernière halte, sur papier, avant le break de l’été et le ressourcement souhaité à toute créativité… Au fil des mois et des pérégrinations à travers villes, le défi d’écrire, avec des deadlines à respecter, a fait, peu à peu, place au plaisir de l’expérimentation entre deux publications. Les textes du début de l’automne dernier, toujours un chouïa trop courts, ont commencé à se délier et à se libérer de certaines exigences formelles. La peur du verbiage est devenue joie du verbe en partage. Grâce à ce rendez-vous bimensuel, j’ai découvert et appris à m’autoriser la volubilité des raconteuses d’histoires. Il m’est même encore resté assez de matière pour grandir dans le métier d’écrivaine. Devoir couper dans le texte, faire diminuer le compteur à signes, est un luxe que je connaissais fort peu en tant que poétesse. C’est devenu un véritable jeu.

Ne restons-nous pas toujours, quelque part, ces animaux aux aguets, ces consciences en alerte, mu0026#xEA;me les doigts de pieds en u0026#xE9;ventail?

C’est comme si cette page avait été un espace pour développer une confiance en d’autres voix et en d’autres voies. J’ai reçu des messages d’encouragement et des remerciements de la part de lecteurs et de lectrices. J’ai pris le temps de répondre à l’une ou l’autre question, dans le respect de mon intimité. J’ai mesuré la chance de ces échanges discrets et bienveillants, loin de l’agressivité et du tranchant aveugle des réseaux sociaux. En arpentant ces « trottoirs philosophes », il m’est aussi apparu avec clarté que le monde de demain serait résolument synonyme de dialogue et de délicatesse, ou ne serait pas. A l’entame du repos bien mérité des guerrières et des guerriers du quotidien, je me sens désormais capable de convoquer d’autres forces que celle de la colère, sans pour autant étouffer dans l’oeuf cette dernière.

De la rue, j’ai ramené des violences verbales, des expressions biscornues, de vraies curiosités langagières mais j’ai surtout été la témoin privilégiée de nouvelles manières de dire et d’être au monde. J’ai marché avec, j’ai marché pour, j’ai marché dans, j’ai marché hors. J’ai marché à côté et aux côtés de vulnérabilités, d’humanités, de masculinités, de féminités, de non-binarités, avec la porosité de ces « passoires qui, de passage en passage, tamisent l’infini ». Ce n’est pas une posture, ce n’est pas du lyrisme de circonstance, c’est exactement comme cela que je l’ai ressenti et vécu.

Je repense, par exemple, à cette période joyeuse durant laquelle j’ai pu recommencer à intervenir au sein des établissements scolaires… Le bout de chemin que je devais parcourir entre l’endroit où je trouvais à garer mon véhicule et l’endroit où je retrouvais les enseignantes, ce bout de chemin-là était, à chaque fois, empli de surprises. Je repense à ce ciel rougeoyant au-dessus d’un bâtiment et à cette humilité face à la beauté des éléments. Je repense à ces citations de femmes inspirantes sur les murs, à cette oie peu farouche qui semblait me défier dans ma fatigue, à la fraîcheur d’une fontaine en pleine fournaise. Je repense à ces milliers d’origamis en forme de coeurs, pliés par des élèves et suspendus à des fils, en soutien au personnel soignant. Je repense à cette effervescence de groupe dans les cours de récréation et dans les couloirs, à cette rangée de scooters, à cette rangée de casiers multicolores, à ce bruit typique de la jeunesse. Etre l’inverse du regard qui ne voit pas, être l’inverse de l’oreille qui ne s’ouvre pas. Etre l’inverse des forces d’invisibilisation ou de silenciation. Etre l’inverse de l’indifférence.

Existe-t-il des vacances pour cette attention-là? Peut-on réellement prendre congé du monde? Suffit-il de se déconnecter des journaux télévisés et des gazettes pour ne pas que l’agitation de l’injuste continue à nous bouleverser? N’embarque-t-on pas son quartier, sa ville, son pays en voyageant, ses soucis, ses tracas, même en rêvant? Ne restons-nous pas toujours, quelque part, ces animaux aux aguets, ces consciences en alerte, même les doigts de pieds en éventail? Je me souviens que je concluais ma toute première chronique par ce questionnement: « Suis-je à ma juste place? » Aujourd’hui, en écrivant ces quelques lignes d’avant-trêve, j’ai bien l’impression que oui.

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