Trente ans de guerre civile avaient fermé la Colombie aux visiteurs extérieurs. Ces temps tragiques sont révolus. Le troisième plus grand pays d’Amérique latine, formidable de diversité, troublant de beauté, désarmant d’hospitalité, rouvre ses portes au tourisme. Voyage initiatique au pays de la cumbia, la fête à tous les coins de rue.

Quatre heures de routes plus ou moins cahoteuses séparent normalement Villa de Leyva de Barichara, deux des plus beaux villages coloniaux de Colombie situés à quelques centaines de kilomètres de la capitale Bogotá. Sauf quand les autorités locales décident d’en barrer une pour réparer les dégâts de la récente saison des pluies. Aléa du voyage. De deux choses l’une. Ou vous prenez votre mal en patience et attendez la tombée de la nuit et la réouverture du passage, coincé entre deux camions ; ou vous tentez l’aventure des pistes à travers la montagne et les villages paysans. N’ayez crainte, guérilleros des FARC et milices paramilitaires ont déserté la région. Alors, le détour se vaut largement.

Nous sommes au coeur de la Colombie profonde et c’est époustouflant. D’abord les paysages. Le tiers occidental du territoire est traversé par une triple cordillère, qui prolonge celle des Andes jusqu’à l’extrême nord du seul pays d’Amérique du Sud baigné par deux océans – le Pacifique et l’Atlantique, version mer des Caraïbes. Pentes escarpées, canyons sinueux, rivières torrentielles, cultures en terrasses, le panorama n’est jamais quelconque entre 1 500 et 3 000 m d’altitude.

Ensuite la végétation. A de telles hauteurs, la luxuriance de la flore tropicale le dispute à la fertilité d’une terre bien arrosée qui autorise toutes les cultures. Outre le café, dont la Colombie est le deuxième exportateur mondial après le Brésil, maïs, canne à sucre, bananes plantains, manioc mûrissent à tout bout de champ, de même qu’une profusion telle de fruits exotiques qu’ils sont impossibles à énumérer. Dans tout le pays, les repas s’accompagnent d’ailleurs volontiers, sinon de bière locale, d’une infinie variété de jus fraîchement pressés, que vendent aussi des échoppes dans les rues. Et pas un plat qui ne soit servi avec des bananes frites au lieu de papas, comme on désigne ici les patates.

UNE SÉCURITÉ DÉCONTRACTÉE

Et puis les gens. Quatre-vingt pour cent de la population vit dans la région des montagnes. Réputés pour leur joie de vivre et leur sens de la fête – la cumbia se danse partout jusqu’au bout de la nuit -, les Colombiens sont les premiers ravis de voir leur grand pays s’éveiller au tourisme. Et engagent facilement la conversation, pour peu que vous possédiez quelques rudiments d’espagnol ou d’anglais. Il faut tenter l’expérience d’une partie dans l’un des innombrables clubs de billard, ce sport national qui anime le moindre bourg. Au moins y passer un moment.  » Hola, que tal ?  » souhaite familièrement bonjour,  » A sus ordenes  » – à vos ordres, à votre disposition – trahit le profond ancrage de la colonisation espagnole.

En ce mois de décembre où toutes les façades et placettes de cette nation très chrétienne sont illuminées de décorations de Noël (vaguement incongrues au soleil des tropiques), notre petit groupe inaugure la destination désormais inscrite au catalogue de l’agence Continents Insolites (lire l’encadré en page 27), entre autres. Après de trop longues années de guerre civile, d’exactions et de règne des barons de la drogue, les autorités – et la fameuse  » politique de sécurité démocratique  » de l’ex-président Uribe – ont repris les choses en main. Et si, officiellement, la paix se négocie toujours avec la guérilla, la plus grande partie du territoire et de ses merveilles naturelles, architecturales et archéologiques est aujourd’hui accessible. Sécurisée. La présence policière et militaire constante se veut rassurante et s’affiche décontractée, dans les provinces où sévissait encore la violence il y a trois ou quatre ans. Les voyageurs n’ont pas plus à craindre qu’ailleurs en Amérique latine, pour peu qu’ils respectent les habituelles précautions élémentaires – prudence dans les grandes villes, pas de luxe ostentatoire. Et se renseignent pour éviter les zones déconseillées, il en reste quelques-unes.

L’ELDORADO DES CONQUISTADORS

A Sante Fe de Bogotá, le vrai nom de la capitale – 8 millions d’habitants -, ce sont surtout certains quartiers qu’il convient d’éviter, ces ranchos (bidonvilles) qui n’en bordent pas moins le centre historique et les ruelles pentues de la Candelaria. Incontournable, ce quartier a conservé une atmosphère coloniale authentique avec ses maisons colorées, ses pavés et ses balcons de bois ouvragés, à l’influence parfois mauresque. Certaines s’agrémentent d’un personnage sculpté toisant les passants : chaque statue, dit la légende, marque un endroit où survint une mort violente…

On s’y promène cependant sans retenue, on s’engouffre dans les églises baroques – voire carrément rococo – qui n’ouvrent qu’aux heures de messe, on flâne autour de l’éternelle Plaza Simon Bolivar (El Libertador) bordée d’imposants édifices couvrant quatre siècles d’architecture, on savoure la cuisine locale dans d’adorables gargotes dont les terrasses dominent les toits de la ville escarpée. Sans négliger le musée Botero, gloire nationale entre l’écrivain Garcia Marquez et la chanteuse Shakira, qui expose une centaine de ses toiles et autant de chefs-d’oeuvre tirés de sa collection personnelle : Picasso, Dalí, Renoir, Chagall, Miró… S’il ne faut visiter qu’un autre musée à Bogotá, celui de l’Or est l’un des plus… riches du monde, avec sa collection unique d’orfèvrerie préhispanique et ses 34 000 pièces d’or. L’Eldorado des conquistadors, qui débarquèrent il y a cinq cents ans.

On en suit les vestiges à la trace. Cap vers le nord et les villes coloniales, aussi différentes que préservées, de la cordillère orientale, qui se prolonge jusqu’au Venezuela voisin. Une étape intermédiaire nous enfonce dans les entrailles de la Terre, pour découvrir cette impressionnante curiosité locale : la cathédrale de Zipaquira, creusée à 180 m sous la surface terrestre, au coeur d’une mine de sel exploitée depuis la conquista. Aux dimensions d’une vraie cathédrale dont elle a l’usage, des offices y étant célébrés. Les murs suintent le salpêtre, éclairés par un kitchissime jeu de lumières multicolores. Quelque chose de la géhenne, en version burlesque.

INDOLENCE COLONIALE

Le crépuscule pare le ciel moutonnant d’une palette de reflets irisés lorsque nous entrons dans Villa de Leyva. Fondés en 1572, autour d’une place d’armes aux dimensions pharaoniques, son coeur historique et les ruelles avoisinantes paraissent suspendus dans le temps. Les façades uniformément blanches, les huis, volets et balcons obligatoirement verts subliment les couleurs du ciel, si ce n’est l’inverse. Qui se lasserait d’admirer ce tableau digne d’un maître espagnol ?

Les environs recèlent d’autres merveilles. Paléontologiques : on a retrouvé ici le squelette pétrifié d’un kronosaure, monstre marin ancêtre du crocodile hérité de l’époque où la mer recouvrait les montagnes alentours, il y a cent vingt-cinq millions d’années. Le sol recèle tant de fossiles qu’on les incorpore au bâti des maisons. Archéologiques : le site sacré de Monquira était dédié par les tribus Muiscas, bien avant JC, au culte du soleil et autres rituels de fertilité. En témoignent d’imposants monolithes phalliques de granit, si évocateurs que les Espagnols ont surnommé l’endroit El Infiernito, le petit enfer… Religieux, du coup : le couvent dominicain del Santo Ecce Homo, fondé en 1620, dissimule l’un des cloîtres les plus enchanteurs du pays. Celui du désert de la Candelaria, isolé dans la montagne, abrite toujours des moines augustins. Et les grottes où vécurent leurs prédécesseurs pionniers, au XVIe siècle. Artisanaux, enfin : Raquira (la ville des pots, en langue muisca) revendique le titre de capitale colombienne de la poterie.

Coloniale également mais dans un tout autre style, moins solennel, plus chaleureux, Barichara naît en 1705 au bord d’un immense canyon, dégageant une vue imprenable sur toute la vallée. Un sentier indigène pavé au XVIIIe siècle, pompeusement baptisé Camino Real (chemin royal), autorise la descente. On démarre à flanc de falaise pour 10 km de balade inoubliable au coeur de la végétation tropicale, jusqu’au micro-village pittoresque de Guano, réputé pour ses boissons au lait de chèvre fermenté.  » Meilleur que le Viagra « , vante un slogan local. A Barichara, la spécialité se mange, ou plutôt se croque : c’est la fourmi dite  » à gros cul  » (hormiga culona), que l’on déguste grillée, en apéro ou en sauce. Outre l’architecture unique de ses maisons en pierre taillée, sa paisible atmosphère d’un autre temps, ses places ombragées qui s’animent en soirée, le village inspire aussi les artistes, nombreux à y ouvrir leur atelier.

LA RÉGION DE L’OR VERT

Il faudra prendre l’avion pour rejoindre une région très différente : le fameux triangle du café, dont les mégapoles de Bogotá, Medellín et Cali délimitent les angles. C’est ici, sur les hauts plateaux andins de la cordillère occidentale cette fois, entre 800 et 1 800 m d’altitude, que se cultive 10 % de l’offre mondiale d’or vert, le produit le plus vendu dans le monde après… l’or noir. Végétation toujours aussi luxuriante mais plantations à perte de vue, où s’entremêlent caféiers et bananiers pour alterner les récoltes. On séjourne dans une véritable hacienda (exploitation agricole) au plan typique, avec son deuxième étage cerné de balcons et ses murs aux couleurs vives. Un must.

L’adorable village de Salento est connu, lui, pour afficher de magnifiques exemples d’un autre style spécifique à la zone du café : les constructions en bambou de l’architecture baharesque. Ses ruelles coloniales, ses bars et ses boutiques fourmillent d’animation. Normal ! C’est le point d’entrée du parc national de la Cocora, cette étourdissante vallée perdue où survivent les derniers spécimens de palmiers de cire, les plus hauts du monde, qui culminent à plus de 50 m et défient les pics émergeant de la brume. D’autres survivantes nous y conduisent, pétaradantes en diable, ces illustres Jeeps Willys récupérées de l’armée américaine. Rutilantes comme au premier jour, elles ne font pas leurs 65 ans. Certains leur préfèrent le cheval, mais l’attraction est touristique et les sentiers escarpés. Gare aux chutes…

LA PERLE DES CARAÏBES

Retour à l’avion pour plonger dans le passé et la région de San Augustin, aux sources du fleuve Magdalena, le plus long du pays. Ses 1 550 km souvent tumultueux séparent les cordillères centrale et orientale. Encore un paysage unique, celui du massif colombien, le plus important système montagneux du pays, jadis recouvert d’eau et aujourd’hui classé réserve de la biosphère par l’Unesco pour son exceptionnelle richesse géologique et végétale. On l’arpente en chiva, l’increvable bus traditionnel aux travées ouvertes et aux passagers excédentaires entassés sur le toit, entre poulets et marchandises. A la découverte d’une des civilisations précolombiennes les moins connues, celle des Agustiniens, mystérieusement disparue avant l’arrivée des Incas. Il n’en subsiste que d’étonnantes statues de pierre entre les tombes sacrées, disséminées dans les montagnes, sur des sites que les archéologues continuent à défricher.

Après bien des enthousiasmantes péripéties dans ce pays d’une si grande diversité, il nous reste à rallier l’incontournable côte caraïbe. D’abord au pied de la Sierra Nevada, le point culminant de Colombie (plus de 5 000 m) bizarrement isolé au bord de la mer, pour arpenter la jungle et profiter des plages du superbe parc Tayrona, près de la ville de Santa Marta où mourut Bolivar. Et puis pour séjourner dans l’une des villes les plus mythiques du continent sud-américain, cité coloniale dont la beauté et l’atmosphère témoignent d’un passé aussi riche que tragique, tant elle fut convoitée : Carthagène des Indes, la perle des Caraïbes. Le plus éblouissant exemple d’architecture coloniale hispanique. Et le clou d’un voyage dont les images nous poursuivront longtemps.

PAR PHILIPPE BERKENBAUM

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