Plus active que jamais, Andrée Putman, la célèbre architecte d’intérieur française, multiplie les expériences nouvelles. Voici qu’elle explore avec brio l’univers de la parfumerie et de la musique lounge. Rencontre avec une femme exceptionnelle à la personnalité envoûtante.

Peu de créateurs peuvent s’enorgueillir de mener une carrière aussi brillante et éclectique qu’Andrée Putman. Animée d’une insatiable soif d’apprendre, cette femme à l’élégance rare s’est toujours attachée à mettre sa curiosité naturelle au service de sa créativité. Résultat ? Un parcours fascinant au cours duquel la créatrice a été journaliste, styliste, découvreuse de talents, éditeur de meubles, designer, décoratrice et architecte d’intérieur. Difficile de citer ses plus belles réalisations tant elles sont nombreuses. Epinglons néanmoins l’hôtel Morgan à New York, l’hôtel Pershing Hall et le restaurant Lô Sushi à Paris, le Centre d’art plastique contemporain à Bordeaux, le design intérieur du Concorde, les décors du film  » The Pillow Book  » de Peter Greenaway et un service en argent pour Christofle. Après nous avoir récemment charmés avec  » Préparation parfumée « , sa propre fragrance, Andrée Putman s’immisce désormais dans nos intérieurs en lançant  » Préparation meublée « , une collection de meubles originaux, et en récitant un poème de Boris Vian sur fond de musique lounge dans la première compilation du DJ français Emmanuel [S]antarromana. De ses yeux bleus pétillants de malice, Andrée Putman porte un regard objectif et sans concession sur son métier et sur le design contemporain.

Weekend Le Vif/L’Express : Qu’est-ce qui vous a incitée à commercialiser une sélection de vos créations ?

Andrée Putman : J’entretiens une espèce de relation amour/haine avec les meubles. Dans un premier temps, j’ai été ravie de ne plus m’occuper d’Ecart International, le bureau que j’avais créée en 1977-1978 pour rééditer des meubles dessinés par des gens encore inconnus à l’époque tels que Robert Mallet-Stevens, Eyleen Gray ou encore Pierre Charraud. J’étais devenue un éditeur de meubles alors que ce n’était pas du tout dans mes projets. C’était une période d’activité intense mais harassante et j’ai voulu faire autre chose. J’ai alors commencé à aménager tant des lieux privés que publics, pour lesquels j’ai été amenée à créer des meubles s’intégrant dans une architecture, une atmosphère particulière. Ces pièces uniques qui échappent aux influences de la mode ont bien entendu suscité des envies. Plusieurs personnes ont manifesté leur souhait de posséder les mêmes et j’ai donc décidé de constituer une courte collection de meubles qui m’étaient chers.

Comment avez-vous procédé à la sélection ?

Tous ces meubles sont nés d’un besoin très précis. Pour le CAPC, le musée d’Art contemporain de Bordeaux, par exemple, j’avais besoin de très beaux bancs. Je voulais qu’ils soient gigantesques avec de très hauts dossiers tout en étant extrêmement classiques. Il s’agit d’ailleurs presque d’un banc de jardin public. En fait pour constituer la  » Préparation meublée « , j’ai fonctionné aux coups de c£ur. J’ai tout simplement rassemblé des objets intemporels qui n’ont pas forcément été pensés pour se côtoyer.

Pourquoi avoir intitulé cette collection  » Préparation meublée  » ?

C’est un clin d’£il à mon parfum, baptisé  » Préparation parfumée « . J’adore le mot préparation. Ce mot contient l’idée d’une chose personnelle, dévouée. Il sous-entend temps passé, effort et travail.

Quelle était la genèse de ce parfum ?

Un beau jour j’ai tout simplement voulu travailler avec un  » nez « . Je sentais que ce genre de collaboration pouvait déboucher sur quelque chose d’intéressant. La création d’un parfum est une démarche passionnante. A cette occasion, j’ai d’ailleurs constaté l’importance du pouvoir des mots puisque pour suivre mon chemin, le  » nez  » devait traduire mes émotions en odeurs. J’avais en tête des notes boisées, fraîches, de coriandre… La fragrance de départ était d’une fraîcheur délicieuse mais nous trouvions qu’elle manquait de piquant. Tout naturellement, nous avons pensé à ajouter un soupçon de poivre à la formule. Du coup, cette eau de toilette peut être portée par les hommes et par les femmes. Le flacon, lui, fait référence au monde de la pharmacie puisqu’il ressemble aux bouteilles des apothicaires d’antan. Le bouchon, bouché à l’émeri, est non seulement superbe mais assure aussi une étanchéité parfaite. Depuis peu, cette senteur se décline également en bougies d’intérieur parce que je pense que les odeurs font partie d’un univers architectural abouti. Vous savez, je ne voulais pas créer un parfum pour le seul plaisir de voir figurer mon nom sur un joli flacon. J’entendais d’abord créer quelque chose de nouveau, de surprenant, de très moderne.

Quelle est votre définition de la modernité ?

Etre moderne, c’est surtout ne pas avoir peur de rêver le passé et de projeter l’avenir. C’est naviguer avec subtilité dans hier, aujourd’hui et demain. Je pense que moderne ne rime pas avec contemporain. Ce sont deux concepts différents. Certaines créations contemporaines ont beau être très avant-gardistes, elles n’en sont pas modernes pour autant. En général, on se sert très mal du mot moderne. Si je ne me trompe pas, Baudelaire a dit un jour que la modernité n’est jamais dans la forme mais toujours dans la manière. C’est magnifique. La modernité passe par la liberté. Si la création est juste, tout le monde le voit.

Pensez-vous que nous traversons une époque particulièrement créative ?

En France, nous avons assisté à une sorte d’éclat extraordinaire vers la fin des années 1980. Le président de la République, François Mitterrand, était incroyablement soucieux de soutenir la création et le design en particulier. Il a organisé de nombreux concours, tous les ministres ont eu droit à des espaces et à des meubles contemporains. J’ai d’ailleurs commencé à connaître le succès en remportant le concours Jack Lang… Lorsqu’il était ministre de l’Education, il m’a demandé de refaire entièrement la décoration de son ministère. Le design a vraiment connu un essor remarquable à cette époque. Tellement remarquable d’ailleurs qu’on a créé de nouvelles écoles et qu’il y a même eu des échanges avec l’excellente école belge de La Cambre. Du coup, la presse a commencé à s’intéresser au design… Mais, selon moi, tout cela a malheureusement mal tourné. Je vois l’affaire comme compromise parce que dans l’approche au design d’aujourd’hui, on a transformé l’objet  » designé  » en objet d’intimidation, de pouvoir, de snobisme. On a détourné nos rêves modernistes de beauté pour tout le monde en symbole de culture et de sophistication. Je n’aime pas du tout cette attitude. Cela a troublé la clarté du propos. Je suis interloquée quand j’apprends que certains designers se prennent pour des gourous. Ils vont même jusqu’à dispenser des conseils en ce qui concerne la vie privée. Leurs propos sont d’une prétention incroyable et manquent singulièrement de profondeur.

Quels sont les caractéristiques du style Putman ?

J’aime marier le riche et le pauvre, détourner les codes et faire cohabiter des matériaux très précieux avec d’autres très modestes. Dans une salle de bains de palace, par exemple, j’ai combiné des simples carreaux en grès cérame de 5 cm sur 5 réservés aux HLM avec une frise de carreaux italiens de 2 cm sur 2 en pâte de verre aux couleurs sublimes ou dorés à l’or fin. Le résultat est ravissant et l’effet très nouveau, c’est moderne. Il ne faut pas se laisser intimider par un matériau. J’aurais pu me dire que le grès cérame est réservé aux HLM mais je suis anti-ghetto !

Que pensez-vous de l’influence de la mode dans le design ?

Il y a une chose très drôle que je n’ai malheureusement jamais entendue ou vue écrite : les vêtements ne datent plus ! Je connais, en effet, une dizaine de femmes extrêmement élégantes qui n’ont quasiment pas un seul vêtement récent. Elles portent des vêtements anciens mais remarquables comme des kimonos ou des grands classiques d’il y a dix ou vingt ans. Tant pis pour les marchands de fringues qui n’avaient qu’à exercer un métier plus intéressant mais cela m’amuse de penser que la mode c’est mortel. C’est une punition, un vrai purgatoire. Actuellement, le design est plus apprécié lorsqu’il est à la mode que lorsqu’il est réussi. Il est alors racoleur et c’est le pire exemple de mode que l’on puisse donner, il est immédiatement ridicule. C’est dommage.

Quel est, selon vous, votre projet le plus abouti ?

Il y a naturellement des choses qui sont beaucoup plus fortes que d’autres dans mes créations. A mes yeux, ma plus grande réussite c’est le CAPC de Bordeaux. Ce projet fut une véritable révélation. Il établit un lien très fort entre la vie et la création. Ma relation avec le conservateur a également beaucoup compté dans cette réalisation. Le programme mis au point par cet homme était extraordinaire et les £uvres exposées sont le fait d’artistes que j’adore. En fait, c’est un véritable faisceau de raisons qui m’attache à ce musée.

Avez-vous déjà été déçue par la concrétisation de l’un de vos projets ?

Il y a toujours des choses que l’on rate par rapport à ce que l’on peut réaliser. Il y a des endroits qui ne dégagent pas la même énergie que d’autres. Parfois, le client est tellement timoré que l’on perd le fil du projet par manque de communication, tout simplement parce qu’il n’y a pas le bonheur de créer ensemble. Je pense de plus en plus que sans félicité, sans joie ou sans lyrisme on ne peut pas faire de grandes choses.

Quel est votre rêve le plus fou en matière de design ou d’architecture ?

Beaucoup de choses me tentent. Mais j’ai déjà eu la chance de concrétiser énormément de projets différents et je n’ai vraiment aucune frustration. Je ne me désole jamais de ne pas avoir fait ceci ou cela. A un moment, j’avais très envie d’aménager un hôpital et puis, le temps venu, je me suis rendu compte qu’il se passe tellement de choses abominables dans les hôpitaux que cela me faisait peur. J’ai eu la naïveté de croire qu’un bel hôpital pourrait réconforter les patients mais je n’en suis plus sûre. Quand on séjourne à l’hôpital, on est en état de crise et on n’a pas de disponibilité pour un décor ou une architecture.

Quel est le moteur de votre enthousiasme et de votre créativité ?

Tout simplement une curiosité sans fin pour le monde qui m’entoure. J’ai un goût énorme pour la vie doublé d’une nature cyclothymique. J’ai toujours un trac irrépressible qui me pousse à aller de l’avant et à relever de nouveaux défis. Emmanuel S a ainsi réussi à me convaincre de lire un texte de Boris Vian sur sa dernière compilation lounge. Il n’y a pas de hasards, vous savez. En fait, la musique fait également partie de l’architecture d’un lieu. Elle s’accorde avec les bougies, les meubles, etc. Et c’est aussi une manière de retourner à mes premières amours, la musique.

Quels sont les défis qui attendent aujourd’hui les créateurs ?

Un peu d’humilité. Je pense qu’il ne faut pas se prendre au sérieux. Beaucoup de gens perdent un peu la boule en voulant bâtir des empires à leur nom. Il faut pouvoir prendre des distances vis-à-vis de la notoriété. La presse aide à sortir de l’anonymat et, par conséquent, à exercer son métier mais elle peut aussi faire perdre le sens des réalités. Comme la célébrité est arrivée assez tard dans ma vie, il m’est impossible d’être prétentieuse ou gâtée. Mon plus beau salaire, c’est le sourire des gens qui me reconnaissent dans la rue. Un jour, un jeune homme de 15 ou 16 ans m’a approchée pour me dire :  » Je sais qu’on doit vous importuner souvent et je ne veux pas vous prendre votre temps mais je souhaite simplement vous dire que j’adore ce que vous faites…  » C’est merveilleux, non ?

Quels sont vos projets ?

J’aménage actuellement une maison pour Bernard Henry-Lévy, un homme que j’apprécie beaucoup. Il m’a confiée une maison extraordinaire à Tanger qu’il faut revoir complètement. Elle est située entre une petite mosquée et un café, en face du rocher de Gibraltar. Difficile de trouver un lieu plus pur, plus magique que celui-là !

Propos recueillis par Serge Lvoff

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