On vit une époque… modulable. Certains diront également flexible, ou évolutive, ou encore multifonctionnelle. Derrière toutes ces épithètes pompeuses, un constat : le monde a changé d’état. Au sens chimique du terme. Hier solide, aujourd’hui gazeux. Hier figé, immuable et transparent, aujourd’hui insaisissable, opaque et imprévisible.

Conséquence : les règles du jeu édictées dans le passé ne fonctionnent plus. Elles peinent à cerner une réalité aussi friable qu’un château de sable. Un peu comme si on essayait d’introduire une clé à gorge dans une serrure toute neuve… Il a donc fallu réinventer une grammaire. En l’occurrence une grammaire à géométrie variable, capable simultanément d’absorber les soubresauts intempestifs d’un quotidien en pleine ébullition et de répondre aux exigences multiples, complexes, quand ce n’est pas contradictoires, d’une population passablement déboussolée. Le chaos a ses raisons que la raison ignore…

Les créateurs, les designers, les architectes et les artistes ont senti le vent tourner. Certains prenant même un malin plaisir à se laisser porter par la brise. Songeons, par exemple, à la styliste bruxelloise Aleksandra Paszkowska. Ses collections se jouent des frontières comme le papillon des courants d’air, s’adaptant à tous les milieux, à tous les terrains. Ici, une jupe se transforme en minirobe par un jeu astucieux de zips. Là un pantalon p(r)end ses jambes à son cou pour se muer en tee-shirt. Là encore une serviette en tissu éponge fait le grand écart entre le sac fourre-tout et la robe de plage moelleuse. Pratique, ludique, nomade, polyvalent. Bref, ultramoderne. Le même esprit hybride planait déjà sur la collection hiver 2004 de Issey Miyake. En un clin d’£il, ses doudounes de survie se métamorphosaient en sacs de couchage. Un vêtement mais deux usages. Une souplesse taillée sur mesure pour affronter les vicissitudes, plus ou mois préméditées, plus ou moins amères, de la vie postmoderne. On songe bien sûr aux sans domicile fixe, mais aussi aux jeunes en goguette dans les festivals, ou simplement aux citadins s’enroulant dans une couette d’étoiles lors d’un trip nature.

Changement de régime

Si la mode a repris la modularité à son compte, c’est toutefois dans les domaines du design et de l’architecture que l’empreinte du changement est la plus visible. Et ce à tous les étages, du simple canapé, dont les contours épousent désormais les humeurs (système de poufs Hi-Bridge chez Molteni & C), quand ses entrailles ne dissimulent pas carrément un dispositif high-tech (modèle M.I.S.S. avec haut-parleurs intégrés de Philippe Starck pour Cassina), jusqu’au projet urbanistique de grande envergure. Paris a ainsi annoncé en janvier dernier le lancement d’un vaste programme de construction d’un phalanstère dans le xiiie arrondissement. Au programme : des espaces communs (salle des fêtes, cuisine, etc.) et surtout des logements qui évoluent au gré des besoins. Les murs seront ainsi remplacés par des cloisons mobiles. Même les  » flux  » comme l’eau ou l’électricité pourront facilement migrer. Si un des enfants quitte par exemple la maison pour voler de ses propres ailes, plus question de condamner une pièce. Il suffira de déplacer quelques parois pour récupérer la surface libérée.  » L’idée hausmanienne de pièces consacrées à une tâche déterminée est bien révolue « , expliquait récemment l’architecte en chef du projet dans  » L’Express  » (*).

La révolution Lego est en marche. Et on ne voit pas très bien ce qui pourrait l’arrêter, d’autant que les conditions qui ont permis son éclosion ne sont pas près de s’estomper. Que du contraire. Face à la logique d’accumulation du modèle capitaliste, synonyme de gaspillage, d’épuisement des ressources énergétiques, de réchauffement climatique et de pollutions diverses, de plus en plus de voix s’élèvent pour exiger davantage de prise en compte des questions éthiques dans les affaires. Une revendication désormais coulée dans un lieu commun très politiquement correct : le développement durable. Certains, et non des moindres, à l’image de grandes pointures médiatiques comme Albert Jacquard ou Nicolas Hulot, vont même jusqu’à préconiser une politique de décroissance. Soit l’abandon aussi bien de la course aux richesses que des transports les plus polluants. Le raisonnement alarmiste de ces  » objecteurs de croissance  » est simple : les énergies fossiles étant appelées à disparaître (certains spécialistes avancent des pénuries de pétrole d’ici à… dix ans), tout système social  » durable  » serait voué à décroître. Plutôt que de subir une décroissance brutale et chaotique lourde de menaces pour la paix, autant la préparer, prêchent-ils. Dans le désert jusqu’ici.

Artiste malgré soi

Cette toile de fond n’en crée pas moins un climat favorable à toute solution susceptible de repousser les nuages noirs qui s’amoncellent sur notre avenir. La modularité, par nature plus économe, en est une. Ce n’est pas la seule bien sûr, mais elle a l’avantage de rencontrer, dans le même temps, d’autres préoccupations plus frivoles, plus individualistes aussi. Vincent Grégoire,  » renifleur  » de tendances au cabinet parisien Nelly Rodi, estime d’ailleurs qu’à l’heure actuelle, ce n’est pas tant les prédictions des Cassandre qui incitent le consommateur à opter pour les produits multifonctionnels, sauf peut-être parmi la population altermondialiste, mais bien les différentes gratifications narcissiques. Le discours écologique reste donc marginal comme moteur de changement –  » surtout s’il suppose des efforts ou des sacrifices « , précise le tendanceur -, même si ses accents apocalyptiques hantent tous les esprits.

Et d’épingler les trois ingrédients qui, selon lui, rendent les perspectives de métamorphoses si alléchantes. La régression d’abord.  » La modularité renvoie aux valeurs de référence de l’enfance, avance-t-il. Les accessoires qu’on empile nous rappellent les jeux de construction. Et le côté Meccano dédramatise le réel.  » Le deuxième motif est plus terre à terre.  » S’acheter une maison ou une voiture est un investissement souvent lourd pour une famille. Elle va donc privilégier les biens qui ont la durée de vie la plus longue. Sous-entendu : qui sont capables de s’adapter aux changements de caps qui se profilent tôt ou tard à l’horizon.  » Enfin, last but not least, cette fièvre combinatoire permet également de donner libre cours au besoin de créativité qui sommeille, paraît-il, en chaque individu. Non seulement le modèle évolutif ou flexible lui revient moins cher sur le long terme, mais, en outre, il lui promet une tripotée de petites satisfactions personnelles chaque fois qu’il se pique de redistribuer les cartes. Comme autant de comprimés d’estime de soi qui lui confirmeront que, oui, il est vraiment doué pour la déco ou la mode. Pas tout à fait un artiste, mais presque… On le voit, on est très loin des préoccupations environnementales des  » Ayatollahs verts « …

Cette logique n’entre-t-elle pas en contradiction avec l’un des dogmes de la société de consommation : l’attrait de la nouveauté ? Non, répond sans hésiter Vincent Grégoire. Parce que le modulaire implique le renouvellement permanent.  » La fantaisie reste très présente, enchaîne-t-il. Je pense, par exemple, aux stickers qu’on colle sur les murs. On les enlève, on en remet d’autres, créant ainsi l’illusion du renouveau. La dimension ludique rend, en plus, la démarche très plaisante. Et puis, on se lasse moins d’un produit qui recèle plusieurs vies que d’un objet pérenne et immuable…  »

Nouvelles coutumes, nouveaux accessoires

Concrètement, où trouve-t-on encore la trace de cet esprit protéiforme ? Partout, serait-on tenté d’écrire. Même le quotidien le plus banal se rêve aujourd’hui un destin de pâte à modeler. Prenons les nouvelles technologies. Le rapport ne saute pas tout de suite aux yeux. Et pourtant, quel est le point commun entre des jeux de simulation de la vie humaine comme les Sims ou Taatu et des GSM bourrés de gadgets comme les très attendus Nokia N92 et Samsung SGH-P900 (au menu : musique, photos et… télévision) ? La transversalité. La flexibilité. La mo-du-la-ri-té. Même si les applications sont évidemment très différentes. Dans les jeux vidéo, le caractère évolutif tient avant tout à la nature imprévisible des scénarios, dont la trame se construit au gré des  » émotions  » des personnages (on ne joue donc jamais deux fois la même partie), alors que pour le téléphone portable, c’est une autre affaire. En faisant se télescoper des médias d’ordinaire étrangers les uns des autres, le GSM met tout bonnement le monde à portée de main… Deux réponses aux attentes, réelles ou supposées, de convergence technologique des consommateurs.

On croise, on greffe, on imbrique. Ce qui donne naissance à des produits hybrides surprenants comme ce sac iBlaze multifonctions développé par la société danoise Simpak et dont l’étiquette porte la mention  » Made for iPod « . Pas pour faire joli mais parce que ses bretelles sont équipées d’oreillettes et d’un boîtier de commande compatibles avec le lecteur MP3 d’Apple. Signe de plus prouvant qu’épouser les rituels des jeunes nomades urbains impose d’inventer de nouveaux accessoires à usages multiples.

Même son de cloche du côté des… jouets. Un modèle de rollers de la marque Roces intègre, par exemple, un dispositif qui permet d’adapter la taille du patin au pied de l’enfant. Au rayon nourrisson, on trouve également une panoplie d’objets dits évolutifs, de la sortie de bain qui va servir de 0 à 3 ans grâce à une grande capuche et un système de scratches, au  » tableau trotteur d’activités  » de FisherPrice. D’abord simple console à fixer au-dessus du lit du bébé, il devient jouet de sol dès que l’enfant se tient assis. Avant de se transformer en trotteur pour l’aider à faire ses premiers pas.

Avec ces exemples, on a déjà un pied dans le design qui est, avec l’architecture, comme on l’a laissé entendre plus haut, le lieu d’expérimentation par excellence du modulable. Citons pêle-mêle les nombreux projets des frères Bouroullec (de leurs étagères composites Self Shelf à leurs tout nouveaux panneaux-luminaires baptisés Roc pour Vitra), les maisons modulaires en forme de cubes de la société française Algeco, les édifices en carton de l’architecte Shigeru Ban (Phaidon vient de rééditer une monographie de cet expert des constructions végétales) ou encore, mais dans le registre automobile cette fois, le monospace Pod de Toyota qui peut se transformer en salon musical.

Une solution, pas la solution

A noter que des pionniers avaient jetés les bases théoriques de cette (r)évolution spatiale il y a plusieurs décennies déjà. On songe ici en particulier aux architectes Mies van der Rohe, Rietveld, et plus largement à tous les bâtisseurs qui se revendiquaient du Bauhaus ou du mouvement Stijl et qui, dès les années 1920, posèrent les premières pierres de l’habitat modulaire. Pour un complexe de logements à Stuttgart, Mies van der Rohe dessinera, en 1927, des appartements… transformables par l’habitant. Dans les années 1960, c’est le groupe Archigram, à l’origine du concept de Plug-in City, qui tentera d’imposer l’idée de ville flexible et nomade. Mais aucune de ses propositions ne verra cependant le jour. Même à titre expérimental. Trop avant-gardiste, trop radical pour l’époque sans doute.

A ce propos, le bouillonnement de créativité observé aujourd’hui autour de ce concept de modularité pourrait laisser croire qu’il fait l’unanimité. Il a pourtant ses détracteurs. C’est le cas notamment de l’urbaniste Paul Virilio. Pour ce penseur de haut vol, spécialiste de la ville, cette logique Lego est plus cosmétique qu’autre chose.  » Tous ces bricolages néo-urbains ne servent qu’à entretenir la bulle immobilière, s’emporte-t-il. Ils ne répondent pas aux menaces qui pèsent aujourd’hui sur la ville et qui se traduisent notamment par la multiplication des ghettos, qu’ils soient verticaux comme à Shanghai ou horizontaux comme aux Etats-Unis.  »

Reste que la logique Meccano irrigue désormais la société bien au-delà de la seule sphère consumériste. Comme si nos modes de pensée s’étaient mis au régime modulable. Songeons à Wikipédia, l’encyclopédie  » collaborative  » en ligne alimentée par les internautes. Ou même aux thèses de la philosophe féministe américaine Judith Butler sur la construction de la sexualité. Dans  » Défaire le genre  » (éd. Amsterdam), elle démontre comment, dès l’enfance, on mime les attitudes de l’un ou l’autre sexe. Ce qui suppose implicitement qu’on pourrait s’en défaire… L’idée d’un genre à la carte, dont on changerait à sa guise, n’est plus très loin. Le modèle évolutif imprègne bel et bien les consciences…

Reculer pour mieux avancer

Du coup, rien n’empêche de rêver à un monde totalement organisé autour de cette géographie évolutive. Les artistes, toujours en avance d’une guerre, nous montrent le chemin à suivre. Comme la plasticienne Lucy Orta et ses drôles de  » vêtements-architectures  » servant à la fois d’habit et d’abri. Le projet le plus utopique, le plus poétique aussi, le plus visionnaire peut-être, est toutefois à mettre à l’actif de notre compatriote Luc Schuiten. Depuis des années, cet architecte à la fibre verte imagine un monde en osmose complète avec la nature. Ses cités  » archiborescentes  » (dont les dessins seront exposés à la gare de Schaerbeek au mois de mai avant d’être rassemblés dans un ouvrage à paraître à l’automne prochain) sont plantées d’habitations qui évoluent au gré de la croissance des arbres qui les abritent.  » La planète comme la ville sont des êtres vivants, fait-il remarquer. Ils sont malades. Il faut les repenser pour qu’ils ne se développent plus au détriment de la nature mais bien en harmonie avec elle.  » Son univers ressemble étrangement à un paradis terrestre, verdoyant et bucolique. Mais aussi au monde peuplé de cabanes et d’histoires fantastiques de l’enfance. Evoluer, c’est parfois accepter de régresser. A méditer…

(*) In  » L’Express  » du 05/01/2006.

Laurent Raphaël

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