Adulé dans son pays, le styliste Tomoki Sukezane est l’une des 20 personnalités les plus influentes du monde de la mode. Weekend a approché le maître. Le Japon nous paraît du coup un peu moins… chinois.

Tomoki Sukezane. Le nom ne vous dit sans doute rien. Pourtant, au Japon, cet homme à la quarantaine paisible passe pour un demi-dieu. En qualité de gourou du style, il fait en effet la pluie et le beau temps chez les fashionistas. C’est même l’une des figures les plus influentes de cette caste de marabouts du look. Une spécialité locale qui est à la mode ce que le Vatican est au clergé : son guide suprême, son étoile du berger.

Que fait-il donc de si extraordinaire pour mériter ce statut hors du commun ? Pour l’essentiel, distiller ses conseils vestimentaires aux quatre vents. Notamment sous la forme de chroniques et de productions de mode à l’élégance raffinée que s’arrachent les principaux magazines branchés de l’archipel. Des activités qu’il cumule avec le titre de rédacteur en chef de  » Fashion News « , sorte d’échotier trendy des podiums. Quand il lui reste un peu de temps libre, il s’adonne à la photo ou dispense ses précieux enseignements esthétiques aux stars du cru en mal d’inspiration.  » Sukezane est l’observateur le plus affûté de la mode Homme.  » Le compliment, signé Heidi Slimane, le magicien de la ligne Dior Homme, vaut son pesant de yens.

Signe de la notoriété du styliste prophète en son pays, il suffit que son nom figure sur la couverture d’une des nombreuses bibles fashion qui circulent au Japon – on en dénombre une bonne dizaine… – pour que ses ventes s’envolent. En exagérant à peine, Tomoki Sukezane est le genre d’individu qui peut provoquer une razzia sur un accessoire griffé et hors de prix vendu dans les boutiques branchées du quartier d’Aoyama à Tokyo simplement parce qu’il y a fait allusion la veille sur une chaîne de télévision.

Même le magazine américain  » Time  » lui a récemment tressé une couronne de lauriers en le classant parmi les 20 personnalités au monde les plus puissantes du secteur. Vous avez bien lu : Tomoki Sukezane est considéré comme l’un des 20 mentors qui règnent sur l’univers du paraître. Inutile de préciser que le styliste fait rarement la queue pour assister aux défilés de Milan, Paris ou Londres. Depuis longtemps, il est abonné aux premiers rangs.

Ascension fulgurante

Attirés par cette réputation flatteuse autant que par l’envie de percer le secret de la fièvre modeuse qui électrise le Japon depuis quelques années, nous avons rencontré le gourou à Milan en marge des défilés. Flanqué de sa collaboratrice qui lui sert aussi d’interprète, Tomoki Sukezane n’a rien à première vue d’une  » bête de mode « . Petit, les cheveux mi-longs sagement peignés, il est vêtu ce jour-là d’un jean et d’un tee-shirt blanc sur lequel se détache l’ombre d’un visage. Ce qui lui donne un petit air d’étudiant en graphisme. Très loin donc de l’exubérance dont semble si friande la jeunesse tokyoïte, révélée au grand jour en 2001 dans  » Fresh Fruits  » (Phaidon) par Shoichi Aoki à travers une galerie de portraits folklo-punk glanés sur le bitume de la mégalopole. Il faut dire que le rayon du maestro, c’est plutôt le haut de gamme, les Créateurs avec un grand  » C « , et certainement pas les silhouettes saturées de références à la culture pop japonaise.

En guise de préambule, le sphinx japonais nous brosse rapidement son CV. Naissance à Kyoto en 1965. Fascination dès l’adolescence pour les créateurs avant-gardistes comme Vivienne Westwood ou Comme des Garçons –  » Ce qui n’était pas banal à une époque où l’uniforme régnait encore en maître « , lâche-t-il avec un petit sourire insondable. A 20 ans, il se retrouve dans l’équipe de stylistes d’une boutique branchée de la ville. Il sera rapidement repéré par un magazine-phare de l’île,  » Popeye « . Ce qui l’incite à  » monter  » à Tokyo. Là, il enchaîne les collaborations avec les supports les plus prestigieux. Et se taille petit à petit un costume de star. Bref, une trajectoire sans faux pli…

Quand on lui demande comment il explique l’excentricité sans borne des jeunes générations, d’autant plus déconcertante à nos yeux qu’elle tranche avec la sobriété si chère à la culture japonaise, il se lance d’abord dans une explication où affleure l’ironie comme les nénuphars à la surface de l’eau.  » Vous savez, chez nous, les gens enlèvent leurs chaussures à l’intérieur, commence-t-il. Du coup, quand ils se regardent dans le miroir avant de sortir, ils jugent leur apparence sans cet accessoire essentiel. Ce n’est qu’une fois dehors qu’ils vont peut-être se rendre compte que leurs souliers ne s’accordent pas du tout avec le reste.  »

Heu… Percevant sans doute notre perplexité, Tomoki Sukezane embraie sur un tableau moins allégorique. Selon lui, l’obsession de ses compatriotes pour les marques et la mode en général trouve ses racines dans l’histoire nationale.  » Les Japonais portaient traditionnellement le kimono, glisse-t-il à sa collaboratrice. Quand nous sommes passés aux vêtements occidentaux, ce fut comme une libération.  » Plus que leur signification, c’est la diversité et la richesse formelle des vêtements occidentaux qui intéressent les Japonais.  » Quand des jeunes s’habillent en punk, ils ne cherchent pas à affirmer des revendications politiques ou idéologiques comme chez vous, décrypte le styliste. Ils le font juste pour s’amuser. C’est un jeu, une manière ludique d’échapper au poids de la tradition tout en lui faisant un clin d’£il. Mais certainement pas une remise en cause du système.  »

Le passé moins présent

A force de brouiller les pistes, de mélanger les genres, dans la mode mais aussi dans les arts, les Japonais ont réussi à créer un univers hybride original. L’artiste Takeshi Murakami, dont les £uvres colorées se nourrissent aussi bien de BD que de jeux vidéo, illustre bien cette tendance. Revers de la médaille : à force d’empiler les couches, les jeunes finissent par perdre de vue leur propre patrimoine. Ce que regrette le pape de la mode, qui note que les jeunes créateurs comme Undercover ou Number (N)ine n’ont plus ce souci d’ancrer leurs collections dans la mémoire du pays comme l’ont encore les  » anciens « , Yohji Yamamoto ou Issey Miyake en tête.

Vu d’ici, cette audace contraste aussi avec la timidité, ou en tout cas quelque chose qui y ressemble, qu’on associe généralement à la mentalité japonaise.  » Un point de vue typiquement occidental, tranche, amusé, Tomoki Sukezane. La barrière linguistique renforce sans doute cette impression. Mais les Japonais ne se considèrent pas du tout comme des gens timides. Peut-être ont-ils seulement un peu moins confiance en eux que les Occidentaux.  » Manière polie et élégante de souligner la suffisance des Occidentaux ? On sonde son visage, à la recherche d’une émotion qui permettrait de se faire une opinion. En vain. Celui-ci reste hermétiquement clos. Tout d’un coup, on s’est senti…  » lost in translation « .

Laurent Raphaël

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