Qu’elle soit candy, rock’n’roll ou arty, la  » bitch  » fait recette. Jouer à la  » garce  » n’est plus tabou, c’est la clé du succès. S’esquisse ainsi en filigrane un néo-féminisme libertaire qui dépoussière les discours bien-pensants.

Sale temps pour les amatrices de bluettes ! Sexy, excessive, provocante, la  » garce « , ou  » bitch  » en anglais, a infiltré tous les milieux. Entre autres forfaits, elle a remplacé sans ménagement les filles sages et policées dans le c£ur des midinettes comme des médias. Oubliées Marie Gillain, Virginie Ledoyen et toutes celles qui confient la bouche en c£ur aimer leur maman et leur chat, place à présent aux petites s£urs diaboliques de Béatrice Dalle !

Un vrai cauchemar pour les féministes ! Et un drôle de pied de nez de l’histoire quand on y pense. Les militantes du  » women’s lib  » brûlaient leur soutien-gorge sur la place publique en scandant des slogans libertaires. Leurs descendantes portent sur le bûcher ce même discours d’émancipation qui s’est transformé en corset moral à force de vouloir protéger à tout prix le sanctuaire féminin… N’a-t-on pas vu aux Etats-Unis les pasionarias Andrea Dworkin et Catherine MacKinnon s’appuyer sur les lobbys conservateurs – leurs ennemis d’hier ! – pour faire voter une loi contre la pornographie dans les livres, films et journaux en 1983-1984 ?

Parce qu’elles n’ont pas subi les discriminations et le sexisme comme leurs mères, les filles de 20 ou 30 ans se montrent plus conciliantes. Lutter contre les violences conjugales, le harcèlement sexuel et la  » rape culture « , la culture du viol, est une chose. Mettre le corps et le plaisir sous cloche en est une autre. Armées d’une bonne dose de confiance en elles – après tout, dans plusieurs domaines, elles ont pris le pouvoir et amassé pas mal d’argent -, les affranchies veulent montrer qu’on peut s’habiller sexy, se comporter comme une soubrette et tenir dans le même temps la dragée haute aux machos de tous poils.

Arme de séduction massive

Attributs charnels bien en évidence, langage fleuri, attitudes suggestives, voire salaces, la bitch  » parfaite  » assume pleinement sa féminité. Elle en use même pour décupler sa popularité. Avec son corps autant qu’avec sa tête, elle se rebelle contre les convenances. Et affirme sa volonté de prendre en main sa destinée.

S’il fallait se convaincre que l’époque entonne bien ce refrain égrillard, il suffit d’ouvrir les journaux, de surfer sur le Net, de lécher les vitrines ou de se plonger dans la littérature. Dans les journaux, on apprendra par exemple l’ouverture à Moscou d’une  » Bitch Academy « . Elle n’accueille pas des prostituées en mal de clients mais des femmes bien sous tous rapports désireuses de parfaire leur arsenal de séduction pour mettre le grappin sur l’homme – au portefeuille bien garni de préférence – qu’elles convoitent.

Plus près de nous, le site Internet belge Candy Bitch (candybitch.com) fait lui aussi l’apologie de ce personnage sulfureux. Entre dérision et humour, il s’adresse à une femme indépendante, tour à tour sage et extravertie. Au menu, des tests pour vérifier si on mérite bien le qualificatif  » bitch « , des liens vers les sites d’acteurs-phares de la  » bitchitude « , ou encore des conseils pour  » se débarrasser élégamment des emmerdeurs sans défaire votre brushing « . De la théorie à la pratique, il n’y a qu’un pas (de travers). Lors des soirées homonymes qui se déroulent au Parc Savoy, à Bruxelles, les garces confirmées ou débutantes pourront laisser libre cours à leurs instincts. Du moins jusqu’à un certain point. Car on se situe ici clairement dans le registre de la subversion soft et ludique. La  » candy bitch  » sait se tenir…

Coquettes, ces nouvelles amazones accordent une grande importance à leur look. La mode figure donc logiquement en bonne place dans leurs préoccupations. Les créateurs ont d’ailleurs distillé dans leurs collections estivales une petite note de frivolité qui n’aura pas échappé à leur £il coquin. De quoi satisfaire la femme qui revendique sa part d’immoralité avec élégance. Chanel, Givenchy, Yohji Yamamoto, Emmanuel Ungaro, Valentino, Dolce & Gabbana, Diesel, Zadig & Voltaire ou nos compatriotes Mademoiselle Jean et les duettistes de Shampoo & Conditioner se sont donné le mot. Avec des accents rock, glam, vamp ou pin-up selon les cas. La  » bitch  » embrasse toutes les époques et tous les styles…

Qui s’y frotte s’y pique

Autre terrain de chasse privilégié de la  » garce  » : la littérature. Que l’on se frotte à  » Bad Girls  » de la novice Colleen Curran (Ed. de l’Olivier) ou à  » Moi, Charlotte Simmons  » de ce diable de Tom Wolfe (Robert Laffont), on a droit dans les deux cas au portrait acide de cette génération dévergondée. Le livre de Colleen Curran raconte les aventures de trois lycéennes en déperdition ; celui de l’auteur du  » Bûcher des vanités « , les déboires d’une jeune provinciale plongée dans l’enfer d’un campus américain gangréné par la dépravation sous toutes ses formes.

Il n’y en a plus que pour elles. C’est encore plus frappant si l’on tend l’oreille vers la jeune scène rock. Des dizaines de groupes de nanas déchaînées ont vu le jour ces dernières années. De Terry Poison aux Plastiscines en passant par Lilly Allen ou Ebony Bones, ces furies secouent avec insolence et panache le cocotier du rock’n’roll. Elles ont même leur festival en France.  » Les femmes s’en mêlent  » – c’est son nom – se déroule tous les ans et accueille le gratin de cette faune électrique (plus d’infos sur le site www.lfsm.net). Le concept de l’événement tient sur un Post-it : réunir pendant quelques jours le meilleur de la scène indépendante féminine. C’est donc supposer qu’il existe un dénominateur commun à tous ces groupes. Lequel ? L’esprit de fronde, la spontanéité, l’envie de mettre le feu à la routine… Entre les vieilles gloires ressuscitées du punk comme les Anglaises de The Splits et les jeunes pousses allumées de CSS, chacun(e) y trouvera son compte de musique frénétique. A noter que les Nuits Botanique à Bruxelles auront aussi cette année leur soirée  » women only  » (sur scène, pas dans la salle où les hommes sont les bienvenus) avec, entre autres, Maria Taylor. Ce sera ce 7 mai. Pas de coups d’éclat guignolesques à attendre cependant, les artistes au programme évoluent plutôt dans les eaux calmes du folk et de la pop. Mais qu’on leur réserve une soirée est tout aussi révélateur de l’émergence d’une identité féminine plus affirmée.

Peut-on parler pour autant de rock féministe ? Pas au sens classique du terme. Ces filles ne se reconnaissent pas dans le féminisme dépeint par les médias (où prévaut la vision orthodoxe, qualifiée souvent  » d’antimec « , des Chiennes de garde et des militantes de la Meute), les séries télé de la trempe de  » Sex & the City  » ou les récits mielleux labellisés  » chick lit’ « , sortes de succédanés de Bridget Jones.  » On pourrait presque croire qu’elles ne font que réactualiser un mode de vie frivole – le clubbing -, façon rock et jupons, observe Benoît Sabatier dans le magazine  » Technikart « . Une génération spontanée finalement bien moins trash que leurs aînées – Sextoys et les lesbiennes de Pulp – ou que les pionnières pop – Nico, Anita Pallenberg, Tina Aumont.  » Le sens de la fête et le goût de la mise en scène dominent donc sur toute considération politique.

Les  » celebs  » pètent les plombs

Dans un registre plus commercial et souvent plus (s)explicite encore, le hip-hop draine lui aussi son lot de gorgones libertines. Les Kelis, Beyoncé, Nelly Furtado et autres allumeuses des Pussycat Dolls ne font pas dans la dentelle. Scénographie libidineuse et textes sous la ceinture –  » Je suis la salope que tu aimes détester « , gémit Kelis dans  » Caught out there  » -, elles jouent les  » bitches  » avec un aplomb déstabilisant. Leur truc : pousser jusqu’au bout la caricature de la bimbo racoleuse qui hante les clips des rappeurs machos. Ce sexy-groove cartonne. Parce qu’il balance des bombes rythmiques et parce qu’il montre la femme sous un autre jour, viril et dominateur. Ce sont les porte-drapeaux du girl power. A prendre au deuxième, voire au troisième degré…

Si l’on descend encore d’un cran sur l’échelle des  » garces « , on arrive sur le terrain des people. En perte de vitesse, les VIP habituées aux frasques ont écrit quelques-unes des plus belles pages de la saga  » bitch « . Elles trustent les pages des faits divers et font le miel des paparazzis. Elles n’ont pas de compétences particulières et doivent leur célébrité à leur richesse – ou plus exactement celle de leurs parents – et à leur faculté à se crêper le chignon en public ou à se faire surprendre l’éthylomètre en déroute ou les jambes en l’air. Paris Hilton, Nicole Ritchie, Kate Moss, Lindsay Lohan ou Mischa Barton sont les têtes de file du mouvement. Elles ont été rejointes récemment par Britney Spears, qui n’en finit pas sa dégringolade vers l’enfer à coups de  » pétages  » de plomb pathétiques. Bien qu’insipide et répétitif, ce bal des sorcières ravit les adolescentes américaines qui n’en perdent pas une miette. Quand elles ne les imitent pas.

Heureusement, toutes les  » garces  » ne sont pas restées calées à l’adolescence. Loin de là. Un courant plus intello émerge. Il a son magazine,  » Bitch Magazine  » (tenu par des féministes affranchies qui luttent contre la pop culture) ; ses artistes, notamment Carmen Gomez, qui fait partie de l’écurie du très influent Charles Saatchi et à qui l’on doit une collection de Barbitch gentiment obscènes ; et, enfin, ses auteures. Aux Etats-Unis, d’où tout est parti, elles s’appellent Jane Juffer ou Linda Williams. Et mènent campagne pour faire valoir une autre idée de la sexualité, par exemple en soulignant la place quotidienne du porno dans la vie des femmes.

Un temps distanciée, la France rattrape aujourd’hui son retard. Même si on n’en est pas encore à inscrire les  » porn studies  » au programme des universités comme à Berkeley en Californie, une autre manière de penser la femme fait son chemin. Grâce à des filles comme Marcela Iacub ( » Qu’avez-vous fait de la libération sexuelle ? « , chez Flammarion), ou comme Virginie Despentes, devenue culte avec son livre et son film  » Baise-moi  » (J’ai Lu), et qui enfonce aujourd’hui le clou avec l’excellent  » King Kong Théorie  » (Grasset), dans lequel elle affirme notamment que  » ce n’est pas la pornographie qui émeut les élites, c’est sa démocratisation « .

Avec ses bons et ses moins bons côtés, ses flux et ses reflux, cette vague  » dirty  » esquisse au final les contours d’un néo-féminisme qui craint moins l’érotisation systématique du corps féminin que l’hypocrisie des médias bien-pensants à l’égard de la pornographie ou de la prostitution. Une révolution chasse l’autre. Le retour de balancier ne saurait tarder…

Laurent Raphaël

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