Elle porte bien son nom – bons vents – et s’affiche comme l’une des capitales les plus séduisantes du monde, jouant une carte à part en Amérique du Sud. Une destination à la fois si loin et si proche de l’Europe de par son histoire.

Il faut du temps pour apprivoiser une ville comme Buenos Aires. Immense, elle déroute, charme et surprend les visiteurs. On peut y voir une ressemblance avec Madrid, le goût de Paris dans certains quartiers comme la Recoleta où Haussmann a inspiré quelques disciples ou même une touche de Milan pour ses immeubles très 1940. Ce sentiment européen s’estompe mais ne s’éloigne jamais. Buenos Aires a été fondée par des Européens, que l’on appelle ici  » les Portenos « , ces migrants arrivés par bateau, par opposition aux Argentins des terres.  » L’influence est évidemment européenne, certains cafés ressemblent à ceux d’une grande ville italienne. Toutefois, Buenos Aires ne cache plus son américanité du sud. La ville est devenue un pôle d’attraction pour les étudiants de nombreux pays voisins comme l’Équateur ou la Colombie et même le Brésil. Nos universités sont réputées et le coût des études est bien plus bas qu’ailleurs. Ce rôle attractif se joue dans d’autres domaines. Pour un jeune artiste ou un musicien, il est plus facile de nos jours de venir s’installer à Buenos Aires qu’à Rio ou Miami « , explique Jaime Ortiz, graphiste dans le quartier branché de Palermo Hollywood. Buenos Aires se remet peu à peu de la violente crise économique du début des années 2000, qui a projeté à terre les classes moyennes.

 » Il est difficile d’en tirer un bilan positif, évidemment. Toutefois, la crise nous a montré que nous pouvions être créatifs et débrouillards. Nous sommes devenus les rois du recyclage, la déco des lieux branchés empruntait les meubles de nos grand-mères, il a fallu faire avec nos propres moyens et surtout réapprendre à regarder ce que nous avions « , commente Ana Forgt, qui cherche à ouvrir un nouveau bar dans Palermo après une année sabbatique.

Buenos Aires est de fait devenue facile à vivre pour les visiteurs étrangers contrairement à toutes les mégalopoles mondiales ; ici tout est relativement bon marché.  » Buenos Aires est désormais une des villes les plus recherchées par les Américains du Nord. Je n’ai jamais eu autant de visiteurs de New York ou Chicago. Ils aiment notre européanisme et nous sommes moins chers que Paris ou Barcelone. Cela reste toutefois du tourisme. On ne peut pas parler d’influence nord-américaine. Depuis la crise, la défiance est grande envers les États-Unis. Nous devons être une des rares grandes villes à ne pas vivre cette uniformité américaine. Starbucks ou Nike sont là mais pour nous l’Amérique n’est pas un modèle, bien au contraire « , commente Lucio Pole, journaliste pour une chaîne de télévision argentine.

La crise n’a toutefois pas stoppé les ambitions d’une jeunesse rebelle et créative. Le développement des deux quartiers les plus branchés de la capitale : Palermo Soho (qui ne ressemble en rien à son homologue new-yorkais) et Palermo Hollywood (qui abrite quelques studios de cinéma) s’est poursuivi et même accéléré pendant la crise. Les anciens garages sont devenus de belles boutiques aux espaces généreux, les vieilles maisons ont été réhabilitées en hôtels élégants, on a recréé des jardins.  » À Berlin ou Londres, on parle souvent de ces quartiers industriels désormais branchés. L’effet de mode joue souvent dans les choix, à Berlin par exemple on se doit d’être à Mitte. Pour Buenos Aires l’histoire de Palermo est un peu différente et n’appartient qu’à nous. C’est un peu la nécessité qui nous a poussés hors du centre de Buenos Aires. Nous n’avions pas le choix… Je cherchais un appartement bon marché et je tombe sur ce quartier magnifique, un peu dangereux à l’époque. Personne ne voulait habiter ici, au milieu des réparateurs de voiture et de vieilles bicoques sans toit. À présent, c’est le plus bel endroit de Buenos Aires. C’est fleuri, coloré, étonnant ! Rien ne ressemble à Palermo et nous en sommes très fiers « , explique Elisa Cortez, une créatrice de bijoux venue s’installer à Palermo Soho, au début des années 2000.

OPULENCE ET RICHESSE

À l’opposé du romantisme de Palermo, le quartier moderne de Puerto Madero bouscule Buenos Aires. Situé sur le Rio del Plata, le quartier fait figure de petit Manhattan. C’est ici que se joue l’avenir du nouveau Buenos Aires : gratte-ciel, projets immobiliers et sièges de banque ont fait place aux terrains vagues et autres entrepôts.  » Après cette fameuse crise, nous avons vécu un rebond sans précédent. Dès 2004, la croissance est repartie. Nous avions besoin d’un symbole de ce regain : Puerto Madero, une vision d’opulence et de richesse ! Toutefois, le quartier est très agréable. La bonne idée est d’avoir préservé quelques terrains de toute construction. On y a fait une réserve écologique, refuge de milliers d’oiseaux. Les quais réaménagés sont superbes et le must est de boire un verre à l’hôtel Faena « , s’enorgueillit Juan Felz, un des restaurateurs du quartier. Puerto Madero devrait effectivement devenir dans quelques années un quartier artistique,  » the new art district  » tel que le vendent les promoteurs.

Quelques musées et galeries commencent à s’installer mais il faudra attendre encore quelques années pour parler de boom culturel. Alan Faena (qui a donné son nom au célèbre hôtel décoré par Starck) s’est associé avec le cabinet de Norman Foster pour transformer le quartier en hub culturel. De nombreux projets immobiliers annexes complètent ce bousculement total du quartier sous la houlette de Faena, autrefois célèbre pour la création de Via Vai, une marque de prêt-à-porter très populaire en Argentine.  » On ne peut pas faire plus différent que Puerto Madero et Palermo Hollywood. Les deux quartiers vivent à des rythmes totalement différents. En semaine, Puerto Madero est agréable, cela peut ressembler à la City de Londres ou à Manhattan, très dynamique mais tout en gardant un esprit très relax. Le week-end c’est plutôt désert et tout le monde part vers Palermo pour boire un verre ou faire du shopping. Les nouveaux projets rééquilibreront peut-être les choses mais Puerto Madero n’est pas encore le lieu de vie dont avaient rêvé les promoteurs du quartier « , pointe Ysa Ferri, une des habitantes de Puerto Madero.

 » Buenos Aires manque de musées et de galeries. Il ne faut pas se le cacher. Nous sommes une ville intellectuelle, nous avons le record de librairies en Amérique du Sud. Nos théâtres sont pleins, etc. Mais nos artistes et créateurs partent tenter leur chance ailleurs. Il faut quand même citer le travail remarquable du Malba, le seul musée d’art moderne et contemporain dédié au monde latino-américain « , explique Nora Traz, universitaire et professeur d’art plastique.  » Ma galerie ne vit pas, elle survit !  » embraie Carlos Baragli, le facétieux créateur de This Is Not A Gallery, au c£ur de Palermo Hollywood.  » Nous n’avons pas encore beaucoup de collectionneurs d’art contemporain et il n’existe aucune coopération avec les musées ou autre institution culturelle. Je me débrouille tout seul. J’ai un autre travail et je loue une partie des locaux de ma galerie à une agence de publicité. Cela me permet de rester exigeant et d’avoir une programmation digne de ce nom, artistes émergents mais de grande qualité « , lâche Carlos Baragli.

ÉLÉGANCE FRONDEUSE ET TRADITIONS POPULAIRES

L’autre quartier emblématique de Buenos Aires demeure San Telmo. Entre l’image de carte postale pour touristes avec marché d’antiquités le dimanche et danseurs de tango et les nouvelles influences plus contemporaines, San Telmo mérite de s’y attarder.  » Le marché aux puces du dimanche demeure évidemment un must même si les petites rues du quartier ressemblent parfois à un cirque touristique. Il serait toutefois dommage d’en rester à cette image. D’une certaine manière, le vrai Buenos Aires est là, mélange d’élégance frondeuse et de traditions populaires « , confie Vera Leme, une créatrice de mode installée depuis quelques mois dans la capitale.

De nombreuses galeries et institutions culturelles jouent la carte de San Telmo, Palermo étant devenu paradoxalement trop cher pour les nouveaux venus. San Telmo demeure un quartier très populaire où il est encore facile de trouver un espace bon marché.  » On assiste à un petit effet balancier. On revient à San Telmo après avoir négligé le quartier pour son tourisme de masse. Paradoxalement, Palermo Soho décourage certains notamment pour les projets de tour très contestés. De plus San Telmo est très central, enfin si on peut parler de centre à Buenos Aires tant la ville est immense « , précise Vera Leme.

L’originalité de Buenos Aires ne finit toutefois pas d’inspirer artistes ou cinéastes. La ville sert de toile de fond à de nombreux films argentins ou étrangers. On assiste à un petit renouveau du cinéma argentin – Palermo Hollywood doit son nom aux nombreux studios venus s’installer dans le quartier. Francis Ford Coppola a magistralement filmé Buenos Aires (etnotamment le quartier très populaire de la Boca) dans Tetro, salué comme un de ses meilleurs films par les critiques en 2009. Il aime décrire la ville dans les nombreuses interviews qu’il a données comme  » une ville italienne qui parle espagnol « , sous-entendant les histoires de famille, les drames et les passions dont s’est nourri le cinéaste. Le destin de Buenos Aires est à part, le poids de l’histoire est toujours présent.  » Nous avons vécu une longue dictature. Toute notre élite culturelle s’est alors enfuie puis peu à peu revenue. Nous avons vécu une des crises économiques les plus violentes de l’histoire du monde contemporain. L’ex-président Kirchner qui nous avait sortis de la crise vient de mourir, nous faisant craindre de nombreuses incertitudes sur l’avenir politique du pays. Malgré cela, le tempérament de la ville demeure largement optimiste. Nous sommes portés par le dynamisme de toute l’Amérique du Sud et en particulier de notre voisin brésilien « , conclut Enrico Arguillez, un jeune chef d’entreprise. Buenos Aires, loin de toutes les grandes capitales du monde, doit se découvrir pour ce destin à part, loin des uniformités mondialisées. Et conserver son charme troublant, nostalgique et irrémédiablement attachant.

PAR JEAN-MICHEL DE ALBERTI / PHOTOS : STEVENS FRÉMONT

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