Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

En exclusivité pour Weekend, Elyas Khan, chanteur du tonitruant Nervous Cabaret, sert de guide à la mosaïque brooklynienne, ses artistes en loft, son ancestrale foire de Coney Island et ses havres de paix insolites. Petite balade décalée au cour d’un autre New York.

De notre envoyé spécial.

Elyas Khan est le chanteur à la voix invraisemblable de Nervous Cabaret, groupe américain au premier album éponyme fulgurant (Pias) qui, quelques semaines après un triomphe aux Nuits Botanique, jouera trois fois en Belgique ce mois-ci (1). D’origine pakistanaise, né en Grande-Bretagne, émigré aux Etats-Unis en 1981, Elyas est new-yorkais depuis le début des années 1990. Plus précisément, brooklynien. Nous le rencontrons à New York mais notre premier désir – traverser le Brooklyn Bridge qui part du sud-est de Manhattan – est reporté pour cause de pluie torrentielle. N’empêche.  » Traverser le pont est d’emblée une formidable excuse pour avoir une conversation avec un ami et clarifier ses idées, confie le chanteur. Ce pont symbolise l’histoire et la beauté de cette ville. Ces quinze dernières années, j’ai pris l’habitude de traverser le Brooklyn Bridge plusieurs fois par mois. Cela me permet de rester sain.  »

Construit à la fin du xixe siècle, long de plus d’un mile (NDLR : 1 609 m), l’impressionnant ouvrage de métal et de bois est une parfaite métaphore de la ville et de son visuel inoxydable. Il faut s’y rendre en fin d’après-midi et observer le soleil périr sur les tours de part et d’autre de la rivière. Juste au nord, on trouve le Manhattan Bridge et ses guirlandes géantes qui lui donnent un air de Noël perpétuel : derrière les  » Projects  » (HLM) proches du City Hall de Manhattan, l’Empire State Building apparaît au loin comme trônant sur les reliefs d’une cité engloutie. Même mille fois vues, ces images-là refusent de vieillir. Et c’est l’une des rares choses gratuites dans une ville régie par la passion de l’argent.  » Côté Brooklyn, il y a Dumbo (Down under the Manhattan bridge overpass) qui a longtemps été le quartier général de Nervous Cabaret (Métro High St, ligne A-C), poursuit Elyas. C’est ici qu’habitaient les familles des ouvriers qui ont construit le pont et celles des marins dont les chantiers sont voisins. Les artistes sont venus s’y installer, poussés par la flambée des prix de Manhattan.  »

Elyas s’agite et m’emmène dans l’espace juste en dessous du pont :  » C’est ici que Sergio Leone a tourné  » Il était une fois en Amérique  » (1983) reconstituant l’atmosphère gangstérisée de l’avant-guerre. Robert de Niro en était : lorsque j’habitais à Tribeca (à Manhattan, à quelques blocs du WTC), je livrais souvent de la nourriture chez lui et chez Harvey Keitel. Un moment même, Keitel m’avait filé les clefs de son appartement. Il n’y a peut-être que dans cette ville que des stars comme eux peuvent vivre normalement.  » Elyas pose devant le bâtiment où il avait emménagé un loft géant en quatre chambres et deux studios d’enregistrement :  » Il y avait autant de passage qu’à Grand Central (rires) (NDLR : gare au centre de Manhattan), mais on devait payer 1 500 dollars par mois (1 190 euros), une misère. Aujourd’hui, ces buildings sont transformés en condos (NDLR : logements en copropriété) où un  » deux chambres  » coûte 2 millions de dollars (1 584 000 euros) « . A Water Street, on passe devant le  » building des stars  » où habitent des célébrités comme le rappeur Mos Def. A Pearl Street, toujours à l’ombre du pont, s’est installé l’un des magasins de disques les plus pointus de Brooklyn, l’Halcyon.  » Le dimanche, il faut absolument essayer le brunch de Superfine (126, Front Street. Tél. : (718) 243 9005) où, sur fond de musique bluegrass, un buffet propose une myriade de mets, notamment en import direct du Mexique.  »

Brooklyn peut se parcourir partiellement à pied mais le métro qui le quadrille est nécessaire pour gagner Coney Island. Terminus de quatre lignes (N, D, F, Q), cette cité balnéaire est l’un des endroits les plus incongrus de tout New York. Imaginez la Foire du Midi propulsée en bord de mer, sur une interminable jetée de bois (3 miles… soit un peu moins de 5 kilomètres) que fréquentent les nationalités les plus diverses. Avec une prédilection pour les Russes de la Brighton Beach voisine. Décor du  » Annie Hall  » (1977) de Woody Allen, Coney Island est revenu à la mode, servant de décor grandiose et désuet pour des défilés de mode, des clips ou  » le concours du plus grand mangeur de hot dog « …

Elyas adore l’endroit :  » Lorsqu’il fait mauvais, comme aujourd’hui, tout est fermé et Coney Island semble évoquer une personnalité tragique derrière un masque triste du clown. J’adore la Mermaid Parade de la fin juin ou le Village Voice Siren Festival qui, cette année, a lieu le 15 juillet (www.villagevoice.com). » Aujourd’hui, Coney Island, exceptionnellement fermée (même les bars ont baissé leur rideau…), ressemble à une peinture pluvieuse d’Edward Hopper. On laisse derrière nous les  » baraques à freaks  » et le roller-coster géant pour reprendre le métro en direction de Red Hook, quartier évoqué dans le mythique  » Last Exit to Brooklyn  » (1989) de Hubert Selby Jr.

En descendant du métro (Carroll Street, ligne F-G), les entrepôts et les chantiers offrent une image trompeuse sur la nature réelle du voisinage : jusqu’ici peu couru à cause d’une carence en transports publics, Red Hook connaît depuis peu un boom résidentiel majeur. Le calme, un front de mer quasi villageois et une architecture diversifiée constituent des attractions rares au sein de la fourmilière géante new-yorkaise. Dans une arrière-cour qui évoque presque l’Italie, Elyas Khan retrouve ses partenaires d’un spectacle étonnant mêlant la musique de Nervous Cabaret et les marionnettes proches de l’univers de Tim Burton (www.charcoalboy.com).

Pour Sarah Provost, metteuse en scène et Brooklynienne d’adoption,  » Brooklyn a une véritable identité qui tient à son histoire, contrairement au Queens (l’un des cinq  » boroughs  » (districts) de New York avec Manhattan, The Bronx, Staten Island et Brooklyn) qui n’est qu’un rassemblement de localités éparses réunies par décision administrative. Brooklyn a ceci d’essentiellement différent par rapport à Manhattan : on y voit le ciel « . Pour preuve, Sarah nous embarque en voiture – un luxe dans cette ville où l’assurance de base est de 12 000 dollars (9 500 euros)… – vers Prospect Heights et le fameux Freddy’s Bar (485, Dean Street. Tél. : (718) 622 7035) qui possède l’un des meilleurs juke-box de New York.

Traversant des rues aux maisons soignées, ce New York-là paraît étrangement humain, mais toujours caractéristique. L’histoire du Freddy’s Bar est un peu celle du développement récent de Brooklyn : ce  » bar local à flics et à pompiers « , qui suscitait d’immanquables bagarres alcoolisées, est devenu un lieu multiple où le bar, toujours (fort) bien garni en malts divers, se double d’une arrière-salle accueillant concerts, stands up de comédie ou de poésie, fous furieux du coin, bref du pur Brooklyn 2006. Le patron, Donald O’Finn, a installé un téléviseur qui troque les habituels matchs de base-ball contre de primitifs dessins animés (comme ce cartoon porno des années 1910) et ses propres animations vidéo délirantes (www.donaldofinn.com).

Mais, aujourd’hui, Donald, Elyas et le quartier tout entier sont inquiets : la ville veut construire tout près de là un immense stade et des immeubles résidentiels. Donald entre dans la confidence :  » Comme le projet est réalisé par le prestigieux architecte Frank Gehry, il y a une énorme pression pour que cela se fasse, mais cela impliquerait alors de raser des zones entières et, surtout, d’embourgeoiser les habitations avec des loyers impayables pour les gens d’ici.  » Donald exprime parfaitement le tempo de Brooklyn où art, créativité, esprit local et pluriethnicité tentent de répondre aux questions de l’Amérique contemporaine, notamment à celle – fondamentale – du poids de l’argent.

Brooklyn arty

A Brooklyn, l’art est partout : dans la galerie préférée d’Elyas (31, Grand Street) ou chez le peintre Jeph Gurecka qui, exceptionnellement, nous reçoit dans son atelier au bord de l’expressway reliant Brooklyn au Queens. D’origine slovaque, Jeph a vu sa cote monter depuis que le prestigieux magazine  » Esquire  » a publié un article sur lui au mois de mai dernier. Ses assemblages curieux évoquent la face sombre de l’Amérique soumise à ses nouveaux empereurs (www.jephgurecka.org). Cette dissémination de l’art renvoie également au Brooklyn peut-être plus institutionnel mais toujours créatif : on pense au remarquable Brooklyn Academy of Music (www.bam.org), sorte de théâtre de la Monnaie du xxie siècle où créations contemporaines voisinent avec cinéma, opéra, théâtres et expos de choix. Lou Reed et Robert Wilson sont des habitués du lieu.

 » J’habite dans le coin, tout près des Botanical Gardens, explique Elyas. Ces jardins sont absolument tranquilles, fastueux et constituent une véritable expérience visuelle et olfactive au c£ur même de Brooklyn. Les meilleurs moments pour y aller sont le printemps (avec le Cherry Blossom Festival) et l’automne. Toujours dans le cadre du Prospect Park, on peut aussi assister à des concerts d’été en tous genres. C’est notre poumon vert.  »

Dans ce Brooklyn qui compte 2,6 millions d’habitants pour une superficie légèrement supérieure à celle de Bruxelles, les coexistences culturelles semblent endémiques. On termine donc la soirée à Williamsburg, QG des juifs orthodoxes new-yorkais. C’est là où se trouve le restaurant Moto (349, Broadway), au coin d’une rue, au pied du métro de Hewes Street.  » Pendant une année, je me suis produit ici, seul, au moins une fois par semaine, explique Elyas, entre le fascinant bruit de ferraille métallique du métro aérien voisin et le groupe de jazz du jour. Non seulement, la nourriture est délicieuse, mais Moto représente la quintessence de New York. D’un côté, les fenêtres – libres – donnent sur un quartier latino. De l’autre, elles donnent sur les rues du quartier juif orthodoxe. Le propriétaire du bâtiment a accepté de louer l’endroit à condition que, de ce côté-là, les fenêtres soient occultées, afin que les religieux ne puissent voir la  » débauche  » des femmes et des hommes mangeant et buvant ensemble.  » Le poulet aux oignons arrive et confirme que Brooklyn est, vraiment, le quartier new-yorkais le plus savoureux du moment…

Brooklyn pratique en page 97.

(1) Nervous Cabaret se produit le 8 juillet au Festival Les Ardentes à Liège, le 14 à Recyclart à Bruxelles et le 16 au Festival de Dour. Détails sur www.nervouscabaret.com

Philippe Cornet

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