Ce n’est pas un mythe : ici, la fête ne cesse jamais. Les jours et les nuits de Buenos Aires continuent de réinventer le tango et l’érotisme. Balade troublante dans la ville de l’amour.

Il était une fois Buenos Aires, une ville où les premiers à vous causer sont les chauffeurs de taxi. Ils ont un avis sur tout, et brûlent de vous en faire part. Leur sujet préféré ? Les femmes. L’un d’eux balance au visiteur, en le regardant droit dans le rétroviseur :  » Les filles d’ici sont les plus belles du monde. » Il n’a certes jamais quitté son sol natal, mais qu’importe ! Un autre conducteur pérore doctement :  » Les Argentins sont issus de toutes les races. Ce mélange a donné quelque chose de détonant.  » Un troisième allume son compteur en vous prévenant, l’air complice :  » C’est une ville géniale pour faire la fête, vous verrez… « 

Le tango, mythologie urbaine

Bienvenue dans la fière et hâbleuse Buenos Aires, deux fois plus étendue que Paris, dotée d’une soif de séduire et de goûter aux plaisirs peu commune. Ses habitants sont issus des émigrés de la fin du xixe siècle qui fuyaient la misère ou l’oppression. Aujourd’hui, ils célèbrent la vie. Le charme de la capitale réside moins dans ses rares monuments que dans l’énergie ardente qui l’anime. Au bord des avenues rectilignes, qui se coupent à angle droit, comme à New York, flotte çà et là l’odeur des barbecues (les asados) partagés entre amis. Sur les places, ça boit du maté, une infusion aspirée avec une paille en métal, qu’on se passe à tour de rôle. Les murs aussi portent cette aspiration. Dans le quartier populaire de San Telmo, une fresque montre un danseur de tango en complet gris et chapeau, avec sa partenaire en jupe rouge vif. Ses lèvres et ses jambes s’entrebâillent. Son jupon apparaît. Elle est collée contre son cavalier, qui ne la regarde pas, insensible à ses charmes.

Le tango est né au début du xxe siècle dans les bordels du port de La Boca. Le parolier Enrique Santos Discépolo le définissait comme  » un sentiment triste qui se danse « . Il est devenu l’imaginaire sensuel de la ville, sa mythologie urbaine. Et une danse qu’on pratique à nouveau.  » Depuis dix ans, le tango est redevenu à la mode, notamment chez les jeunes « , commente Pilar, 25 ans, accro à ce face-à-face érotique où les corps en déséquilibre s’appuient l’un contre l’autre.

Après sa journée de travail, la jeune fille file aux Barrancas de Belgrano, un parc avec son kiosque à musique où a lieu un bal en plein air. Elle sort de son sac une paire de chaussures à talons. Les enfile sous un soleil éclatant, pendant que la sono crache ses mélodies mielleuses :  » Vivir es una locura, mi dulce corazón…  » ( » Vivre est une folie, mon doux c£ur « ). D’un coup d’£il discret les hommes invitent les femmes à danser.  » Si le type ne me plaît pas, j’esquive son regard « , rigole Pilar. Qua-rante couples dansent. Des femmes ont les yeux mi-clos, perdues comme dans une bulle. Les jambes virevoltent, mais moins que dans le tango chorégraphique présenté dans les spectacles pour touristes. Puis changement de disque. Les couples se défont. Et se reforment pour le tour de piste suivant.

La fête n’y cesse jamais

21 h 30. Le soleil commence à décliner. C’est l’heure où naît une autre ville, qui va s’épanouir avec la nuit. Le tempérament de Buenos Aires est peut-être moins gai que celui de ses s£urs du Brésil ou des Caraïbes. Mais la ville a une particularité fascinante : la fête n’y cesse jamais.  » Quelle que soit l’heure, il y a des bars ouverts, des discothèques, du mouvement « , note Juan, un Colombien. Quand l’obscurité s’installe, les jeunes partent à la conquête d’un espace-temps où les soucis du quotidien, les petits boulots, les crises économiques à répétition et le futur incertain sont oubliés. Vers 3 heures du matin, les queues commencent à peine à se former devant les discothèques. L’attente est un moment clé. Ça papote, ça dragouille devant la porte. Les minijupes et jeans moulants sont de sortie. Des quartiers entiers veillent jusqu’à l’aube : Palermo  » Soho « , Palermo  » Hollywood « , Las Cañitas, San Telmo… Ils s’animent au son de toutes les musiques, le tango n’étant que l’un des rythmes qui font vibrer cette ville en mouvement, où les taxis noir et jaune bourdonnent comme des abeilles.

Dans les boliches (discothèques) populaires d’Once ou de Constitución résonnent le reggaeton de Porto Rico et surtout la cumbia, une musique aux accents tropicaux originaire de Colombie certainement la plus dansée en Argentine. Les groupes de rock locaux connaissent aussi un succès considérable.  » Il y a, le week-end, près de 200 concerts dans Buenos Aires et sa grande couronne « , note Mariano Blejman, rédacteur en chef de No, le supplément consacré au rock du quotidien Pagina/12. Dans le huppé Barrio Norte, c’est la techno qui a la cote.

 » La nuit est une fête longue et solitaire « , assurait l’écrivain Jorge Luis Borges. Solitaire ? Pas vraiment. Ce qu’on appelle les telos dans le jargon local ont pignon sur rue, un peu partout. Aussi nommés albergues transitorios (auberges transitoires), ces hôtels louent aux couples installés en quête de fantaisie ou aux amants clandestins des chambres pour quelques heures. L’intérieur est d’un kitsch délicieux : miroirs aux murs et au plafond, jeux de lumières, musique rock, parfois bains à bulles ou matelas rempli d’eau, selon les formules. On trouve de tout et pour toutes les bourses. Une discrétion absolue est assurée aux intéressés. A l’entrée, le caissier est planqué derrière une vitre teintée. La plupart des hôtes préfèrent entrer discrètement en voiture par le parking.

La nuit s’achève. Les amours, aussi, ont une fin. Dans le bar de Roberto, situé dans le quartier d’Almagro, les chanteurs de tango se lamentent sur les trahisons sentimentales, l’être cher disparu, la beauté évanouie. Les derniersnoctambules boivent une bière Quilmes ou un Fernet en écoutant Osvaldo, 78 ans. Dans cet ancien entrepôt d’alcools, le vieux monsieur entonne a cappella un air mélancolique. Un guitariste l’accompagne sur une petite estrade :  » Noches porteñas bajo tu manto / Dichas y llanto muy juntos van.  » En français :  » Ô nuits de Buenos Aires, sous ta cape, bonheur et pleurs marchent ensemble « . Pour une promenade inoubliable.

Marcelo Wesfreid

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