Pour une maison, la haute couture est l’une des plus belles manières de soigner son image de marque. Et si elle s’additionne à des défilés prêt-à-porter, métiers d’art et croisière, à des collections de joaillerie, des parfums et à autant d’expos, de films et d’événements mondains, c’est encore mieux. Explications avec Bruno Pavlovsky, président des activités mode de Chanel.

C’était le matin du défilé, le 6 octobre dernier, à Paris, dans ce Grand Palais transformé en aéroport Paris-Cambon, le décor était époustouflant et sentait la peinture fraîche, on aurait dit une fourmilière. Il était tôt, le jour venait à peine de se lever, Michel Gaubert, le sound designer attitré de Karl Lagerfeld, repassait en boucle sa bande-son puissance maximale tandis que les mannequins déjà maquillées et coiffées, mais pas encore habillées en printemps-été 2016 signé Chanel, répétaient leurs déambulations. On n’aurait pu rêver meilleur moment ni meilleur endroit pour interviewer Bruno Pavlovsky, le président des activités mode de la griffe : toute l’inventivité, la créativité, l’audace et la puissance de feu de cette maison créée par mademoiselle Coco faisaient trembler la verrière et pas qu’elle, pas moyen de ne pas être bluffée. A la fin de la rencontre, on finira aphone, Bruno Pavlovsky le premier, qui se plie à l’exercice proposé : définir l’image de marque d’une maison de luxe – et tout ce que cela implique – dans ce monde ultraconnecté.

Préalable à toute réflexion, comment définir une image de marque ?

Dans notre cas, c’est assez simple : mademoiselle Chanel était très en avance sur son temps, elle avait un sens incroyable du futur, elle a pris les gens à contrepied très souvent, cela dicte aujourd’hui largement l’image de la marque sachant que Karl Lagerfeld a le même type d’attitude, une attitude ancrée dans le temps avec un côté audacieux, voire un petit peu insolent. Il a cette capacité à s’inspirer de l’air du temps et le projeter dans le futur pour construire la modernité de la griffe.

En mode, il est effectivement question de création mais également d’une industrie. Comment conjuguer tout cela ?

Il faut absolument donner libre cours à la création et monsieur Lagerfeld et son équipe font cela fantastiquement bien. Ensuite, après le défilé, notre job à tous, autour d’eux, c’est de transformer cela en un véritable business qui va durer environ six mois, dans les boutiques du monde entier. C’est la deuxième phase de la vie d’une collection, un peu comme un passage de relais.

Vous êtes dans la maison depuis vingt-cinq ans, ce n’est pas rien. Qu’avez-vous appris ?

Que dans ce métier, il faut être à l’écoute des autres et être capable de donner les moyens à la création. Aujourd’hui, je me retrouve à une espèce de point de passage entre cette dernière et les marchés, qui veulent toujours beaucoup. Mon job, c’est de faire l’équilibre, ou en tout cas le lien entre ces deux mondes qui n’ont pas toujours les mêmes intérêts ni la même façon de voir les choses.

En un quart de sciècle, vous avez vu évoluer la maison et le monde de la mode…

Ce qui a changé, c’est la vitesse de la communication. Nous sommes restés très cohérents, très consistants dans la façon de développer les défilés, même si la forme a changé : aujourd’hui, ça commencera à 10 h 30, et à 10 h 35, le monde entier saura exactement ce qui s’est passé, dont nos clientes et toutes nos équipes, soit vingt mille personnes. Il faut donc s’adapter. Même si les produits que vous allez voir sur le podium ne seront en boutique que dans six mois, il faut organiser toute la communication, être très agile, aller très vite, profiter de tout ce que l’on a pour maximiser ce que nous sommes capables de faire, c’est fondamental. L’arrivée du digital a chamboulé les façons de procéder traditionnelles et en même temps, autour de nous, nous avons des concurrents qui ont fait énormément de progrès et comprennent très, très bien l’air du temps. Pour nous, ce sont autant d’aiguillons pour rester les meilleurs.

A l’heure de cette accélération due au digital et de cette profusion d’images, comment réussir à se différencier ?

C’est ce que nous essayons de faire au quotidien. Avec ces exemples flagrants : le Mobile Art, Culture Chanel, La petite veste noire et tout récemment, Mademoiselle Privé… Ce sont des expositions et des événements importants, qui permettent au public de mieux décrypter, de mieux comprendre la marque, à chaque fois, sous différents angles, soit tournés vers l’art et l’histoire, soit vers la modernité, soit vers l’audace, soit vers la création. Pour moi, cela contribue à la construction de l’image globale.

Malgré sa toute nouvelle fashion app, la maison privilégie l’e-commerce des parfums et accessoires, parfois les bijoux mais pas encore de la mode en tant que telle.

Notre priorité absolue est d’étoffer nos réseaux au niveau des parfums, de la beauté. La mode, c’est un peu différent, j’aime la notion d’e-service, nos clientes sont de plus en plus occupées, elles bougent, n’ont pas toujours le temps de se rendre dans nos boutiques… L’appli que l’on vient de mettre en service est vraiment une première brique dans la construction de l’e-service. Ce qui nous permettra de faire la différence demain, c’est la gestion de la relation avec les clientes, elles sont demandeuses, attentives et nous voulons pouvoir leur proposer, dans les meilleures conditions possibles, avec les dernières technologies, les informations qui comptent pour la marque de façon à ce qu’elles les voient, les touchent et puissent jouer avec elles. Mais la boutique reste un passage obligatoire, avec l’atelier et la retouche, c’est notre façon de proposer le service le plus abouti, le plus exclusif. Nous sommes donc extrêmement actifs en digital, mais nous n’avons pas envie d’aller trop vite et d’ouvrir la griffe n’importe comment.

Dans l’élaboration de cette image de marque, la haute couture, les ateliers d’art, l’artisanat occupent une place à part, avec notamment la coupole Par Affection, qui met en valeur des maisons d’exception et leur savoir-faire…

C’est cela qui nous différencie. Quand on travaille sur une collection comme ce printemps-été 2016, si l’on peut se permettre une telle mise en scène, c’est parce qu’il y a une énergie mise dans le produit, dans le détail, la finition. Ces collections ne pourraient pas être développées sans cette diversité de savoir-faire que l’on a réussi à rassembler autour du studio, et pour certains, dans le giron de Par affection. Nous en créons huit par an, six de prêt-à-porter et deux de couture, il faut être capable de s’organiser et de répondre à la demande et cela n’est possible que si les ateliers sont à proximité, à Paris, et structurés pour le faire. Il est fondamental que tous les efforts, avant la communication, soient mis sur le produit.

Quand Chanel soutient la jeune création, en étant mécène du dernier Festival international de mode et de photographie d’Hyères, cela participe-t-il également de cette construction de cette image ?

Etre les énièmes sponsors, cela n’a pas vraiment d’intérêt mais être mécène en proposant à la jeune création de venir s’exprimer dans nos ateliers, oui, cela prend du sens et leur permet de découvrir des savoir-faire extraordinaires. On voit également que le mélange de ces talents en devenir, complètement décalés par rapport à ce que les artisans ont l’habitude de faire, génère des résultats exceptionnels. C’est important pour eux d’être connectés avec des gens qui travaillent différemment, qui n’ont pas les mêmes moyens, la même organisation, les mêmes inspirations que les grands studios parisiens.

Avant, l’accès aux coulisses du défilé était plus libre. Désormais, tout cela semble plus cadenassé et ce sont les photographes maison qui fournissent les clichés backstage. Il est donc vital de de tout contrôler ainsi ?

Il y a eu tellement de dérapages, d’abus, sur des photos  » ridicules  » prises à droite, à gauche. Nous vivons dans un monde professionnel et nous avons une relation particulière avec les mannequins, les photographes, les celebrities, or, ce qui compte avant tout pour nous, c’est le respect de chacun. Nous faisons très attention à l’image des ceux qui sont avec nous, nous sommes extrêmement vigilants, à tout moment. Un show comme celui-ci rassemble à peu près un millier de personnes qui y travaillent et deux mille invités, cela crée forcément des contraintes, de sécurité notamment, nous n’avons pas le droit à l’erreur.

A l’heure actuelle, quand on est une maison de mode, on ne peut plus se passer des celebrities ?

Elles ont toujours été là pour nous, elles ont toujours été des amies de la marque. Vanessa Paradis, cela fait vingt-cinq ans qu’elle est à nos côtés, et aujourd’hui, sa fille Lily-Rose l’est aussi. Anna Mouglalis, Carole Bouquet, cela fait également très longtemps. Il faut qu’il y ait une vraie complicité entre la griffe, monsieur Lagerfeld et ces celebrities. Sinon cela ne marche pas et ne dure pas. Et puis, nous sommes fidèles.

Et les blogueuses ? Au début, Chanel n’était pas très enthousiaste à leur égard…

Non, je pense juste qu’il nous a fallu un peu de temps pour comprendre ces nouveaux mécanismes. Même si parfois nous sommes un peu lents, cela n’empêche pas que nous essayons de bien faire, avec une certaine conviction et à notre façon, en étant prudents.

Karl Lagerfeld n’est pas Choupette, il n’a donc pas sept vies, j’imagine que vous réfléchissez malgré tout à un après ?

Cela ne se pose pas exactement en ces termes, la marque n’a jamais été aussi forte parce que Karl l’a rendue telle. Ses codes sont tout à fait exceptionnels et d’une modernité incroyable. Il se passera ce qui se passera quand cela se passera, nous aurons les moyens de rebondir le moment venu.

PAR ANNE-FRANÇOISE MOYSON

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