Dans Le Dos crawlé, l’ancien directeur du journal Le Monde se met à hauteur d’enfance. Un roman d’apprentissage où la truculence des mots ne peut cacher la mélancolie d’un temps qui finit. Rencontre à La Rochelle, dans les pénates de l’écrivain.

On dit de lui qu’il est resté simple et accessible. Il a beau avoir dirigé le plus prestigieux journal français et publier dans la collection blanche de Gallimard, Eric Fottorino n’est pas du genre à s’enfermer dans une tour d’ivoire tendance germano-pratine. Ce matin de juillet, il est d’ailleurs venu nous cueillir à la gare de La Rochelle avec le break familial. Nous échangeons, débonnaires, sur la météo et le cyclisme, son dada, en filant vers Esnandes, village tout en pierres grège et volets pastel. Un repaire de pêcheurs copieusement battu par les vents de l’Atlantique où l’écrivain savoure l’été et les moules de bouchot en compagnie de sa femme et de ses deux plus jeunes filles – il en a quatre. Une sorte de refuge, gorgé des souvenirs d’une adolescence passée non loin de là, à Nieul-sur-Mer. Les cravates et les tracas sont restés à Paris, Eric Fottorino les a troqués contre un bermuda et des sandales.

Révoqué du journal Le Monde en février dernier après vingt-cinq ans de maison, dont cinq au poste de directeur et trois à la présidence du directoire du groupe désormais détenu par le trio Bergé-Niel-Pigasse, l’instigateur de la nouvelle formule du quotidien n’aura pas survécu à la recapitalisation qu’il avait lui-même engagée.  » Je savais très bien que mon temps serait compté, analyse-t-il sans affects. Vous ne pouvez pas engendrer un plan social et une recapitalisation et vous projeter dans la durée. Du reste, je n’étais plus en accord avec ce que je pensais être mon rôle.  » Lui qui a vécu sa carrière de grand reporter comme un  » engagement « , endossé son costume de patron de presse comme  » un honneur extraordinaire  » et  » aimait tellement ce journal  » où il entra en 1986 comme rubricard sur la Bourse des matières premières, possède une botte secrète pour combattre toute poussée d’amertume : l’écriture.

Quand il s’agit d’évoquer cette folle passion, cet ancien timide au regard doux et au sourire discret se montre intarissable, volubile, d’une générosité à vous inviter à sa table de vacances pour partager un plateau de fruits de mer et un coup de sauvignon blanc. Parce que c’est son viatique :  » L’écriture est ma perche de funambule, elle me maintient en équilibre et m’évite de tomber « , avoue-t-il sans fausse pudeur. Né à Nice en 1960 d’une mère âgée d’à peine 17 ans et d’un juif marocain pas assez catholique aux yeux de la belle-famille, Eric Fottorino s’est mis en tête de dénouer ses racines pour mieux grandir. De Rochelle (1991) à Korsakov (Prix des Libraires et France Télévisions, 2004), en passant par Baisers de cinéma (Prix Femina, 2007), la quête d’identité est en effet au c£ur de ses romans, en constitue le thème central, l’insatiable obsession. Pour mieux comprendre cet homme atypique, à la fois brillant et intranquille, il faut lire ses deux derniers récits, le sublime L’homme qui m’aimait tout bas (2009) consacré à Michel, son père adoptif retrouvé mort en 2008, une carabine à la main, et Questions à mon père (2010), texte sensible en forme de main tendue à Maurice, son père biologique, longtemps rejeté.

Avec Le Dos crawlé, Eric Fottorino signe son retour au romanesque en optant pour un parti pris risqué : écrire avec les yeux d’un gamin. Risqué parce qu’il faut quelques pages pour baisser la garde et laisser le langage de nos 10 ans sonner à nouveau juste à nos oreilles. Gardez patience : une fois cette partition retrouvée, le résultat s’avère savoureux comme une madeleine moelleuse. Le narrateur s’appelle Marin, il a 13 ans, un petit duvet au-dessus de la lèvre supérieure, rêve encore d’aventures africaines mais de plus en plus au corps de Madame Contini, la mère démissionnaire de la petite Lisa, 10 ans, qui elle aussi  » lui brûle le ventre « . Les deux gosses passent le torride été 1976 chez Abel, l’oncle veuf, un brocanteur  » qui délivre les gens de leur passé « . On se jette à l’eau, se baigne dans la lumière charentaise, se nourrit de glaces et de complets poissons, on s’ennuie un peu aussi, on se découvre. Dans ce paysage aux couleurs Polaroid, vient se greffer une galerie de personnages attachants, du docteur Malik, mordu de Camus et nostalgique des ponts de Constantine à Monsieur Maxence, qui écoute la météo marine dans son lit, atteint d’une  » longue maladie qui rend la vie trop courte « . Entre la truculence provinciale d’une BD de Rabaté, l’émotion d’un Marcel Pagnol et un amour des jeux de mots dignes de Raymond Devos, Eric Fottorino dresse le portrait d’un âge qu’on dit peut-être ingrat parce qu’il vous ôte chaque jour, avec la patience sadique d’un horloger, l’illusion que l’enfance était éternelle.

Vous êtes-vous beaucoup exercé pour retrouver la langue de votre enfance ?

J’ai écrit Le Dos crawlé en trois étés, je le reprenais comme un chat joue avec sa pelote. Je n’ai cessé de le simplifier, j’ai été cherché au plus près l’expression d’un enfant. D’emblée j’ai inventé une forme de syntaxe sans négation, sans virgule, je l’ai débarrassée de tout ce qui encombrait le langage d’un gamin de 13 ans en 1976. Cela dit, globalement, c’était très instinctif. On est généralement happé par l’âge adulte mais je pense que les créateurs quels qu’ils soient, les musiciens, les écrivains, les poètes, les cinéastes, gardent en eux, très jalousement, une part de leur enfance.

De Picasso à Jackson Pollock, c’est d’ailleurs un des grands fantasmes de l’art du XXe siècle : retrouver l’expression pure, pas encore dénaturée…

Exactement. J’ai mis soixante ans à redevenir un jeune homme disait Picasso. Conserver une part d’enfance est une manière de garder une certaine sincérité, du reste. C’est la raison pour laquelle j’ai mis en exergue du roman les paroles de Gainsbourg :  » Elisa les autres on s’en fout.  » Cette chanson nous parle d’intégrité par rapport à soi-même tout en nous disant que plus on avance dans la vie, plus il faut essayer d’être léger.

À lire vos descriptions savoureuses des plats, des odeurs, on vous imagine aisément hédoniste. Comment fait-on pour le rester quand on dirige un journal aussi exigeant que Le Monde ?

Notre société accorde beaucoup d’importance au cérébral et une importance atrophiée au corps. J’aime que mes sens soient stimulés, en éveil, ce qui ne passe pas seulement par le ravissement de lire un beau texte mais aussi dans les premiers fruits de l’année. L’hédonisme, c’est aussi profiter du vent comme il est, du soleil comme il est. Le vélo m’a appris ça, car je le pratique par tous les temps et je l’aime par tous les temps. Quelquefois il s’agit d’un hédonisme mâtiné de volontarisme. C’est peut-être mon éducation catholique qui m’a appris cela, mais je sais que le plaisir est au bout de l’effort. On s’est déjà étonné qu’en tant que directeur du Monde, avec une fonction de pouvoir et d’influence, j’aie pu dévoiler mes faiblesses et mes doutes dans mes livres. Je suis sans doute atypique à cet égard. Mais, c’est comme ça, je me suis toujours vécu et considéré comme quelqu’un d’un peu double. C’est-à-dire un journaliste qui adorait faire son métier et puis comme quelqu’un qui s’est révélé à lui-même en écrivant. Mais je n’ai pas décidé d’être écrivain.

Vous n’aviez jamais fantasmé le devenir ?

Non. Je crois que je n’aurais pas été écrivain si je n’avais eu autant de questionnements sur mes origines : sur qui était mon père, qu’est-ce qu’être un juif, tous ces secrets de famille. Je ne suis pas le premier et je ne serai pas le dernier pour qui l’écriture a été une manière à la fois d’exorciser, de comprendre. Je dis quelquefois que ma première enquête de journaliste est celle que j’ai menée adolescent pour savoir qui était mon père. Je crois qu’il n’y aurait pas eu d’écriture s’il n’y avait pas eu un gouffre. Je n’ai jamais été malheureux, j’ai eu une enfance assez heureuse, je parle du gouffre de l’identité, je ne savais pas qui j’étais. J’ai l’impression que c’est par les mots que j’ai tendu un fil par-dessus le gouffre.

Votre ami Erik Orsenna dit que vous ne pouvez vous contenter d’une seule vie. Allez-vous vraiment abandonner le journalisme ?

Abandonner, c’est peut-être un peu trop fort comme mot. Je vais sans doute écrire un bloc-notes, je ne peux encore vous dire où, c’est en discussion. Et collaborer ponctuellement ici ou là. Mais, je ne crains pas de m’ennuyer. Un écrivain est toujours dans plusieurs vies. Quand vous écrivez un roman, vous êtes dans la vie, que dis-je, vous êtes la vie, le principe même de vie de plusieurs personnages. Je suis le même qui écrit Madame Contini, et le même qui écrit la petite Lisa. Par ailleurs, je n’ai jamais écrit une seule chose à la fois. J’ai toujours écrit soit deux romans en même temps, soit un roman et un essai…. Car au fil d’une journée, vous n’avez pas le même affect, vous n’êtes pas joyeux, triste de la même manière. Il y a des états d’âme qui sont changeants, aussi bien que le ciel de La Rochelle et je les ai un peu apprivoisés avec l’âge. J’ai appris à suivre mon instinct, un mot très important pour moi. Quand j’écris une fiction, je ne fais jamais de plan, je ne programme pas. Parfois c’est un infime détail qui va faire naître une histoire…

Ce qui est précisément enfantin : faire du récit avec du peu…

Je déteste écrire une fiction entouré de documents. Écrire un roman, selon moi, tient de la légèreté. J’écris partout, dans le train, dans les avions. J’aime édifier sur pas grand-chose, et installer un climat, une musique. Prenons Simenon, Modiano, Kundera ou Roth. Pourquoi, alors que je ne sais même pas de quoi parle leur roman, vais-je l’acheter quand il sort ? Parce qu’à la limite, l’histoire qu’ils racontent, ça m’est égal. Ce qui m’importe, en revanche, c’est de retrouver leur regard, leur goût, leur musique sur quelque chose qui a trait au monde, à l’humain. Je ne dis pas que l’histoire n’a pas d’intérêt, loin de là. Mais ce que j’aimerais devenir, à force d’essayer de comprendre ce que je fais, c’est un écrivain de la légèreté et d’une certaine musique à la fois. Qu’on se dise quand on me lit : ah ben oui, ça c’est Fottorino. C’est peut-être un orgueil démesuré ou une ambition illusoire mais pour moi c’est cette musique personnelle qui donne son sens à l’écriture. Ce qui m’importe, c’est de créer une attente chez le lecteur. Le partage justifie aussi l’écriture. Et dans Le Dos crawlé, j’ai envie de faire partager à chacun une enfance qu’on a tous pu avoir, y compris ses sensations très fortes, très violentes. Et une mélancolie, l’idée du temps qui vous file entre les doigts. Je vais bientôt avoir 50 ans, je n’arrive pas à le croire. Au fond de moi, je me sens aussi intrépide, quelquefois incohérent, que peut l’être, qu’a le droit de l’être un enfant.

Vous vous êtes donné clairement le droit d’être vous-même en écrivant ce livre ?

Oui. Je ne pense pas qu’un roman doit susciter l’unanimité. Un roman, c’est une création, un parti pris. Je raconte toujours un peu la même histoire, avec des parents insuffisants et des enfants dans une espèce de souffrance. La question était : qu’est-ce que je peux encore raconter là-dessus ? Et comment le raconter. Un écrivain doit savoir surprendre, le plus difficile c’est de surprendre là où on nous attend disait Feydeau.

Après cette expérience littéraire, voyez-vous différemment les adultes ?

À travers cette expérience d’écriture, j’ai encore mieux perçu ceux qui m’avaient vraiment aimé, ceux qui aimaient vraiment la compagnie des enfants et puis ceux pour qui ces derniers étaient lourds. Parce qu’un enfant le sait tout de suite si vous l’aimez ou pas. Il le sent. C’est au-delà des mots.

Quel père êtes-vous ?

J’aime blaguer avec les enfants. Je suis toujours en train de les taquiner mais je suis assez autoritaire en même temps. Je suis plutôt carré sur l’école, je les suis d’assez près. Au milieu de tout ça, j’essaie de leur donner une perspective. Ou on travaille ou on ne fait rien, et quand on ne fait rien on n’est pas libre. Travailler, c’est finalement avoir de la liberté. Je ne sais plus qui disait, choisissez le métier que vous aimez et vous ne travaillerez pas un seul jour de votre vie. Ça m’a passionné de faire du journalisme. Je sais que quand on a réussi à instiller ces germes de passion chez ses enfants, d’une certaine manière on a contribué à leur sauver la vie.

En dédicaçant ce livre à votre plus jeune fille, que lui souhaitez-vous ?

Je lui souhaite une belle enfance. Où il n’y a pas d’horizon plus lointain que la journée. C’est l’idée d’Aristote, le temps n’existe pas c’est une suite d’instants cousus les uns aux autres, qui font la flèche du temps. Je pense que j’ai commencé à penser à la mort à l’âge de Marin, vers 13-14 ans, l’idée que tout ça pouvait finir. Avoir eu cette espèce d’obsession de l’enfance à travers mes livres, c’est sans doute le seul moyen que j’ai trouvé pour qu’elle ne finisse pas. J’aimerais dire à ma fille : la vie est d’autant plus longue que l’enfance dure longtemps.

Le Dos crawlé, par Eric Fottorino, Gallimard, 208 pages.

PAR BAUDOUIN GALLER

AVEC LE DOS CRAWLÉ, ERIC FOTTORINO SIGNE SON RETOUR AU ROMANESQUE EN OPTANT POUR UN PARTI PRIS RISQUÉ : ÉCRIRE AVEC LES YEUX D’UN GAMIN.

 » ÉCRIRE UN ROMAN TIENT DE LA LÉGÈRETÉ. J’AIME ÉDIFIER SUR PAS GRAND-CHOSE, INSTALLER UN CLIMAT, UNE MUSIQUE. « 

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